
Certes… Mais Pepote n’était pas le pur produit d’une époque qui maintenant plébiscitait les gynoïdrux, ces robots censés tromper la solitude des mâles. Une belle invention, sorte d’évolution high-tech des poupées gonflables de jadis, munie de toute la nano-technologie embarquée dont il ne conviendrait pas de décrire tout le raffinement, sinon ce révolutionnaire vagin artificiel animé d’un venturi créant d’adorables rétro-contractions péristaltiques d’une constance confondante capable de muer le hardeur porno le plus endurant en piteux éjaculateur précoce. Foncièrement rétrograde, Pepote préférait encore caresser une belle cuisse fuselée, à la peau douce et tiède, rustique qu’il était, d’autant plus qu’à l’autre extrémité du joli corps se trouvait tout l’érotisme d’un esprit apte à transcender ce moment magique. Il était resté très…humain…le rustre.
Depuis que la science avait libéré la féminité de son ultime servitude en élaborant les utérus artificiels, les relations hommes-femmes s’étaient gravement déshumanisées. S’aimer pour se reproduire était devenu d’un vulgaire abouti. Et mélanger ses liquides intimes à l’ancienne, par le seul truchement des sexes, particulièrement salace. Pour autant, on n’avait pas encore trouvé un réel substitut à cet acte resté unique puisque excitant simultanément les cinq sens. Mais il avait suffit de l’avilir par quelque raisonnement philosophique spécieux le ravalant à un accouplement ignoble de fauves en rut pour qu’il appartînt au dernier degré de l’Evolution. Maintenant, il suffisait aux femmes les plus maternelles de parler à leur fœtus cinq minutes par jour pour que leur développement ne souffrît pas - dixit la science officielle - de cette croissance extra-utérine. Elles pouvaient en suivre le développement au travers de tubes à essais géants dont le ventre translucide permettait une vision d’aquarium. Ces incubateurs verticaux dûment numérotés s’échelonnaient au fil de longs couloirs qu’elles arpentaient en couvant d’un œil distrait leur état gravidique téléporté et en vérifiant entre deux soupirs de soulagement l’affichage des paramètres physiologiques de leur progéniture sur de rutilants tableaux de bord numériques. Mais neuf mois de gestation, même externe, c’était trop long et la science s’attelait à réduire ce délai plus du tout en phase avec les impératifs de la modernité. De plus, la taille des cerveaux s’étant naturellement affranchie des contraintes de pelvimètrie, on envisageait leur augmentation volumétrique moyenne en raison de l’accroissement des connaissances du siècle dernier, nouvel espoir pour la résolution d’énigmes majeures dans l’abîme desquelles on sombrait depuis des siècles, comme l’inclination qu’avaient éprouvée certains à tuer de terrifiants taureaux seulement armés d’un chiffon et d’une épée.
De toute façon, dans ce nouveau monde froid et aseptisé très éloigné de celui qu’évoquait son grand-père à travers de vagues souvenirs à lui-même transmis par ses aïeux, Pepote avait congédié sa dernière conquête, une névrosée hyper pénible capable de ne faire l’amour qu’en sacrifiant à une ribambelle de préliminaires modernistes ridicules. Elle exigeait une ambiance soi-disant propice censée créer l’accompagnement musical ad hoc et satisfaire à l’orthodoxie des fluides Feng-Shui de l’habitat, de la respiration tantrique des impétrants, de l’énergie des chakras et de la position des astres dans le cosmos, tout cela mâtiné de quelques raffinements délicats et superfétatoires comme la micro diffusion de phéromones exotiques au-dessus du lit ou encore la stricte observance d’une totale progressivité de la géosensualité des caresses quand ce n’était pas la rituelle circumambulation préalable effectuée en transe dont il était le pivot ulcéré. Soit autant d’occurrences pour un homme, un vrai, de plier efficacement une vultuosité triomphante en débandade ratatinée.
