samedi 28 juin 2014

JUIN DE CULASSE d'Antoine Martin

Histoire de l’humanité, fragment 2

Odyssée

La succession des titres nous indique très vite qu’on ne doit pas attendre de ce livre matériellement aussi léger que coloré trop de légèreté.
Il est banal dans les années 70, 80, qu’une famille de classe moyenne ait des désirs d’évasion modestes dans une voiture modeste au-delà de la frontière espagnole pour trois jours. Mais la Nature et la Société se liguent contre les vacanciers car tel est le sort des Humains. Se développe donc dans cette Odyssée, le contraste incessant entre les désirs de l’homme et ses difficultés à les satisfaire.
Pourtant tout démarrait bien dans le récit. Les personnages sont portés par un idéal politique généreux ; dans la Renault sortie des usines autrefois d’Etat, on chante un monde sans frontière. Les enfants entassés avec leurs bouées braillent leur joie et leur chanson, et le Père, vrai et seul chef tout puissant, croit-il, de sa famille, supporte le charivari.
Mais la Nature malmène le joyeux équipage avec ses excès. La canicule surchauffe très vite le moteur, les corps et les esprits. Il faudra attendre, - on l’aura compris- la réparation d’un joint de culasse. Comme dans « Chauffe-eau », c’est encore un problème de calories qui nous interpelle aussi sur l’homme et son temps, l’Homme face à la Technique qu’il ne saurait refuser mais qui le domine avec ses mystères, ses pièges et ses techniciens ou assureurs imbus d’eux-mêmes, irresponsables, plus soucieux d’argent que d’efficacité et d’altruisme. Et cette Technique n’est-elle pas responsable aussi des nuisances apportées à la Nature qui souffre - pour plagier Michel Serres -, à cause de l’homme qui la malmène ?
On le savait mais pas de la manière délicieuse dont nous l’expriment avec le talent qu’on lui connaît, le sourire ou l’ironie et l’érudition d’Antoine Martin. La structure du roman séduit déjà car le récit est délivré en courts chapitres, suivant l’ordre chronologique à mesure que se rencontrent les tout puissants spécialistes. Les chapitres du récit sont séparés par d’autres courts chapitres réservés au personnage-Père qui livre ses réflexions personnelles et tous ses souvenirs et connaissances scolaires ou vécues sur les véhicules, les transports, souvenirs qui sont aussi les nôtres et qu’on retrouve avec émotion.
Dans le récit, chaque rencontre avec les techniciens-garagiste est hilarante. Réduits sans tendresse, à quelques grands coups de crayon significatifs de leur caractère et de leur comportement qui permet d’anticiper la suite de l’histoire, leurs propos sont rapportés dans un registre de langue approprié, souvent celui d’ une classe sociale moyenne et masculine, que le narrateur enrichit de mots ou expressions familiers ou argotiques (à contrôler par moments sur Google), de calembours, d’images et d’autres jeux sur les mots jaillis spontanément, semble-t-il de l’imagination de l’auteur. Les personnages nous sont ainsi plus proches, on les reconnaît, on les devine car nous aussi nous les avons rencontrés. S’oppose à eux, l e personnage du Père, cherchant à impressionner sa famille, à ne pas déchoir. Après son psittacisme technique «  c’est une durit » il va s’enfonçant de plus en plus dans l’ humiliation tandis que les lecteurs s’imprègnent de tout un lexique automobile qui donne sens aux titres de chapitres mettant en correspondance l’univers technique et la psychologie des personnages ou les moments importants de l’histoire (ex. : Feux de détresse ou Tuyau d’échappement » réservé au passage du poste frontière).
Car le plaisir du texte, riche, érudit, rempli d’allusions empruntées autant à l’actualité qu’à l’Antiquité ne peut se savourer que lentement si on veut ne rien perdre des images, des mots d’esprit du et des jeux de mots, de la façon dont ils sonnent à l’oreille, dont ils se heurtent ou s’associent pour produire du sens et soutenir notre plaisir d’une manière jamais laborieuse ou forcée.
C’est qu’Antoine Martin met à notre service son goût pour les mots et les choses, sa prédisposition pour le badinage, l’enjoué, le décalé avec un plaisir qui n’a d’égal que le nôtre même pour évoquer un moment commun et sérieux de l’ existence.
GINA

jeudi 26 juin 2014

Durand Pédagogue

Voilà, c'est exactement ''ça''. Ce qui distingue le tauromache de l'aficionado, ce qui différencie celui qui connaît de celui qui aime. Celui qui a du recul, ce peine à jouir, à l'expérience tatouée sur la sensibilité, face à l'enthousiasme et la naïveté du jouisseur précoce. Ce savoir cynique, d'Ayatollah pour beaucoup, mais sage et juste, face à l'endoctriné, outil facile de desseins plus obscurs. Ce non-dit, sépare le béotien emballé par tant de triomphes reproductibles, du spécialiste, tant il serait périlleux d'enseigner là, en accéléré, au sortir d'une course, entre deux verres, ce qu'un long cheminement en aficion a, petit à petit, révélé, exemples et comparaisons à l'appui. 
Il faudrait prendre un tel élan, partir de si loin, se lancer dans de telles explications aux nuances alambiquées, que, le plus souvent, ''Ayatollahs'' et ''Parisiens'' (en gros tout ce qui vit à plus de cent kilomètres de Nîmes, Sud-Ouest excepté, tout ce qui est trop riche et mondain pour être critique, tout ce qui préfère le Champagne, les huîtres et le foie aux anchois - petite bête déjà trop encastée - picholines, cacahuètes, sangria, merguez et Ricard, tout ce qui est si snob qu'il préfère s'associer au triomphe, de peur de donner l'impression de n'avoir pas su ''voir'' cet important ''triomphe'') s'en retournent dos à dos plein de morgue et de mépris...
"ça", c'est ce que décrit Jacques Durand dans sa dernière page taurine intitulée
''Joselistres'', ''ça'', c'est cette foule de détail accumulés, ce discernement de l'âme, cette discrimination de l'esprit qu'en peu de mots il décrit. Et ce pédagogue, béotiens applaudisseurs d'habitude, si vous savez le lire, vous fera gagner plusieurs années de cheminement vers la lumière...
Soit... pour celui qui voudrait... car il y a aussi celui ou celle qui vient pour la musique ou les oeillets ou le fessier de Joselito. Mais là, même Jacques Durand n'y pourra rien, c'est bien ton droit, spectateur !



