Par Francesca Borri.
«Dormir chez les rebelles coûte 50$ par nuit; une voiture, 250$ par jour. Vous ne pouvez payer ni une assurance – 1000$ par mois – ni un fixeur. Vous êtes seul.»
A Alep, en avril 2013 (Sipa)
Ce texte sur son expérience syrienne a été publié le 1er juillet 2013, sur le site de la 'Columbia Journalism Review',
par Francesca Borri, journaliste indépendante italienne, par ailleurs
auteur d'un livre sur le Kosovo et d'un autre sur les rapports entre
Israéliens et Palestiniens intitulé 'Quelqu'un avec qui parler' (Manifestolibri, 2010).
Il a suscité de très nombreuses réactions, auxquelles Francesca Borri a elle-même répondu sur le site du 'Guardian'. Il nous a semblé qu'il méritait d'être traduit en français.
Il m’a finalement écrit. Voilà plus d’un an que je
lui envoie des articles à la pige. Pour lui, j’ai attrapé la typhoïde et
reçu une balle dans le genou. Aujourd’hui, mon rédacteur en chef a
regardé les infos et a pensé que je faisais partie des journalistes
italiens qui ont été kidnappés. Il m’a envoyé un e-mail: «Si tu trouvais une connexion, pourrais-tu tweeter ta captivité ?»
Le même jour, dans la soirée, j’ai retrouvé le camp rebelle où je
vivais, au beau milieu de cet enfer qui s’appelle Alep, et dans la
poussière et la faim et la peur, j’ai espéré trouver un ami, un mot
compatissant, un geste tendre. Au lieu de ça, je n’ai trouvé qu’un autre
e-mail de Clara, qui passe ses vacances chez moi en Italie. Elle m’a
déjà envoyé huit messages «Urgents !». Aujourd’hui elle cherche ma carte
de spa, pour se faire masser gratuitement. Les autres messages dans ma
boîte de réception ressemblaient à ça: «Excellent, ton article
aujourd’hui ; aussi excellent que ton livre sur l’Irak.»
Malheureusement, mon livre ne parlait pas de l’Irak, mais du Kosovo.
Du reporter freelance, les gens gardent l’image romantique d’un
journaliste qui a préféré la liberté de traiter les sujets qui lui
plaisent à la certitude d’un salaire régulier. Mais nous ne sommes pas
libres, bien au contraire. Rester en Syrie, là où personne ne veut
rester, est ma seule chance d’avoir du boulot. Je ne parle pas même
d’Alep, pour être précise. Je parle de la ligne de front. Parce que les
rédacteurs en chef, en Italie, ne veulent que le sang et les «bang bang»
des fusils d’assaut. J’écris à propos des groupes islamistes et des
services sociaux qu’ils mettent à la disposition des populations, les
racines de leur pouvoir – une enquête beaucoup plus complexe à mener que
le traditionnel article en direct du front. Je fais tout mon possible
pour expliquer, et pas seulement pour émouvoir, et je me vois répondre: «Qu’est-ce que c’est que ça ? Six mille mots et personne ne meurt ?»
A vrai dire, j’aurais dû comprendre ça la fois où mon rédacteur en
chef m’a demandé un article sur Gaza, parce que Gaza, comme d’habitude,
était bombardé. J’ai reçu cet e-mail: «Tu connais Gaza par cœur», écrivait-il. «Quelle importance, que tu sois à Alep ?»
Exactement. La vérité est que j’ai fini en Syrie parce que j’avais vu
dans «Time» les photos d’Alessio Romenzi, qui est entré dans Homs par
les égouts quand personne ne savait ce qu’était Homs. J’ai regardé ses
clichés en écoutant Radiohead – ces yeux, qui me fixaient ; les yeux de
ces gens en train de se faire massacrer par l’armée d’Assad, un par un,
et personne n’avait même entendu parler d’un endroit nommé Homs. La
conscience broyée comme par un étau, je n’ai pas eu d’autre choix que de
partir en Syrie.