Pepote choisit un lyophilisat caféiné parfum ‘’Torréfié au Kerosène d’Yxtruck’’ qu’il réhydrata d’un centimètre cube d’eau gélifiée puis réchauffa en activant d’un clic la réaction chimique du mélange des gaz stockés dans le double fond du gobelet municipal réglementaire en titane alvéolé. Il eut envie de fumer : il colla donc ses lèvres à l’emplacement prévu pour cette activité subversive, au milieu de la vitre aménagée sous le vent, tandis qu’une griffe d’acier plaquait sa nuque, obligeant sa bouche à épouser l’empreinte anatomique moulée pour qu’aucune fumerolle ne pût rétro-pénétrer les communs du bâtiment. Il risquait alors d’être mis sous le coup de la loi accablant les « coupables de tabagisme passif envers autrui ». Des patrouilles vérifiaient chaque année l’étanchéité des joints, imposant au besoin leur remplacement à prix fort. Une voix l’avertit qu’étant donné le nombre de fumeurs en action à cet instant et eu égard aux résultats de l’analyse extemporanée de l’air, il avait droit à huit bouffées de tabac blond filtré, dénicotinisé, exempt de goudrons et de papier, qu’un aéronarguileh de type trois viendrait lui présenter. Qu’il cligne de l’œil gauche pour accepter, ce qu’il fit, bénéficiant alors du sermon culpabilisant proportionnel au temps de fumerie histoire d’en altérer le plaisir et de lui rappeler l’obligation morale de se compter parmi les mauvais citoyens responsables de la fonte de la banquise et de son principal dommage collatéral, la disparition des ours polaires. Un bio-préjudice incommensurable. Le message se terminait par le coût des huit bouffées si bien que s’instillait en eux pour la plupart, plus pernicieusement encore que du goudron dans une alvéole pulmonaire, le nouvel ordre moral décourageant les endurcis.
Pepote n’était pas à proprement parler, en addiction avec le tabac, son point de vue était un peu plus ‘’flamenco’’ : ça valait le coup de boucaner ses poumons, au moins pour emmerder tout cet implacable système chargé du nivellement de l’humanité. Rentrer dans le rang, jamais. S’il ne devait rester qu’un bronchiteux chronique remontant chaque matin son bol de glaviots mucco-purulents gras comme des huîtres d’estuaire, ce serait lui, qui crachait déjà sur leur vision du monde. Un monde qui déplorait la disparition de l’ours polaire mais ne commentait jamais, les mille deux cents victimes annuelles, enfants, et randonneurs, jouets de ces putains de grizzlis réintroduits dans les Pyrénées par une bande d’écologistes névropathes dont on ne contrôlait plus la population galopante. Galopante celle des ours, comme celle des zoolâtres même si les deux catégories ne se reproduisaient pas ensemble vu l’incompatibilité non résolue de cet amour anthropomorphique unilatéral, fruit de la pensée dominante correcte. Galopante aussi, car c’était bien à la course qu’ils vous attrapaient les nounours en paluches griffues ! Certains chanceux revenaient avec la moitié du visage arraché et nécessitaient les prouesses de quelques chirurgiens en mal de médiatisation. D’autres, un membre croqué, quittaient désespérément la forêt à cloche-pied, espérant atteindre avant d’être exsangues, le premier laboratoire agricole entrevu…Les médias relayaient peu, les victimes il est vrai, n’étaient qu’humaines.
Pepote enfila sa combinaison antibactérienne, séjourna sous le rayonnement ultra-violet du hall durant la minute nécessaire au déblocage du sas et sortit par l’arrière du bâtiment dans la ruelle, s’immisçant au vol avec temple, dans l’aspiration du CIPET. Depuis janvier dernier, toutes les rues étaient équipées de ces ‘’couloirs d’itinéraires piétonniers électrotractants’’ et la déambulation libre réprimée. A chaque sortie de CIPET on était automatiquement ‘’bipé’’ par la borne intégrée qui recevait le signal du bracelet magnétique ante-brachial inviolable. Tout concept de promenade, flânerie, billebaude, avait disparu. Terminés les ‘’Singing in the rain’’ centrifugés par les réverbères terminées les courses éperdues pour rejoindre son amoureuse, terminées les parties de foot improvisées avec les boites de conserves. Terminées les fêtes populaires, les foules grouillantes, les manifestations de joie collective spontanée comme pour la coupe du monde de football en 1998. Les réunions et autres meetings politiques, n’étaient plus que des souvenirs confus évoqués par des journalistes ringards. Alors les ferias, pensez…
Fasciné par cette époque chaleureuse, Pepote se rendait tous les jours au bar Radicro au coin des rues Molekul et Partikul, un bar à oxygène et à divers flux phyto-biologiques où on proposait en guise d’amuse-gueule, de petits radis aigres, officiellement recommandés par l’Etat pour leurs vertus anti-oxydantes. Pepote y retrouvait l’ethnie des Sensibilus. Des hommes fragiles, exclus de cette société, jadis appelés « aficionados ». Terme banni, insupportable puisqu’il provoquait la résurrection subite de plaisirs classés barbares.