EXTRAIT :

... Dimanche, Joselito est revenu exceptionnellement pour une corrida. Il tombait une pluie fine mais Joselito, comme aux plus beaux jours, était comme un soleil. Au-delà des trophées, 4 oreilles, une queue, le mot exceptionnel garde sa vérité.
Ne serait-ce que pour la magie de ses deux splendeurs qu’il serait aussi opportun de définir comme deux manifestes rayonnants. Deux manifestes du grand toreo. Du toreo exhalé comme un souffle et non pas rabâché comme un pensum, du toreo de muleta en avant, de pieds bien à plat, de toreo por dentro, de toreo sans piétinement ni replacement, de toreo sans pico, de toreo le corps droit et avec le ventre de la muleta, de toreo lucide et passionnel à la fois, de toreo d’abord pour soi dont l’émotion giclait sur tous de chacun des gestes, de toreo sans ressassement, sans démagogie, sans faute de goût, sans dosantinas, de toreo sur les reins, cœur et ventre en avant mais sans ostentation, de toreo arrebujado, réuni, fusionné avec le toro. Aux sons de l’Hymne à l’amour qu’il avait demandé cet hiver que la musique lui joue au cas où, puis du Concerto D’Aranjuez, Joselito, jamais essoufflé, jamais pris de court, toujours concertant n’a pas seulement estoqué Bravucon et Floron et bouleversé les arènes du Palio. Il a envoyé aux oubliettes cette exaspérante et actuelle tauromachie de demi-passes extirpées dans les cornes à des toros arrêtés, exténués, forcés, niés, dans leur être de toro. Niés dans leur être de toro par des toreros qui veulent à tout prix montrer qu’ils toréent, alors que c’est quand on s’oublie qu’on torée le mieux.
Joselito ne s’affirmait pas au détriment de ses toros mais avec eux, dans un tête à tête où sa cape et sa muleta vivaient, comme il l’écrit dans son livre, « comme la queue de la sirène ». Il n’empilait pas les passes, il ne tabassait pas ses toros, ne s’opposait pas à eux. Il les accompagnait.
Joselito est sorti en triomphe porté par un péon chauve : Victor Hugo.
C’est pas donné à tout le monde.

jeudi 12 juin 2014

Fracaso Matrimonio

Le Juli devant des Miuras c'était glamour. Si, l'évolution ultime du torero surdoué du XXIe siècle face à la résurgence animale brute du XVIIIe... Il y avait de quoi s'encanailler, en théorie...
Dans le journal aujourd’hui, Simon Casas se dit victime des frères Miuras qui l’ont si mal servi, sans possibilité aucune de contrôle ou vérification. Certes, on a toujours entendu dire que Miura envoyait ce qu’il voulait… ce qu’il avait… que ça plaise ou non… du moment que c’était estampillé ‘’Miura’’ ça avait pour effet de « valoir ce que de droit » comme on l’écrit en bas de lettres notariées… ce qui veut aussi dire que ça peut ne rien valoir, c’est selon le droit, justement… c’est vrai ou pas on en sait rien vu que « on » n’a pas les moyens de le savoir… Ouais, je bosse moi, messieurs… je ne peux pas venir déblatérer au bar 421 tous les soirs en m’envoyant des toros télévisuels et des pastagas polyglottés… en cette aspire solde d’ouvrier-masseur après une dure journée de lamentations pathologiques variées. Eh non, je ne travaille pas à la chambre des métiers ou au conseil général, moi, où l’on sort à seize ou dix-sept heure – sinon comment je vous soignerais, hein, bande de lombalgiques chroniques à la petite semaine ? Bande de petits fonctionnaires réacs, grévistes en puissance, multi-affiliés aux clubs taurins de la ville pour vos entrées bodegas et autres voyages hispaniques à taux préférentiel ??? Hein ? Ecolos de pacotille qui prétendez tout savoir sur l’art du toreo et l’âme espagnole et n’êtes même pas torero dans votre propre cuisine où madame tient les poignards ; et pas plus romantique qu’un caniche en rut et aussi aventurier qu’un cumulard d’hémicycle, rien, seulement agrippé à vos privilèges, cramponnés à vos avantages sociaux de votre régime spécial, comme une moule à son rocher !!! Bèèèèrck !! Blblblblblblb….
Espèce de porta gayola cathartique ambulante, va… Et ça te plait de venir prendre des gifles ici, hein, tu te reconnais, tu rigoles, dans l’intimité de ta relation à ton écran, mais en public tu donnes le change, tu continues à faire semblant de te prendre pour un héros, alors que prendre le moindre risque t’es aussi étranger qu’un apéricube de la vache qui chie dans une ferme d’alpage, c’est ça… ?

