Vous êtes mort. Et maintenant ?
De Brooks Jensen traduit de l'Américain par Gina
Il
m'a été rappelé (une fois encore) que je suis mortel. Je suis
raisonnablement certain que la plupart d'entre vous le sont aussi. Et
même si ce n'est pas une chose sur laquelle nous préférons nous
appesantir, sa réalité est indéniable et ses implications sur notre
travail artistique inévitables. Nous savons tous que nous avons besoin
d'une volonté juridique pour gérer nos affaires finales, mais quoi ? au
sujet de tout ce travail artistique que nous avons produit – toute une
vie de créativité qui nécessitera notre attention quand nous avons
nous-mêmes été déversés dans l'encre du réservoir d'entretien. Je ne
veux pas finir en levant les yeux vers le visage de mes enfants qui, à
mon dernier souffle, me demandent :
« Papa, que ferons-nous de toutes tes photos ?
Ma
plus grande peur est qu'à ma mort, la dernière demeure de mon oeuvre
finale soit le chevalet dans le jardin de devant , lors de mon « estate
sale », offerte au marchandage des chasseurs, à côté des lampes et des
meubles.
- Pour 50 cents.
- Une boîte.
Et qu' elle ne se vende pas.
Le
problème augmente quand on considère ces trésors pendant les
générations du baby-boom qui devinrent passionnées de photographie dans
le sillage des maîtres du milieu du XX° S. et qui ont toutes désormais
des boîtes sur boîtes d'épreuves finales emmêlées, nichées dans le
placard et rêvant d'un pardon, un jour pour avoir été incarcérées. Si je
suis vraiment tranquille, dans le silence de la nuit, je peux presque
entendre leurs petites voix crier, libre, je veux être libre. Mais
alors, suis-je peut-être en train de rêver.
Bien
sûr, suivant les traces de ces grands Maîtres de la photographie, nous
avons tous réalisé ce fastidieux travail de les archiver pour les mettre
en sécurité.
On
nous a assurés que notre travail nous survivrait pendant des
générations, ou pour citer le Buzz Lightyear, pour « l'éternité et
au-delà ! »
Sommes-nous
vraiment sûrs que cela soit une bonne idée? Puisque, vraiment, vous et
moi n'allons pas durer au-delà d'une éternité, quelqu'un, quelque part
devra assumer la responsabilité de prendre soin ( ou de disposer) de ces
récalcitrants objets fabriqués, sans acide.
D'un
côté, elles ne sont pas de l'Art (avec un A majuscule), comme elles
peuvent très bien devenir pour nos héritiers Albatros avec un A
majuscule.
Ansel
Adams eut une solution formidable. En 1974, il s'entendit avec
l'Université de l'Arizona pour fonder Le Centre pour la Creative
Photography de Tucson. Ce centre devint un dépôt permanent d'archives
pour les siennes (et pour celles d'un grand nombre de photographes) où
elles pourraient être conservées à perpétuité. Son oeuvre et celle
d'Edward Weston, de Paul Strand, d'Eugene Smith, et de nombreux,
nombreux autres, est par chance emmagasinée par des professionnels qui
savent comment s 'occuper de ces matériaux et les sauvegarder pour les
futures générations. C'est une fabuleuse ressource où certainement
chaque photographe mérite une place .
« Choses que je dois faire avant de mourir », une liste.
Pendant
que vous êtes là, cependant, je vous recommande de ne pas leur demander
s'ils ont un quelconque intérêt à accepter vos archives dans la
collection. L'idée derrière la tête du Centre fut extraordinaire mais
une fois que les vannes se furent ouvertes, l'université découvrit
rapidement combien le travail photographique était devenu rentable.
Demande après demande après demande parvenait d'un héritier après un
autre, après un autre à la recherche d'un endroit permanent pour garder
les précieuses archives d'oeuvres d'art de papa, de maman ou de grand
papa à mesure qu 'elles se multipliaient.
Sagement
ils fermèrent les vannes et les boulonnèrent fort. Puis ils les
maintinrent soudées. Puis ils les enfermèrent à clé avec une clé elfique
et l'enterrèrent quelque part dans le désert d'Arizona de sorte que
d'autres seraient découragés de présenter leur travail - sauf à la suite
d'un arrangement très spécial ou d'une invitation.
Dommage,
vous et moi ne sommes pas Ansel Adams sinon la longévité de notre
travail serait maintenant assurée. Arrivés une génération plus tard, le
problème pour nous se pose encore.
Peut-être suis-je plus conscient de la vraie nature du problème que le photographe moyen à cause de ma position dans l'édition.