Ce bar, si effrontément suspendu au manque de perspicacité des autorités incapables de trouver en ‘’Radicro’’ l’anagramme de ‘’Corrida’’, devait son ambiance à la fréquentation assidue de la tribu de ceux qui se souvenaient. Des types, d’horizons sociaux, politiques et religieux divers, seulement réunis par quatre lettres tabou : toro. Au Radicro, on en parlait, on toréait. Malgré les deux mille cent cinquante-cinq ans mis par cette société menaçante à éradiquer le combat des taureaux, on toréait l’ordre juste, la morale bourgeoise, les bons sentiments, les hypocrisies religieuses, les mièvreries sociétales, le protectionnisme débile, on en oublie et on pourrait être moins urbain. On résistait, toréant tout ce que cette vie minable offrait à plier pour entrevoir du plaisir. Par exemple, sous les rondelles blanchâtres des radis se cachaient de moelleuses olives vertes, farcies à l’anchois : une rébellion. Dérisoire, peut-être, mais salutaire respiration dans l’asphyxie générale. De bonnes grosses olives de Séville, dégoulinantes d’huile, bourrées d’anchois grassouillets et goûtus ! Délice rare. Les services sanitaires avaient cru en réussir l’interdiction… Les ploucs ! On vient de partout pour y goûter ! D’autant plus que si on arrive à être à la bonne avec El Pipo, le patron, il se trouve parfois une occasion de siroter en douce un fond de guita sauvé du désastre et alors là, quel bonheur !!! Ca change de la centrifugation vedette préconisée par le gouvernement, ce cocktail dégueulasse, exsudat de topinambours, concombres et chayottes. Ah les nuls ! Si l’anchois est goûtu, El Pipo est l’aubergiste le plus couillu que l’on connaisse à la ronde ! C’est impoli mais c’est ainsi : « El Pipo le couillu » est son apodo. Son sobriquet si vous préférez. Une sorte de nom d’artiste honorifique. Il faut dire qu’à l’époque des corridas, en avoir ou pas faisait toute la différence devant les cornus tandis que maintenant, avec l’abolition de l’initiative privée, la neurasthénie générale conséquente et l’opprobre systématique qui a négativement connoté la virilité jusque dans les slips et caleçons, les organes appendus ont connu une atrophie génétique notable et n’est plus du tout ‘’couillu’’ qui veut.
Parfois, El Pipo craque. Prenant un risque maximal, comme s’il s’agenouillait à porta gayola pour confier son destin au hasard du danger, il ressort sa plancha en fonte cancérigène pour y rissoler les petits calamars nuitamment braconnés avec son pote Serafin. Il est fou d’enfumer ainsi tout le local… il y a belle lurette que ce n’est pas toléré ! On lui ferait fermer boutique si on le surprenait ! Son génie à lui, cette inspiration sans faille jusqu’à ce jour, cet instinct - on devrait dire son duende – c’est cette habitude des jours où les cameras thermiques ne reniflaient pas dans le quartier… Prendre ce risque le stimule car ce n’est pas raisonnable. Et qui est raisonnable n’est pas torero. Oh que non. Alors, quand l’oppression est trop forte, la contrainte trop envahissante, la dépression trop proche, il faut se révolter pour ne pas mourir avant l’heure, à petit feu, résigné, passions reniées, comme tous ces gens qui n’ont jamais osé, qui n’ont jamais dit ou fait ce qui les aurait libérés. Tous ces gens qui se couchent, un fameux monton, trop fades pour vivre en torero. El pipo, lui, s’il tombait entre leurs mains, ce serait ‘’en torero’’, roide de morgue, honneur et dignité intacts, la prunelle étincelante de la race de sa colère.