Moi, chez le boucher, j’aime bien qu’on me donne ce que je veux. L’autre jour, j’ai planté là, un boucher arabe où j’allais pour la première fois, qui me prenait pour un imbécile. Je lui ai demandé huit merguez, il en avait mis douze, puis je lui ai demandé des côtelettes d’agneau, des côtes premières, huit, et il m’avait refilé quatorze pièces de viandes, dont tranches de collier et de gigot, au milieu de quelques côtelettes mal coupées. Je n’avais pas fait attention pendant qu’il me servait, c’est à la caisse que trouvant les paquets volumineux, j’ai vérifié qu’il m’avait ainsi autoritairement poussé à la consommation. J’ai tourné les talons en laissant tout sur place… Comme ça, c’est à lui que ça a coûté : du temps et du papier d’emballage gaspillé… Quoique… l’aura refilé au suivant… Tu me diras, lecteur, j’aurais du me méfier : 3-6-9 qu’elle s’appelle la boucherie… Quand on ne sait pas choisir entre les chiffres, voilà ce que ça donne…

Et si c’était un peu le problème de Nîmes ? Que tout raisonnement s’arrête à la taquilla ? Alors voyons… quelle apothéose finale mettre en place pour le lundi… Tiens ! Si j’associais deux noms prestigieux qui n’ont pas le loisir de trop croiser leur route ? Juli devant les Miuras ! Stop évènement !!! Geste taurin !!! Oui mais voilà, si on arrête là l’organisation… laissant les veedors du Juli choisir… allez savoir…
Cela appelle quelques réflexions en vrac :
Maintenant, sait, le peu qui ne s’en doutait pas : Nîmes n’est pas la Madrid française. Surtout pas au niveau du filtre vétérinaire ! Le proclamer ne mange pas de pain mais… sert à quoi ? Qu’est-ce qu’ils doivent rigoler les Espagnols…

Après, bon, faut-il vraiment s’étonner, les bisounours ?

Mettons, vous êtes ganadero… a qui donnez-vous le meilleur lot ? A Madrid bien sûr… Le deuxième ? Je sais pas moi… Bilbao… Le troisième ? Ben… Pamplona, non… ? Le quatrième ? Séville ! Le cinquième ? A une arène française, peut-être, bon client depuis des lustres : Béziers ! Dans ces conditions… ''l’évènement'' nîmois est sérieusement relativisé, non … ?

Après on entend de ces trucs… Miura ne donne jamais de toros de réserve… euh… même si on les lui paye ? C’est le statut de ''réserviste'' qui ne lui plait pas – peur d’essaimer des sementals dans la nature ?- ou ce sont les empresas qui ne veulent pas payer les toros consommés ? En tous cas chosir des Garcigrande pour remplacer des Miuras, c'est un peu servir un jus de tomate sans sel de cèleri à un type qui avait demandé un triple scotch.

Bèèèrck ! Je viens de me relire… Je vous entretiens de tout ce que je n’aime pas en tauromachie : les affaires, histoires et autres petits arrangements entre ''amis''. J’arrête, tiens… J'y connais rien là-dedans en plus, c'était juste pour, comme ça, vous distraire un peu et re-tripatouiller du clavier...

Et on bombe le torse ce soir dans la cuisine en allant ''fatiguer'' la salade sur ordre de madame… et on laisse traîner les pantoufles au sol un peu… et le saladier, on le dépose sur la table avec style, en rotation du buste, non mais… et cours la main, un peu. Pense à tous ses collègues de bureau qui lui ont fait des compliments toute la journée pendant que tu l’attendais de pied ferme pour lui reprocher d’avoir encore oublié de fermer la lucarne du garage au travers de laquelle un cambrioleur aurait pu entrer… tu crois que c’est glamour, ça ? Fais-la rêver un peu. Ne lis-tu donc pas dans son œil noir qu'en pensant au voyage de noces minable que vous fîtes à l'époque, elle te hurle depuis des années des : Remboursez ! Remboursez !? Pourquoi crois-tu qu'elle vient à la corrida ? Pour voir des Miuras ??? Pfffff....

mardi 10 juin 2014

Cagade, Brouillade, Miurada

Prenez des Miuras mal présentés, affublez-les de faiblesse, prenez une figura dont la présence devant autre chose qu’un Domecq vous stimulait et… servez-lui un Domecq de plus en remplacement, convoquez un public qui ne comprend vraiment plus rien à la tauromachie, siffle abondamment le seul Miura qui avait un comportement typique de… Miura, préfère peser sur la présidence pour changer des Miuras certes faibles mais dont le jeu sera (aussi pour cette raison) un combat autrement plus intéressant que la barrique de Domecq qui va sortir, ce que le sorteo leur annonce pourtant, ce qui ne l’empêche pas d’envoyer des broncas au pauvre type qui annonce ''Garcigrande'' portant du coup son panneau comme un pénitent expiant ses pêchés, agitez le tout sous un soleil de plomb fondu histoire de ''choper les arcanettes'' (s’énerver, à Aigues-Mortes) supportez poliment vos connes de voisines, des mémères qui débitent, fières, un nombre incalculable de non-sens tauromachiques et autres lieux communs comme des vérités bibliques, écoutez hurler – gentiment – Remboursez ! Remboursez ! constatez, désappointé, qu’un ex-vainqueur du prix Hemingway vapote au lieu de s’envoyer les meilleures feuilles de la Vuelta Abajo de l’île crocodile, que peina, puis fuyez au plus vite pour vous retrouver au couchant dans l’eau turquoise de votre piscine : STOP ! ne bougez plus, entre deux eaux, flottez, c’est là que vous êtes le mieux. Les penne rigate cuisent, mixez les feuilles de basilic avec du vieux parmesan, des pignons de pin, de l’ail et une bonne huile d’olive, mélangez à ce pesto : il y a plus de caste dans votre assiette que dans 80% des corridas modernes.

dimanche 8 juin 2014

Edition 2014

Etienne Cuenant urologue Montpelliérain remporte l'édition 2014 avec "Latifa".