Mais que vous écriviez d’Alep ou de Gaza ou de Rome, les rédacteurs
en chef ne voient pas la différence. Vous êtes payé pareil: 70$ par
article. Même dans des endroits comme la Syrie, où la spéculation
délirante fait tripler les prix. Donc, par exemple, dormir dans une base
rebelle, sous les obus de mortier, sur un matelas posé à même le sol,
avec cette eau jaune qui m’a donné la typhoïde, coûte 50$ par nuit ; une
voiture coûte 250$ par jour.
Donc, plutôt que de minimiser les risques, vous finissez par les
maximiser. Non seulement vous ne pouvez pas vous payer une assurance –
presque 1000$ par mois – mais vous ne pouvez pas non plus payer un
fixeur ou un traducteur. Vous vous retrouvez seul en terre inconnue. Les
rédacteurs en chef sont bien conscients que rémunérer un article 70$
vous pousse à économiser sur tout. Ils savent aussi que si vous êtes
sérieusement blessé, une partie de vous espère ne pas survivre, parce
que vos finances ne vous permettent pas d’être blessé. Mais ils achètent
l’article, même quand ils refuseraient d’acheter un ballon de foot Nike
fabriqué par des enfants pakistanais.
Les nouvelles technologies nous amènent à penser que
la vitesse est un élément de l’information. Mais ce raisonnement repose
sur une logique autodestructrice: le contenu, désormais, est
standardisé, et votre journal, votre magazine, n’a plus aucune
singularité, et il n’y a donc plus aucune raison de payer un reporter.
Pour les nouvelles, j’ai Internet – gratuitement. La crise que les
médias traversent est une crise du média lui-même, pas du lectorat. Les
lecteurs sont toujours là, et contrairement à ce que croient beaucoup de
rédacteurs en chef, ce sont des gens intelligents qui demandent de la
simplicité sans simplification. Ils veulent comprendre, pas uniquement
savoir.
Chaque fois que je publie un témoignage de guerre, je reçois une
douzaine d’e-mails de personnes qui me disent : «Ok, bel article,
tableau saisissant, mais je voudrais comprendre ce qu’il se
passe en Syrie.» Et j’aimerais tellement répondre que je ne peux pas
proposer d’articles d’analyse, parce que les rédactions vont simplement
le survoler et me dire: «Tu te prends pour qui, gamine ?» -
malgré mes trois diplômes, mes deux livres et mes dix années passées à
couvrir des guerres, d’abord comme enquêtrice humanitaire puis comme
journaliste. Ma jeunesse, au passage, s’est volatilisée quand des
morceaux de cervelle m’ont éclaboussée. C’était en Bosnie. J’avais 23
ans.
Les journalistes freelance sont des journalistes de seconde zone –
même s’il n’y a que des freelance ici, en Syrie, parce que c’est une
guerre sale, une guerre du siècle dernier ; c’est une guerre de tranchée
entre des rebelles et des loyalistes qui sont si proches qu’ils se
hurlent dessus pendant qu’ils se mitraillent. Quand vous découvrez la
ligne de front, vous n’en revenez pas, avec ces baïonnettes que vous
n’avez jamais vues que dans les livres d’histoire. Les guerres modernes
sont des guerres de drones, mais ici ils combattent mètre par mètre, rue
par rue, et on en chie de peur.
Et pourtant les rédacteurs en chef, en Italie, vous traitent comme un
enfant ; vous prenez une photo hallucinante, et ils vous disent que
vous avez été chanceux, au bon moment au bon endroit. Vous décrochez une
exclusivité, comme l’article que j’ai écrit un septembre dernier sur la
vieille ville d’Alep, classée au patrimoine de l’UNESCO, réduite en
cendres tandis que les rebelles et l’armée syrienne se disputaient son
contrôle. J’ai été la première reporter étrangère à y pénétrer, et les
rédacteurs en chef vous lancent: «Comment pourrai-je justifier que mon journaliste n’ait pas pu entrer et que vous y êtes parvenue ?» J’ai reçu un e-mail d’un chef de service à propos de cet article: «Je le prends, mais je le publierai sous le nom de mon journaliste.»