Dans l’ambiance des grands jours, quand prend soudain la sauce imprévisible de cette allégresse émue, quand on arrive enfin à ‘’lier’’ quelques réminiscences devant la corne de la censure, on en connaît qui se damneraient pour trancher la chair tendre et frémissante des calamars à peine revenue dans l’huile d’olive fruitée, clandestinement pressée dans le garage maculé de cambouis de son cousin d’Almonte. Une chair laiteuse parsemée de gousses d’ail hachées. La fendre au passage de la pointe du couteau, libérer l’encre de sa poche, s’en noircir les gencives jusqu’au délice, se brûler la langue d’une liche d’ail, ah… par José y Juan, quelle différence d’avec leurs repas lyophilisés !
Quand Pepote immisce sa silhouette décharnée dans l’entrée de son QG, il s’immobilise le temps d’opérer en un bref panoramique de son œil inquisiteur, le recensement des clients du bar. Histoire de vérifier si l’on pourra parler toro ou si un visage inconnu imposera la prudence. Il faut savoir qu’il y a des oreilles ennemies portées par les têtes étriquées des espions du système qui vous dénoncent en moins de temps qu’il n’en fallait à El Viti pour tordre un tonton de Samuel Flores… Faudrait couper les leurs, tiens, d’oreilles ! Après les avoir poursuivis, les couards, comme au bon vieux temps les mansos, et les brandir, triomphants, alentour…
Avec sa figure émaciée, interminable comme un dimanche de pluie sans projet, sa tignasse filasse qui surmonte un imperméable gris-suicide d’où dépassent des bras trop longs, Pepote semble débarquer d’un autre monde, ou sortir d’un cyclotron dernier cri qui aurait trop accéléré ses particules. Ce soir, dans le contre-jour de l’entrée, il ressemble à un sémaphore dans la nuit tempétueuse de ses songes. L’éclat métallique de son regard désespéré balaie si méthodiquement la houle des aficionados ses frères, que certains en ont froid dans le dos. Pas de peur, mais de consternation devant l’expression de fauve traqué qu’à plaquée sur son visage cette époque désenchantée, sans fiesta brava.
Pour lui, Radicro est définitivement le seul, l’ultime lieu digne d’intérêt de sa chienne de vie. Alors, si jamais il y découvrait un de ces binômes de suppôts du pouvoir castrateur, il serait capable de disjoncter, de tout casser, de se supprimer, de leur foncer dessus, il pourrait déclencher, dernier bastion perdu, un authentique cataclysme…Ici tout le monde le sait et craint qu’un jour l’irréparable ne survienne, qu’il sorte ce poignard de mort qui renfle la poche poitrine de son imperméable depuis quelques semaines et qu’il en finisse comme jadis avec un taureau que la mort ne voulait pas habiter. On a peur qu’il tue ou se supprime une fois pour toutes, qu’il vole sa propre mort à ceux qui l’ont déjà psychiquement abattu.
Mais dans l’arrière-salle, cette nuit semble propice à la grand messe païenne du souvenir, à la célébration du culte perdu. Le bar est animé, l’ambiance favorable. Pepote s’avance, note les étincelles dans les yeux des Sensibilus. El Pipo s’est lâché : la manzanilla ruisselle aux commissures, les olives farcies giclent sous les dents, des encornets grillent dans une épaisse fumée qui masque celle des cigarillos de contrebande que d’aucuns en pleine euphorie allument comme au bon vieux temps quand il était encore possible de fumer dans les bars d’Espagne. On se croirait en feria ! Pourtant, personne ici n’a assisté à la moindre corrida, personne n’a senti les palpitations de sa poitrine s’accélérer à l’approche de l’arène, personne n’a contrôlé cent fois dans sa poche de chemise la présence du précieux billet, personne ne connaît l’odeur âcre de la peur, de l’urine et du crottin, personne n’a senti dans la fournaise d’une arène, le frisson glacé courir sur sa peau : il y a bien longtemps que les animaux fascinants ont disparu. Les taureaux ne souffrent plus… Eradiquée l’espèce ! Il y a belle lurette que les parcs zoologiques n’en abritent plus. Car en ce temps-là, par les nuits de pleine lune, d’imbéciles Méditerranéens s’introduisaient encore dans leur enclos pour les affronter au mépris de leur vie. Le scandale que ça soulevait ! Le style de révélation que le Nouvel Ordre Moral ne supportait plus, la preuve vivante et vibrante que la passion balayait une raison pourtant élevée en dogme et encadrée de lois répressives. Comment se seraient-ils douté que lorsqu’on avait l’esprit torero, ces lois rajoutaient du piment à l’excitation à les enfreindre ?