A lire dans Midi-Libre s'ils publient comme les années précédentes ou dans le prochain recueil.





Ci-dessous ma nano participation...


''Être de Taille''



La troupe, jusque là peu diserte, s'était arrêtée à l'ombre d'un figuier à quelques mètres de la route. Après chaque spectacle, il fallait ce temps où chacun, illusions ravalées, devait se reconnecter à la réalité. Cubre suelos déballait le fromage de chèvre, Cucaracha, liège entre les dents, débouchait une flasque d'huile d'olive et Chiclé, juché sur les épaules du vacillant Caza Hongos, cueillait les figues à portée du disgracieux attelage de moins de deux mètres que composaient leurs anatomies superposées. Du miel que ces figues à pleine maturité !

  • Hey Chiclé, tu les manges ou tu nous les cueilles, l'interpella De Rodillas inquiet.

  • Je les goûte pour ne pas t'empoisonner... répondit Chiclé la bouche pleine, assis sur un Caza Hongos essoufflé qui redoutait son égoïsme gourmand.
    Petaca s'écarta du groupe en claironnant l'urgence de « changer l'eau des olives », et la nécessité de ne pas oublier les fripées qui commençaient à sécher sur l'arbre, puis, se déboutonnant, entreprit d'un jet rectiligne dont il semblait fier, l'arrosage d'une touffe d'herbe à un mètre cinquante de lui, histoire de se prolonger au mieux.

Soudain, à vingt mètres, sortit à pas lents du couvert, une masse noire dont le regard sombre le toisa. Si haute qu'elle aurait pu lui brouter le crâne. Des cornes comme les flèches de la Sagrada Familia. Le fil de fer barbelé, lui parut aussitôt une protection dérisoire. Petaca torero de métier, court de style et d'envergure, pétrifié, ne bougeait plus un cil. Seul son jet d'urine, d'une oscillation tremblée, trahissait son émoi. Il recula tel qu'il était, très lentement, son sexe à la main qui gouttait encore ; il passa enfin derrière un buisson qui le soustrayait à la vue terrifiante de la bête irascible avant de rejoindre la troupe des nains toreros. Seule, Maravillas avisa sa pâleur et s'abstint avec à propos de l'interroger quand elle aperçut au loin le toro noir.

Maravillas assurait de nombreuses fonctions auprès de ses amis toreros. Elle était à la fois l'inspiratrice de leur Art et le carburant de leur courage devant les cornes, quand ils sortaient sous les quolibets d'un public cruel n'ayant retenu du spectacle qu'une occasion de rire. Ce public aux jambes longues et déliées, pourtant bien équipé pour la course et l'esquive, venait se repaître du ridicule des demi-portions exposant leur handicap au danger. Des << sans couilles de gradin>>, d'après le regretté Chinche.

Pour Maravillas, tronqué pour tronqué, on aurait échangé ces vaches pour des toros, tant elles s'avéraient capables de traduire ''l'Art du toreo'' de Pepe Hillo, à leur avantage. Face à elles, les théories livresques ne se vérifiaient pas : comment comprendre que citées à droite dans les canons, elles vous rasaient le flanc comme un boulet par la gauche ? Pourtant, tous les dimanches ou presque, fusait cette menace. La malchance s'acharnait-elle ou leur refilait-on en toute conscience le rebut destiné au boucher ? A quantité négligeable et contribution ironique à l'Art de toréer, bétail de rebut ? C'était ça le marché ? Comment ignorer à ce point l'aspiration de tout torero, du moindre d'entre-eux, fût-il clown, à triompher, à être aimé ?

Il fallait être une foule couarde, venue conjurer le handicap en raillant les malchanceux qui en étaient affligés, pour feindre de l'ignorer. Le handicap... cette malédiction labourait vos chairs aussi brutalement que la corne. Qu'ils payent eux, les déjà nains, pour nous tous, qu'ils soient maudits, accablés par le destin et qu'ainsi de nous, s'éloigne l'insupportable injustice de la disgrâce.

Maravillas était la confidente de toutes les peurs, de tous les doutes, l'infirmière de toutes les blessures, l'interface d'avec le monde bien dimensionné, à la fois mère et compagne idéale, inaccessible, dont le visage pur se découpait haut dans le ciel depuis la faible altitude des raccourcis congénitaux. On lui offrait avec honte les meurtrissures des membres torses. Mais, elle pansait les brévilignes avec le même dévouement que s'il se fût agi du Cordobes au faîte de sa gloire et de sa ravageuse beauté. Sa présence soignait aussi bien que l'huile à l'Arnica avec laquelle elle ritualisait l'effleurage des muscles bleuis, luisant dans la roulotte éclairée de bougies, muée par sa voix douce en infirmerie magique. Parfois s'installaient des pauses silencieuses où le chuintement glissé de sa main sur une cuisse brune emplissait tout l'espace. Dans ces silences, hurlait dans les tripes et dans la tête, obsédant, le secret du sentiment amoureux, révélateur de l'intensité de la vie. A la vérité, spectacle après spectacle, il était doux d'être blessé et frustrant d'être indemne.

C'était là, sans doute, la motivation démesurée de Cubre Suelos, offrant son handicap au châtiment. Avec cette curiosité chevillée au cœur de tout torero de tester sa résilience au choc de l'affrontement avec les toros. Il jetait un œil furtif vers Maravillas au cours de ses adornos périlleux pour se nourrir de l'inquiétude lue sur son visage et, de la douceur intime et réparatrice qui suivrait, sans les mesquineries des réflexes de protection.