Et puis, bien sûr, je suis une femme. Un soir,
récemment, il y avait des tirs de mortier partout et j’étais assise dans
un coin, avec la seule expression qu’on peut avoir sur le visage quand
la mort risque de frapper d’une seconde à l’autre, et un autre reporter
arrive, me regarde de la tête aux pieds, et me dit: «Ce n’est pas un endroit pour une femme.» Que pouvez-vous répondre à un type comme ça ? Crétin, ce n’est un endroit pour personne.
Si je suis effrayée, c’est parce que je suis lucide. Parce qu’Alep
n’est que poudre à canon et testostérone et que tout le monde est
traumatisé: Henri, qui ne parle que de guerre ; Ryan, bourré
d’amphétamines. Et pourtant, à chaque fois que nous voyons un enfant
taillé en pièces, c’est d’abord vers moi, la femme «fragile», qu’ils se
tournent, pour savoir comment je me sens. Et je suis tentée de leur
répondre : je me sens comme vous. Et les soirs où j’ai l’air blessée, ce
sont les soirs où je me protège, où j’évacue toute émotion et tout
sentiment ; ce sont les soirs où je m’épargne.
Parce que la Syrie n’est plus la Syrie. C’est un asile de fous. Il y a
cet Italien qui était au chômage et qui a rejoint al-Qaida, dont la
mère sillonne Alep pour le retrouver et lui mettre une bonne raclée ; il
y a le touriste japonais qui arpente les lignes de front parce qu’il
dit avoir besoin de deux semaines de «sensations fortes» ; le
Suédois diplômé d’une école de droit qui est venu pour rassembler des
preuves de crimes de guerre ; les musiciens américains qui portent la
barbe à la Ben Laden, prétendant que ça les aide à se fondre dans le
décor alors qu’ils sont blonds et qu’ils mesurent plus d’un mètre
quatre-vingt-dix. (Ils ont apporté des médicaments contre la malaria,
même s’il n’y a pas de cas de malaria ici, et veulent les distribuer en
jouant du violon). Il y a les membres de diverses agences des
Nations-Unies qui, lorsque vous leur dites que vous connaissez un enfant
souffrant de leishmaniose (une maladie transmise par piqûre d’insecte)
et que vous leur demandez s’ils pourraient aider les parents à le faire
soigner en Turquie, vous répondent qu’ils ne le peuvent pas parce que
c’est un cas particulier et qu’ils ne s’occupent que de «l’enfance» en
général.
Mais nous sommes des reporters de guerre après tout,
n’est-ce pas ? Une bande de frères (et de sœurs). Nous risquons nos vies
pour donner une voix à ceux qui n’en ont pas. Nous avons vu des choses
que la plupart des gens ne verront jamais. Nous sommes parfaits pour
animer les dîners en ville. Les bons clients que tout le monde veut
inviter.
Mais le secret sordide, c’est qu’au lieu d’être unis, nous sommes nos
propres pires ennemis ; et la raison du papier payé 70$, ce n’est pas
le manque d’argent, parce qu’il y a toujours de l’argent pour un papier
sur les petites amies de Berlusconi. La vraie raison, c’est que quand
vous demandez 100$, quelqu’un d’autre est prêt à le faire pour 70. C’est
une compétition féroce. Comme Beatriz, qui aujourd’hui m’a indiqué une
direction erronée pour pouvoir être la seule à couvrir une
manifestation, tromperie qui m’a menée au milieu des snipers. Juste pour
couvrir une manifestation, semblable à des centaines d’autres.