Les taureaux ne souffraient plus, le débat était clos. Ils paissaient en paix des pages intérieures des livres de zoologie. Ils ne lançaient plus ce meuglement de printemps, rauque et plaintif quand ils sentent les vaches consentantes, ils ne s’affrontaient plus dans d’interminables combats où les cornes s’entrechoquaient et claquaient comme le bec des cigognes, là-bas, dans l’immensité des pâturages ceints de haies de cactus. Vu la fascination qu’avaient toujours exercée ces noirs seigneurs des plaines, on avait dû les tuer tous pour qu’ils ne souffrissent plus dans les arènes. Ils ne souffraient plus, morts qu’ils étaient, tout ce qu’il y a de plus morts : ‘’cadavérés’’ comme on disait au Sénégal, abattus, décimés, exterminés, trépassés, éradiqués, putrides, recyclés. La société bien pensante vivait enfin soulagée, aporie assumée.
Ces aficionados virtuels d’arrière-salle clandestine, avaient nourri leur passion grâce à de talentueux griots des temps modernes dont ils complétaient les récits par quelques cassettes vidéo qui n’avaient pas encore rendu l’âme, et autres supports informatiques d’époques lointaines, rarement visionnés pour être mieux conservés. Ces conteurs possédaient le don singulier d’assimiler en un temps record un passé qu’ils n’avaient pas vécu, d’en ressentir la justesse, d’en transmettre le pittoresque en ressuscitant la bonne atmosphère. Avec eux, l’anecdote s’approchait de la réalité. Pepote était le conteur le plus apprécié.
Au comptoir, Rodolpho, autre griot, captivait déjà une horde de Sensibilus scotchés à ses lèvres ridées : il relatait une fameuse mansada con caste de Dolores Aguirre où des artistes en mal de contrat s’étaient joué la peau dans le rond de Las Ventas de Madrid. Question de point d’honneur. Il racontait comment un jeune type, Cruz, avait reçu dans sa muleta au terme d’une charge de trente-cinq mètres et sans bouger le moindre cil, un taureau de cinq ans à l’armure de cauchemar. L’ambiance était jubilatoire, la guita ‘’de sortie’’, les papilles comblées par les calamars et les rides du bonheur se creusaient sur des visages enfin détendus. Quand pepote avança un souvenir, un run-run de plaisir se fit entendre. Le même murmure que celui de la foule quand elle dégustait autrefois de savoureuses faenas. Sa phonogénie captivait les Sensibilus, il n’avait pas son pareil pour toréer les mots, ses toros à lui, qu’il tordait sans pitié pour les soumettre aux exigences de sa narration. Il opérait en somme la mutation à laquelle l’absence de taureaux le contraignait : considérer le toreo comme une syntaxe, procéder à la lexicalisation des passes, templer le récit par la ponctuation, banderiller d’un phonème, donner enfin l’estocade d’une soudaine onomatopée qui sortait un auditoire hébété de la torpeur magique dans laquelle son talent l’avait plongé.
C’est pourquoi personne ne les vit entrer, s’approcher, grossir le cercle. Ils se figèrent à sa périphérie et, comme les autres, écoutèrent Pepote. Offrant son dos aux nouveaux arrivants, il évoquait la personnalité complexe d’un gitan inconstant parfois haï par ses admirateurs déçus, haï à hauteur de l’amour qu’ils lui portaient quand il dévoilait la lumière sombre de son âme déchirée d’une tristesse qu’il exprimait mains basses, dans la lenteur de véroniques quasi-bibliques, puis soudain dans des jaillissements plein de morgue, lors de trincheras dédaigneuses, regard planté dans les yeux du public.