Tapon trancha du pain rassis, le frotta d'une gousse d'ail pelée à la pointe de son couteau avant de l'arroser d'huile d'olive, puis déclara :

  • Quel public de merde ! Qu'on se foute de ma pomme lors de la partie comique, OK, mais pas voir le sentiment dégouliner de la muleta de Cubre Suelos, c'est à se décourager. Si la tauromachie ne les intéresse pas, qu'ils restent chez eux !
    Sa méditation désabusée, nourrie d'une deuxième bouchée plus volumineuse, lui gonfla les joues.

  • Tu rigoles ou quoi ? Demanda Petaca, incrédule. Tu en es encore à espérer, parmi ces paysans avinés, un jugement sur l'Art profond qu'un nain déguisé en torero, aurait la bonté de venir dispenser jusqu'à leur village ? 
     
  • Ne sois pas injuste, Petaca, Diego a été très bon, c'est vrai.
    Cubre Suelos coupait son tinto de petit lait : il était le seul qu'elle appelait de son nom de baptême et elle avait remarqué sa prestation.

  • Et les centimètres manquant ? Reprit Petaca, impitoyable. Ceux de l'élégance, de l'amplitude, de la liaison... Ceux qui permettent de ne pas se replacer, de ne pas fuir, de rester là, majestueux... Rassurez-moi : vous avez bien vu toréer Ordonnez à Ronda l'autre jour, non ? Il ne vous aura pas échappé quelques différences tout de même... Avec quel empaque, il...

  • Tu es de plus en plus injuste... on ne peut comparer un torero d'un mètre quatre-vingt-cinq avec un torero de... enfin... nain ! Moi, je me suis régalée de la faena de Dieguito...
Dieguito... Cubre Suelos sursauta, il y avait de l'affection dans ce surnom...

    - Si tu as aimé, Maravillas, ça suffit à mon bonheur ! glapit-il.

  • Ouais... c'est bien beau tout ça... mais moi, De Rodilla, je vous le dis, si tu crois émouvoir le respectable qui se tord déjà de rire à ta démarche, c'est de la connerie ! Pourquoi on fait rire ? Parce que si y'a une catégorie pas taillée pour se donner avantage et facilité devant les cornes, c'est bien nous ! Y'a pas plus inadapté au toreo, qu'un nain ! S'ils se tordent de rire, c'est du pressentiment malsain qu'on va dérouiller... pas plus ! ''Nain Torero''... quel occis mort ! 
     
  • Oxymore !

    D'un autre côté, certains toreros n'ont-ils pas su tirer parti de leur handicap pour faire évoluer le toreo ? Regarde, Belmonte, malgré son physique, n'a-t-il pas réussi à imposer sa devise qui métamorphosa le toreo ? Plus près, plus long, plus lent... ? Si comme l'ont dit les intellectuels, toréer est la marque d'un peuple qui porte aux nues la prééminence de l'idée face à l'adversité, les plus défavorisés, nous, les Nains, l'illustrons au mieux, non ? Il n'y a pas trente-six façons de sublimer le handicap... le courage, le don de soi, l'Art... Le toreo les réunit, et nous l'exerçons !
     
  • Va expliquer ça aux abrutis des gradins qui essayent de casser leur canne sur ton dos, tiens ! Cracha Petaca en même temps qu'un gros mollard véreux au centre de leur cercle. Les yeux de Maravillas brillaient devant l'intelligence de Cubre Suelos. 
     
  • Non, mais moi, alors là, j'hallucine... 
     
    Caza Hongo employait souvent ce terme si juste pour un cueilleur de cryptogames souvent intoxiqué... on ne va quand même pas comparer les possibilités d'un nain, les impossibilités plutôt, avec un génie du ''temple'' qui marquera à jamais l'Histoire de la tauromachie, si ?

  • C'est peut-être idiot mais, quand je torée, je me prends au jeu, je ne pense pas que je suis un nain qui torée, je me dis : mon toreo est-il profond ou pas ? Je ne demande pas des applaudissements mais, quand je fais taire les rires, je sais que je suis bon.

  • T'es pas profond, t'es pathétique... et mauvais, s'cuse, hein, Cubre... mais t'es mauvais dans ton boulot qui est d'être ridicule... On est une troupe co-mi-que ! C'est ça ton taf... être ridicule devant le bestiau ! Le découillé de gradin, si y te voit bon, merde kiss' dit, l'autre medias piernas il est meilleur que moi ? Du coup, y rit plus... l'a payé pour rien... puis, Oh, faudrait déjà prendre aut' chose que des vachettes... persifla Cucaracha...

  • Prendre cette becerra devant laquelle personne d'autre que Diego n'est sorti, je vous le rappelle au passage, cette becerra que le village entier a recortée pendant trois jours, qui connaissait le grec et le latin, comme par hasard en pointes, c'est un peu comme si Ordonnez prenait un bison d'Amérique, tu vois... à l'échelle... Et si Diego ne sort pas, le village nous sort à coups de tomates, ça c'est sûr !

  • N'empêche, la dernière fois qu'ça nous est arrivé, on s'était assaisonné une super salade ! 
     
  • Sûr, question contribution à ''l'Art de toréer'', c'est pas Caza Hongos qui aura une notice dans le Cossio pour la fois où il coloria le sable de la placita de Villasequilla de Yepes en dégueulant ! Il était tellement bourré de retour du Puticlub qu'il avait confondu des bolets de Satan avec des oronges, le couillon ! Mesdames et messieurs, le seul maestro qui vomit en toréant et torée en vomissant !!!