Pourtant nous prétendons être ici afin que personne ne puisse dire :
«Mais nous ne savions pas ce qui se passait en Syrie.» Alors que nous ne
sommes ici que pour emporter un prix, pour gagner en visibilité. Nous
sommes ici à nous mettre des bâtons dans les roues comme si un prix
Pulitzer était à notre portée alors qu’il n’existe absolument rien de ce
genre. Nous sommes coincés entre un gouvernement qui ne vous accorde un
visa que si vous êtes contre les rebelles et les rebelles qui, si vous
êtes avec eux, ne vous autorise à voir que ce qu’ils veulent bien vous
montrer.
La vérité, c’est que nous sommes des ratés. Deux ans
que ça dure et nos lecteurs se rappellent à peine où se situe Damas, le
monde entier qualifie ce qui se passe en Syrie de «pagaille» parce que
personne ne comprend rien à la Syrie – hormis le sang, encore le sang,
toujours le sang. Et c’est pour cette raison que les Syriens ne nous
supportent plus maintenant. Parce que nous montrons au monde entier des
photos comme celle de cet enfant de sept ans avec une cigarette et une
kalachnikov. Il est clair que cette photo est une mise en scène mais
elle a été publiée dans les journaux et sur les sites web du monde
entier en mars et tout le monde criait: «Ces Syriens, ces Arabes, quels
barbares !»
Lorsque je suis arrivée ici la première fois, les Syriens venaient vers moi et me disaient: «Merci de montrer au monde les crimes du gouvernement.» Aujourd’hui, un homme est venu vers moi ; il m’a dit: «Honte à vous.»
Si j’avais réellement compris quelque chose à la guerre, je n’aurais
pas essayé d’écrire sur les rebelles et les loyalistes, les sunnites et
les chiites. Parce que la seule histoire qui vaille d’être racontée en
temps de guerre, c’est comment vivre sans peur. Tout peut basculer en
une fraction de seconde. Si j’avais su cela, alors je n’aurais pas eu si
peur d’aimer, d’oser, dans ma vie ; au lieu d’être ici, maintenant,
recroquevillée dans l’obscurité et la puanteur, en regrettant
désespérément tout ce que je n’ai pas fait, tout ce que je n’ai pas dit.
Vous qui demain serez encore en vie, qu’attendez-vous ? Pourquoi
hésitez-vous à aimer ? Vous qui avez tout, pourquoi avez-vous si peur ?
Francesca Borri
Traduit de l'anglais par Véronique Cassarin-Grand et David Caviglioli
Avec l'autorisation de la 'Columbia Journalism Review'
3 commentaires:
Magnifique mais surtout... poignant ... et oui, les lecteurs "veulent comprendre, pas uniquement savoir" ... et c'est bien là le problème des médias ... Bravo Marc, d'avoir déniché ce témoignage et de l'avoir partagé. Jiès
tres beau texte!
Donc j'en conclus qu'au lieu de grossir les salles d'attentes des cabinets de psy par la culpabilité ressentie à cause de notre éducation catho, puisqu'il faut oser, aimer, aimer oser et oser aimer, la foule, toi, lectrice, doit joyeusement tromper sa femme et/ou son mari, aimer quoi, vivre, jouir... !
J'ai bon ?
et on ne se bat pas pour répondre...
;-)
Quoique, et si on se faisait un petit ouvrage collectif :
"Pourquoi n'êtes-vous pas fidèle ?"
ou
"Pourquoi se contraindre à rester fidèle ?"
ou "Pourquoi ''aimer'' relèverait de l'exclusivité ?"
ou
"Pourquoi feint-on de considérer que le sexe doit absolument se confondre avec l'amour ?"
ou
"Pourquoi faut-il être chaste pour bien servir un Dieu qui nous a conçu sexué ?"
D'autres idées ? Allez c'est parti ! Brain Storming dans les dunes !
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