Je
ne peux pas vous dire combien de fois quelque membre restant de ma
famille m'a approché pour me demander mon avis sur ce qu'ils devraient
faire de la chère précieuse pile de tirages du vieux Papa. Pire, avec
chaque année qui passe et le vieillissement des baby-boomers, le
problème collectif se développe à la tonne.
La
sagesse conventionnelle est que notre université alma mater serait
ravie de recueillir notre précieux travail artistique. Malheureusement,
de telles fantaisies ne tiennent pas compte de la principale difficulté
qu'affronte l'institution qui accepte de tels dons : la responsabilité
de les préserver et de les archiver. Ce n'est pas une entreprise bon
marché. En outre, simplement posséder quelque oeuvre d'art, plus ou
moins, n'a aucun sens sauf s'il y a quelque raison de la conserver, de
l'étudier, d'écrire à son sujet, de la considérer dans une perspective
d'histoire ou même d' exposition possible.
Toutes
ces activités nécessitent un financement. Il ne serait pas surprenant
alors que la plupart des universités répondent aux demandes d'un
photographe de déposer ses archives dans leurs collections, qu'elles en
acceptent à l'idée - dès lors que vous pouvez financer leur
conservation.
J'entends
souvent les sommes du genre 80,000 $ à 100,000 $, comme étant le
montant galvaudé qui est typiquement demandé par une université pour la
sauvegarde et l'administration de la moindre archive modeste de
photographies. Je ne peux accuser l'université parce que ses dépenses
sont réelles et prévisibles. Cependant, ça me frappe comme du sel
saupoudré sur une blessure quand le photographe a financé toute la durée
de sa vie sa création artistique et qu'ensuite, regardant la réalité en
face, il doit aussi garantir sa préservation à long terme.
Une
famille que je connais ( qui doit rester anonyme) possède à peu près
mille photographies d'un membre de sa famille dont vous reconnaîtriez le
nom, j'en suis sûr. Ils ont essayé pendant des années de trouver un
conservatoire longue durée pour cette importante collection – seulement
pour découvrir que c'était à peu près impossible d'avoir une solution
qui ne s'élève pas au niveau de « mi-six » de financement.
Je connais
un autre photographe, encore très connu et respecté, qui est mort avec
cinq mille photographies finies et emmêlées pour lesquelles aucune
mesure n'avait été prise pour une préservation à long terme. Les membres
survivants sont fatigués d'essayer de trouver une maison permanente de
conservation de ces oeuvres qui pendant ce temps ne font rien,
qu'occuper un certain volume dans l'univers – pas d'expositions, pas de
publications, pas d'essais critiques, pas de recherche historique, rien.
Si cela était le problème isolé d'un ou deux photographes, ce ne serait
pas la peine de l'examiner davantage. Mais ce n'est ni isolé ni unique.
Pour chacun d'entre nous – dont la plupart sont quoi qu'il en soit
moins célèbres qu' Ansel Adams (ahem...) – le problème subsiste pour nos
familles et en conséquences pour nous.
J'ai
énormément réfléchi à cela et développé un peu de stratégie personnelle
qu'il peut être utile de partager. Parce que je ne suis pas encore mort
ce qui suit est une théorie pas expérimentée. Je regrette de ne pas
être capable d'en offrir des commentaires s'il est finalement prouvé
qu'elle a marché.
Aussi, voici mon approche de gestion avec mon propre manque d'archivage.
Disperse While I Am Alive : Dispersion tant que je suis vivant
Je
ne peux pas imaginer qu'il puisse exister quelqu'un, à n'importe quel
moment plus intéressé que moi à développer un public pour son travail.
Il semble évident, donc, que c'est idiot pour moi d'assumer que quelques
tiers, après ma mort auront plus de succès que moi en distribuant mes
oeuvres. Simplement ils ne peuvent pas être aussi motivés que moi.
Nonobstant, Bérénice Abbott, c'est une stratégie douteuse que de
planifier simultanément un anonymat temporaire et une célébrité
posthume.
Conséquemment,
mon attitude consiste à avoir une responsabilité envers mon travail,
envers moi-même et envers ma famille pour répandre autant de mes
productions que je pourrai de par le monde pendant que je suis encore
vivant et capable de le faire.
Dit
simplement, j'accepte la responsabilité pour la distribution de mes
oeuvres avec autant d'engagement et de passion que j'en ai pour les
produire. Une défaillance de ma part aurait pour résultat une intenable
responsabilité d'archives tant soit peu volumineuses et pas distribuées
ce qui, je sais, deviendrait un fardeau pour ceux que je laisse après
moi.
Simplement je ne peux pas me résoudre à être égoïste et imposer
cette responsabilité à des membres de ma famille qui ne s'y attendraient
pas et peut-être ne voudraient pas.