  • Oh ! ça va, hein Tapon, t'en as jamais fait des conneries, toi ?

  • Qui risquent de me tuer,non ! 
     
  • Eh ben, c'est pour ça que tu torées comme une brouette ! Parce qu'avant de penser à être bon, tu penses à protéger tes abattis... S'il y a un truc qui n'est vraiment pas torero, c'est bien ça ! Tandis que toréer empoisonné, tu m'excuseras, c'est quand même plus... hein ?

  • Bon, quieto les garçons, il reste du tinto, qui en veut ?

Chacun refusa et vaqua à ses occupations, sieste, café ou méditation les yeux sur l'horizon des grandes plaines où glissaient de minuscules points noirs.

Chiclé se rapprocha de Cubre Suelos :

      • T'as un ticket avec Maravillas ou quoi ?...
  • Non... mais non... tu sais bien, à nous autres, l'amour est interdit... Seules les putes sont assez gentilles pour nous relaxer...

  • Gentilles, gentilles... obnubilées par le fric, tu veux dire... jusqu'à confondre un putain de nain avec un éphèbe... des salopes qui te font croire que t'es un Prince tant que t'as du blé et ne te connaissent plus quand t'es fauché... ! Tout le monde sait ça, c'est vieux comme un rhodes !

  • Comme Hérode ! Non... pas toujours... pas toutes...

  • Ouais... enfin... Tiens, regarde... j'ai piqué cette annonce placardée sur un poteau près du bar où on éclusait hier soir.

    Cubre Suelos, yeux plissés, déchiffra sur le papier froissé griffonné au crayon, un numéro de téléphone et marmonna :
« Poupoune, créature des îles bronzé toute l'année, véritable petite coquine attentionné apprécie particulièrement les hommes mûrs mariés avec plaisir. Discrétion rassurée, propreté assumée. Toujours partente pour la récréation. Je fais tous sauf, uro, scato, fello, sodo, restant très ouverte. Adoration des pied possibles ainsi que Bukkake. Pour les rencontres j'apprécierez qu'on me prévien une heure avant, que ça me laisse le temps de me pouponner. La photo est bien de moi, je suis réelle. Je reçois ou pourquoi pas chez vous tout simplement. Un bon coup de fouet par un massage dinamysant peut s'averé etre la formule qui vous sciera le mieux.

  • Et ça t'excite, ça ? J'espère qu'elle a d'autres charmes que le maniement de sa langue maternelle et son QI...

  • Bôah, attends... c'est pour tirer un coup, pas pour faire une conférence...

  • Tu sais quoi, Chiclé ? T'es un pervers... T'es pourtant pas le dernier à dénoncer les magouilles de Salvador et ses spectacles pourris où l'on dérouille pour pas un rond... quand il profite de notre infirmité... elle fait tant marrer les gens... Et le pauvre Chinche étendu d'un coup de latte par son barbouze, Félipe, éliminé de la troupe quand il se permit de dire qu'il en avait marre de tapiner pour lui, tu te rappelles... ? Eh ben, t'es comme lui, tu te venges sur une plus faible au lieu d'en chercher une plus respectable. 
     
  • Félipe... il était connu comme le houblon çui-là. Ouais... pas faux ; peut-être que ça me purge pas que le poireau. Un genre de castrasis...

  • Connu comme le loup blanc... ! Catharsis ! Ben tu vois, comme le public à notre sujet ! 
     
  • Le public ?

  • Mais oui ! Il a la hantise du handicap et l'impossibilité d'avouer sa peur panique des cornus !

  • Bôuuuuu...lalaaaaa... si faut être psyziâtre maintenant, pour donner des passes !
    Tu la bades depuis des mois avec tes yeux de merlan frit, pourquoi tu lui dis pas à Maravillas, que tu l'aimes ???

  • Ah bon ? Comment tu sais ça, toi ?
  • Le merlan, je te dis ! 
     
  • Que veux-tu que fasse une belle fille comme elle, avec un vieux nain rabougri comme moi ?

  • Ben, comme tout le monde ! On a quand même cette chance, nous autres, que des cinq membres, le viril ne soit pas afeité comme les autres ! Je dirais même qu'un sexe d'homme sur un corps de nain, ça en jette !

  • Non, mais qu'est-ce que tu me racontes... ? Je te parle de projet de vie... ! T'es vraiment collé au sol, Chiclé, parfois !

  • Quel projet de vie ? Elle vit la même vie que toi puisqu'elle tourne avec nous, y'a même rien à inventer, elle la vit déjà ta vie ! Toi, le plus courageux devant les vaches les plus armées, tu aurais peur de parler à la douce et gentille Maravillas ?

  • Ça n'a rien à voir. L'enjeu n'est pas le même : là, je torée comme un damné parce que j'ai l'espoir qu'elle me regarde, me remarque. Tant qu'elle n'a pas dit « non » tout reste possible. Sinon, j'ai peur de n'avoir plus goût à rien. Tu comprends ?

  • Sûr qu'être nain, c'est déjà pas grand-chose, alors un nain diminué...

  • Tu sais, Chiclé, que tu arrives à t'élever par la pensée parfois ?

  • Non... J'me rends pas compte... y'a quand même un truc que t'oublies...

  • Ah ouais ? Lequel ? Fais ta bulle, Chiclé !