C’en était trop, le plus trapu des visiteurs, à face de bouledogue, déchaîna soudain l’acidité de sa haine et de ses pouvoirs :
- PERSONNE NE BOUGE !
Ce fut comme une électrocution. Un verre explosa au sol, un petit homme se pissa dessus terrorisé par ce qui l’attendait et, sur la plancha, même les calamars d’El Pipo, se roidirent. Les maxillaires inférieurs s’alourdissaient, les épaules s’incurvaient, les bustes se tassaient de peur et de malheur. Le bouledogue, bave aux lèvres, éructait de plus belle, la face déformée par le mépris, tandis que ses petits yeux dégoûtés s’activaient sur les reliefs décadents des contrevenants, introuvables dans le commerce autorisé.
- C’est Ter-mi-né ! hurlait-il menaçant et victorieux. Salopards de dégénérés, arriérés, barbares, refoulés de l’évolution, vous croupirez en taule le restant de vos jours ! Alignez-vous, mains sur le ventre et dos au comptoir !
Pepote était blême, les yeux plus enfoncés que d’ordinaire dans les orbites sombres, la main crispée sur le manche du poignard, il se savait parvenu à ce moment de vérité auquel il devait forcément se confronter un jour. Tuer ou mourir, issue incertaine, charge et privilège comparables à ce qu’avaient connu les toreros combattant de retors adversaires. Il n’avait pas obtempéré et comme dans l’arène dans ce face à face, les spectateurs médusés attendaient hors d’haleine et cœur battant. Le policier au rictus haineux, yeux injectés, silhouette ramassée, muscles bandés, prêt à mordre, toisait Pepote, cet espèce de héron cendré hiératique, désabusé, le poignard sur le cœur et sa main sur le poignard.
Soudain, éclata un ‘’Bang’’ retentissant dans une odeur de poudre brûlée, puis la note aiguë d’une douille caracolant sur le carrelage et le regard du bouledogue fut traversé par un filet de détresse incrédule. Son crâne venait d’éclater et avant de s’écrouler l’homme eut le temps d’apercevoir un morceau de sa cervelle qui grillait sur la plancha. …pschhh… Son collègue venait de le gratifier d’une balle de 44 magnum en pleine tête. Sur la tempe gauche, un petit trou de la taille d’une olive, sur la tempe droite un cratère de la taille d’une mandarine : c’est que l’inspecteur Bjorkül s’appliquait à cisailler en croix le plomb de l’ogive de ses balles afin d’en améliorer les performances dévastatrices. Le premier à réagir fut El Pipo qui, par pur réflexe ‘’cuistot’’, débarrassa du geste ample de sa spatule de bois la vieille plancha des neurones tout frais qui y grésillaient parmi les céphalopodes : il n’aimait pas laisser brûler.
L’acolyte du policier souffla dans le canon de son vieux Ruger Redhawk qu’il avait préféré à son immobiliseur à neutrons, avant de le remiser dans la poche droite de son imperméable. Puis, à tout petits pas glissés, précautionneux, il entra dans le terrain du conte, au cœur du cercle encore tétanisé par la surprise et là, tout contre l’épaule de Pepote, la mine absorbée et d’une voix étonnamment douce qui tranchait dans la violence de l’instant,
il dit :
- Et le Curro de Séville, à la Maestranza… à la San Miguel 1999… Vous vous rappelez ce Nunez del Cuvillo armé comme un auroch… Rompecapa… un negro liston qui terrorisait les peones et qu’il régla en quatre véroniques lentes, suaves, dans un mouchoir de poche…Quel artiste, hein… ?!
Ex-tra-or-di-naire… ! On aurait dit que son capote pesait ce que pèse la soie…
Il avait avancé une jambe, penché un peu le buste, ‘’tombé’’ le menton, et, lippe tordue, conduisait d’une main inspirée des allers-retours langoureux au-dessus du visage étonné du cadavre comme pour en chasser les mouches qui déjà s’y agglutinaient.