Reasonable Pricing : Prix raisonnable
Pour
faciliter la distribution de mon travail, je reconnais le rôle que le
marketing et le prix ont eu, soit la poursuite de ces objectifs, soit
leur interruption. La phrase qui revient souvent est « ils ont fixé un prix tel qu'on
dirait qu'ils veulent la garder ». Je souris et pense à la photographie
artistique dans une galerie typique. Si vous fixez votre photographie à
500 $, vous la possèderez sûrement encore à votre mort. Dans ce cas,
pourquoi ne pas fixer le prix à 1 million ? Il n'y aura pas de
différence fonctionnelle, mais vous aurez 2000 fois plus de potentiel de
vantardise. Au lieu de dire « mon travail ne se vend pas pour 500 $ »,
vous pouvez dire « mon travail ne se vend pas pour 1 million » - et
penser à quel point vous vous sentirez mieux.
Alors
que j'essaie le mieux possible de donner un prix juste – si bien que je
peux assurer du financement pour produire encore plus de travail d'art
avec le produit de mon travail – et si bien que quelqu'un qui s'accorde
par l'esthétique et l'émotion avec quelque chose que j'ai produit ne
s'interdit pas de le posséder s'il le désire. C'est une simple stratégie
de distribution mais une qui semble avoir marché avec succès depuis
l'aube de la civilisation avec tout ce qui se négocie « mains dans la
propriété » – excepté, à savoir, le monde fou de l'inflation moderne des
prix de l'art. Mais j'ai tellement parlé de cela, ailleurs, que je
passe à autre chose.
Sunset Clause : clause d'extinction
La plupart des photographes d'art produisent au cours de leur vie, des tas
d'oeuvres. C'est une activité cumulative. Si vous arrivez comme à moi,
au seuil de la vieillesse, vous avez probablement une considérable pile
de négatifs ou de dossiers de digitaux dont vous pouvez faire de drôles
de bons tirages. Mais est-ce vraiment nécessaire que ce que vous avez
fait autour de vos vingt ans soit encore disponible à la vente dans vos
soixante ? Il y a quelque chose dans le domaine photographique qui se
prête à un excès de poursuite d'acquisition. Nous sommes un peu comme
les chasseurs de trophées qui accumulent et accumulent et accumulent,
mais n'abandonnent jamais. Certes c'est sûr que cela fait partie du
plaisir en photographie. Mais une des implications de cette approche est
qu'à mesure que votre carrière évolue, le catalogue de vos tirages
disponibles peut gonfler dans des proportions déraisonnables. Cela n'a
pas d'importance mais complique le problème de la dispersion et de la
distribution de votre travail.
Pensant
à cela, ma stratégie consiste souvent à employer une clause
d'extinction sur n'importe laquelle de mes productions. Je ne justifie
pas d'éditions limitées. J'en ai souvent discuté autre part, mais je
mets souvent une clause d'extinction sur un projet ou un produit
simplement pour qu'il ne traîne pas à perpétuité. Je me suis souvent
appuyé sur ces plus vieilles images comme sur les « taux de
cholestérol ». Elles traînent et nous accablent avec notre travail passé
– même si, occasionnellement, c'est une chose raisonnable à faire. Je
pense que c'est mieux de laisser aller, d'avancer, de permettre la
croissance artistique – et sa réciproque, la retraite – comme faisant
partie du processus.
Projects : Projets
Pour
moi, une des stratégies qui m'aide à me maintenir sur la bonne voie est
de produire des projets finis plutôt que des piles de tirages. Ces
piles ont tendance à aller nulle part sauf dans la boîte de stockage
longue durée. Les projets, que ce soient des livres, des folios, des
chapbooks, PDF, ou n'importe quoi – ont une durée de distribution de
loin plus facile et plus confortable. Peut-être cela a-t-il à voir avec
le fait que lorsqu'un projet est fini, j'ai fini. Fini est différent de produit. C'est plus facile de laisser aller quand un
projet est fini que quand c'est une copie qui a un potentiel d'exposition, de vente ou autre avenir fantasmé. Une
grande copie de scène de montagne que je réalise aujourd'hui peut aller
avec une grande copie de scène que je ferai dans Vingt ans – et aussi
faire partie d'une exposition que je peux faire dans trente ans – c'est ainsi que je pensais dans ma jeunesse. Plutôt s'en tenir à l'ensemble de toutes ces épreuves parce que la future exposition rétrospective risque d'en avoir besoin.
Cependant
j'ai découvert que les épreuves que j'ai réalisées il y a vingt ans
n'accompagnent presque jamais bien ce que j'ai fait hier parce que tant
de choses ont changé – matériaux, méthodes de présentation, moi.