  • Il y a une chance qu'elle dise oui. Si ça se trouve, elle attend que ça ! Tu serais heureux comme jamais : mieux que couper la queue à Las Ventas. C'est un Français, je crois, qui a dit - et crois-moi les Français ils s'y connaissent en amour - il a dit :
    << Aucune femme, jamais, ne vous reprochera d'avoir essayé de la séduire, par contre, toutes celles que vous aurez ignorées vous en voudront toute votre vie>>
    Maintenant, si tu préfères mourir sans savoir, et rester là, à bouffer des figues... ou pire encore, qu'un autre enfoiré de gnome de la troupe, te la souffle sous le nez, jusque dans ta petite tombe, tu seras malheureux ! Qu'est-ce que tu penses de ça ?

  • Je pense, Chiclé, que les Français ne savent pas toréer.

  • Bon, ok. A toi de voir. Moi c'que j'en dis... Ce soir on dort à Villarubia de Santiago. Je vais nettoyer mon capote et enfermer mes affaires, tiens, ça au moins ça servira à quelque chose.

Une demi-heure plus tard, la troupe s'ébranla en convoi à l'allure lente et obtuse d'une caravane de touaregs partant échanger son sel au-delà d'une immensité hostile. A bien des égards leur spectacle n'était-il pas semblable par sa mission rédemptrice ? Aller ainsi porter le rire, ce sel de la vie, pour racheter le genre humain de sa cruauté face au handicap ?

Chiclé remarqua avec malice Cubre Suelos devancer tout le monde pour s'installer aux côtés de Maravillas. Elle se dressa, radieuse, foulard au vent brûlant pour lancer les chevaux en abattant les rênes, et le claquement même du cuir sur leurs robes Alezan était joyeux. Ce jour-là, les longues heures chaudes ne furent pas pénibles, les silences ne furent pas gênants et c'étaient des épaules complices qui s'entrechoquaient sous les cahots de la Carretera 36.

Parfois, ils conversaient, parfois, ils se souriaient, souvent, Maravillas la saltimbanque, étourdie de liberté, chantonnait une berceuse andalouse aux notes rassurantes ; la vie aurait pu s'arrêter là, l'après-midi aurait pu ne jamais s'étioler, les roulottes auraient pu ne jamais arriver à l'étape. Quelle importance ?

Elle trouva un endroit plat où garer sa roulotte à l'écart du groupe, puis comme le jour déclinait, elle les rejoignit autour du feu pour préparer le repas. Elle arrosa d'huile d'olive le fond noir de la marmite, trancha du lard, me demanda à moi, Cubre Suelos, d'émincer les oignons, rit de mes larmes et dans une autre marmite, mit à bouillir des restes de carcasses de poulet pour préparer un bouillon. Le crépuscule l'embellissait. Tous en rond autour du feu observaient les reflets chatoyants des flammes sur sa jupe longue et son chemisier cintré. Sous leurs yeux amusés, moi, je m'agitais, courais, m'affairais, obtempérant à toutes ses injonctions. Va chercher le sel por favor, Diego... Je me dandinais alors prestement jusqu'à disparaître dans la nuit vers la roulotte, revenais essoufflé, la salière à la main.

Cucaracha souffla à Petaca dans un sourire : Cherche ! Apporte !

Ça sentait bon les oignons et le lard grillé. Maravillas, d'un geste de semeuse, jeta un kilo de riz rond et mélangea avec une longue cuillère de bois jusqu'à ce qu'il devienne translucide et s'agrippe au fond de la marmite. Puis elle m'interpella :

  • Diego ! Et la bouteille de Rueda, tu l'as rapportée ? Vite, va me la chercher !
Normalement, on ne fait pas courir un nain. Mais moi, c'est ça qui me plaisait, qu'elle me parle comme à un homme ordinaire. Elle n'avait pas pitié et je me dépassais pour elle. Je courais de toutes mes guibolles riquiqui, survolant les trous et les mottes pour ne pas la décevoir, pour me montrer à la hauteur.

  • Lance, me dit-elle, apercevant la bouteille sortir de la nuit.

Elle l'attrapa au vol devant les regards médusés - on formait une sacrée équipe tous les deux - et en versa une rasade généreuse sur le riz qui crépita, captant l'arôme du vin blanc. Puis, elle le mouilla de bouillon jusqu'à complète absorption du liquide. Enfin, elle récupéra les bribes de poulet détachées des carcasses pour les ajouter au riz. Dans la lumière du feu et les volutes de fumée qu'elle esquivait en tordant la bouche pour souffler sa mèche de cheveux, elle ressemblait à une alchimiste qui aurait combiné des ingrédients magiques en un plat roboratif pour nous unir. Il y avait de la grâce dans son riz, il était moelleux comme semblait l'être sa chair, se parfumait de toute sa bienveillance. Qu'une telle femme s'occupât de nous était inespéré et avec elle nous nous serions presque sentis normaux. Ce soir-là, je suis resté pour l'aider, avec elle j'ai plongé mes mains dans l'eau grasse de la vaisselle et j'ai soudain ressenti la honte de n'avoir jamais établi un tour de rôle alors qu'elle se dévouait pour nous sans rechigner. Ah ça, pour le machisme et l'ingratitude, nous n'étions pas des nains.

- Viens, m'a-t-elle dit, on peut se doucher ce soir, j'ai rempli les pulvérisateurs à la fontaine du village, on s'aidera, ce sera plus facile, vas-y d'abord si tu veux.

J'ai refusé. Elle en premier. Quatre piquets et une bâche, elle dedans, posant ses vêtements au sommet des piquets, moi, sur un tabouret fixant la lune, actionnant la brumisation d'eau tiède. Etais-je en train de rêver ? Elle était nue, seulement séparée de moi par l'épaisseur d'une toile. L'attirance était trop forte, je regardai. Oh, seulement la toile, certes, mais s'y découpait l'ombre chinoise de sa silhouette et mon cœur palpitait plus fort que devant cette vache de Victorino Martin qu'on m'avait attribuée un jour, pour que j'en meure d'effroi. Nos mains se frôlèrent quand je lui passai le savon ; sous la toile, j'aperçus sa cheville. J'ai tout de suite aimé sa cheville. C'était la sienne. Une attache fine avec une jolie petite malléole qui saillait. Sa malléole. J'ai regardé la mienne : elle était laide.

Elle est sortie, luisante de lune, ceinte d'une serviette blanche comme neige. Rempart léger à son insoutenable beauté. Puis, ce fut mon tour. J'ai lancé mes vêtements pour qu'ils s'accrochent aux piquets. Jamais je ne me suis frotté aussi fort, lavé aussi bien, aussi longuement, tant je redoutai de sortir. << Voilà, ai-je dit, c'est bon, j'ai fini>>. Elle s'est éloignée. J'ai recoiffé avec le peigne de mes doigts ma grosse tête de nain humide ébouriffé. Il fallait bien se résoudre à sortir de l'abri en évitant son regard. Mais, ils étaient aimantés, ses yeux. Elle m'attendait là-bas, au coin de sa roulotte, et me souriait. Tout semblait normal et inconcevable à la fois.
Je ne rêvais pas, elle m'attendait et me citait, moi. Alors, toqué, je suis venu. De loin. Elle s’est agenouillée et pour la première fois de ma courte vie, le monde fut cohérent. Elle me serra très fort, aussi fort qu’elle m’aimait pardi, sans égard pour les contusions que les vaches imprimaient jour après jour à ma brièveté meurtrie, l’enlaidissant toujours plus.

Elle me serra si fort que ses seins doux contre mes côtes me blessaient. Alors, je suis venu de loin, du tréfonds de mon espoir, en torero, avec allégresse, et j’ai plongé, tout entier, noble, en perdition dans son delta. Jamais je n’avais connu place plus hospitalière, jardin plus fleuri, bain plus régénérant, plus douce et haletante billebaude. Plus j’avançais dans l’inconnu, plus avide d’y pénétrer je me sentais. Il y avait là, comme une évidence, une voix divine me sommant d’investir enfin la place que mon statut de nain avait toujours occultée, que mon imaginaire d’homme s'était toujours réservé ; il y avait là la quintessence des sucs, le miel des confits et l’or des promesses. Il y avait là, la soie de Samarcande, le nacré des coquillages, les fragrances des fleurs rares. Il y avait là toute la beauté du monde.
Alors j’ai nagé, nagé toujours plus, nagé dans son delta, tentant d’abolir l’espace infime, qui me séparait d’elle, plongeant tout entier dans son giron humide, j’ai nagé, gouleyant dans les tourbillons brillants de la félicité, roide et fluide dans son secret où bouillonnaient les forces obscures et aveuglantes de la vie. C’était mon Guadalquivir, je le parcourais à vive allure, le traversais ; j’étais le courant, j’étais le fleuve, je me transfigurais, je nous hissais tous les deux sur l'obsédante rive. Transportés, consumés chacun à la brûlure de l’autre, jusqu’à cet état ultime, fusionnel, violent et doux dont on ne savait plus s’il était l’acmé de la vie ou l'agonie.

J’ai tant nagé sans désemparer dans le flux du désir impérieux que j’ai eu soudain la sensation qu’au fil de l’eau, mes membres s’allongeaient. C’était comme si mes bras courts, mes jambes torses, mon sexe roide, s’étiraient, gagnaient des centimètres sur la bréviligne adversité. Maravillas se mit à trembler ; sa gorge proféra des sons inconnus, sa chair frémit de concert avec la congestion de mes muscles de nain et à l'instant où, électrocuté, je me répandis en elle, peu m'importaient les triomphes de l'arène, car, oui, oui, oui, tout à coup je le sentis, j'étais grand.

Nous sommes restés là, dans le temps suspendu, immobiles, silencieux, paisibles. De longues traînées nuageuses s'effilochaient là-haut, devant l'astre nocturne. Dans l'air, pourtant, s'imposait la sensation que nous n'étions pas seuls. J'ai couvert de mes vêtements Maravillas endormie. Nu comme le premier homme, j'ai emprunté le sentier qui s'enfonçait dans le bois. De la terre, montait l'exhalaison des herbes brûlées par le soleil, que mes pas écrasaient.
J'ai d'abord senti une présence, puis, je l'ai distingué. Assis au pied d'un eucalyptus, il écrivait. Son regard dromomane, de la feuille blanche à la nuit noire, semblait transmuter en mots la céleste poussière. Je le reconnaissais, l'Ecrivain, maintenant. C'était mon créateur, l'inventeur de ma félicité.

  • Ah, c'est toi... Alors ? C'est ''comment'', le bonheur ? Me demanda-t-il 
     
  • Merveilleux, indicible... Mais, toi, quelle solitude !

  • Seul... oui. On est toujours seul, quand on écrit... Mais d'une solitude magique, habitée de chacun d'entre vous, personnages à mon image. Avec vous, j'ai mangé les figues, par vous, j'ai toréé, avec toi, j'ai fait l'amour à Maravillas... Elle est mienne aussi, Maravillas...

  • Tienne ?

  • Quoi ? Veux-tu que d'un trait de plume, je la reprenne ?

  • Non... C'est impossible, je suis le héros de cette nouvelle !

  • Tu n'es qu'argile et je te façonne... 
     
  • Mais dis-moi, toi, en ton nom propre, n'as-tu jamais rêvé de triompher ?