A
la place, si je travaille sur des projets qui sont complétés
maintenant, je trouve plus facile d'avancer artistiquement - et cela me
permet de me laisser aller plus facilement.
The Gift Economy : L'Economie du don
J'essaie
de rester discipliné quand je pense obtenir que mes oeuvres soient
répandues dans le monde et ne pas me polariser sur leur vente. Oui,
vendre ses oeuvres est important. Mais au lieu de mettre toute mon
énergie uniquement dans leur vente, je trouve beaucoup plus rentable de
penser en terme de distribution. La distribution peut ou non impliquer
le commerce. Dans ce merveilleux livre intitulé The Gift,Lewis
Hyde fait grand cas de ce qu'il appelle « l'économie du don ».
Autrement dit, c'est une vertu karmique que de répandre son oeuvre
artistique sans exiger un échange commercial ou financier. Je donne
d'énormes quantités de mes oeuvres. Cela me donne une grande joie et
cela donne (j'espère) une grande joie au bénéficiaire ; cela peut même
donner grande joie à ses amis qui voient mes oeuvres alors qu'ils n'en
auraient pas eu l'occasion ; et vraisemblablement cela donnera grande
joie à mes héritiers qui ne seront plus sollicités pour disperser cette
partie de mon travail. Au cours de ma vie, j'ai donné littéralement des
milliers de photographies, folios, chapbooks et des dizaines de milliers
de fichiers pdf. Je ne vois aucune implication négative à avoir procédé
ainsi, pas une. De même, je n'y vois qu'un bienfait pour mes oeuvres
que j'ai rangées dans mon placard – et cela concerne plutôt les courbes
d'apprentissage et les leçons acquises en les produisant. Mais pour la
véritable oeuvre d'art elle-même qui sommeille dans mon placard, c'est
une existence parfaitement dénuée de vertu.
What I Do Keep (Ce que je garde)
Je
produis pour distribuer ; quoi qu'il y ait en plus, je jette. Je ne
garde ni des épreuves ni des tests d'impression. Je ne produis ni garde
un inventaire d'images « pour le cas où » : je ne vois aucun avantage à
thésauriser mes propres productions. Si ce n'est pas un projet fini, je
peux le pousser hors du nid, le jeter. Puis jeter davantage. Et comme un
dernier acte de miséricorde envers mes êtres chers, je jette un petit
peu plus. Les grandes poubelles tiennent une place importante dans ma
stratégie.
Cependant,
je cherche assurément à être pragmatique à ce sujet et je sens le
besoin de garder des choses. A un certain moment, il peut être pratique
qu'il y ait une collection représentative des oeuvres que j'ai faites
dans ma vie .Je ne sens aucune compulsion à faire que cela soit une
collection complète, mais je me sens parfaitement heureux en ayant
seulement un échantillon représentatif des choses que j'ai faites. Avec
ces idées en tête, je garde quelques tirages, folios, chapbooks etc.
Souvent ils sont numérotés A/Ps, ou occasionnellement la queue d'un long
cycle de productions numérotées. Qui sait, à un certain moment,
quelqu'un peut trouver une valeur ou historique, ou digne de la
recherche, ou même de l'exposition en ayant à un endroit précis une
collection d'échantillons bien représentatifs. Si c'est le cas, c'est
important pour moi de leur faciliter la tâche. Cependant si mon travail
n'a jamais de valeur, ce sera au moins pour ma famille une quantité
relativement facile à disperser si je m'occupe de la température
ambiante.
Conclusion
Je
suppose qu'il n' est pas forcément nécessaire qu'on se préoccupe de
tout cela. On peut juste continuer à produire et laisser la
responsabilité de s'en débrouiller sur les épaules de quelqu'un d'autre.
Cela peut être un point de vue parfaitement acceptable pour
quelques-uns, mais à moi cela paraît beaucoup plus sensé d'être un peu
plus dynamique dans ma carrière post-mortem d'artiste, en faisant les
choses maintenant, tant que j'ai le temps et la santé de mon côté avant
ma mort. Dans un de ces étranges rebondissements de logique, je crois
que ce travail de distribution de mes oeuvres de mon vivant, je l'aide
vraiment à rester en vie après ma mort. Le travail artistique entre les
mains de quelqu'un qui l'apprécie semble avoir une destinée plus vivante
que s'il est rangé sous clé dans un coffre quelque part, par quelque
inconnu, pour une durée inconnue qui, à la suite de certaines
circonstances fortuites , lui donne vie dans un avenir inconnu. Je préfère le « ici et maintenant » et je préfère insuffler vie à mes oeuvres tant que j'ai encore du souffle moi-même.