« Chouïa »
Un
quartier du genre banlieue, voyez ? Cosmopolite, peuplé de
graines de couscous, de bamboulas, de fromages blancs et de sires
concis. Une adresse où vous ne souhaiteriez pas habiter. Je ne juge
pas, je constate : l’entrée de l’immeuble est taguée, bombée,
maculée de toutes les façons que vous ne pouvez imaginez si pour
vous la banlieue est un bronx où votre mocassin Tod’s n’a jamais
compromis sa semelle. Quelques aphorismes lapidaires ornent des
façades délavées, tels que « ici s’arrête la loi » ou
« Fatima la pute » ou « Nike la police » . Oui, ici,
c’est la célèbre marque de chaussures de sport qui outrage la
police, because les études se font sur les trottoirs ou dans les
caves. Chimie est la matière la plus travaillée et surtout en TD :
on y fume et snife différentes substances, j’hallucine ou je
gêne ? Je souris en pensant qu'il suffirait de ''bomber'' un
''L'' à la place du ''N'' de Nike pour « provoquer grave »...
Des
groupes d’enfants jouent sur les marches de chaque entrée
d’immeuble. C’est le mois d’Août, leurs vacances se passeront
là, sur le trottoir. L’aînée, dix ans, surveille le petit frère
de huit ans, qui surveille le suivant, six ans, et ainsi de suite.
Enfin presque, car il y en a un, le plus petit, peut-être deux ans,
qui farfouille dans le ventre d’un réverbère dont un cache a été
enlevé. Je m’approche et retire sa main des fils électriques avec
lesquels il jouait. J’explique le danger réel à la grande soeur,
lui conseillant d’alerter tout de suite sa mère afin de prévenir
le service compétent pouvant y parer d’urgence. Sa mine aussi
inexpressive que si je lui avais parlé en dialecte Songye, laisse à
penser qu’elle se préoccupe plus du ''de quoi j’me mêle''
que de la probabilité annoncée de la mort de son petit frère.
Les
vitres des parties communes sont brisées, les boites aux lettres
défoncées, excréments de chiens et ordures diverses jonchent le
sol du hall. Les prospectus publicitaires sont parterre, toujours
attendus en vain par la gueule béante d’une poubelle pourtant
avide, consciencieusement ignorée des usagers. Faut-il penser de
ceux-ci qu’il préfèrent enjamber des ordures plutôt que
d’entretenir la salubrité de leur lieu de vie ? Je n’ai pas la
réponse... mais on pourrait presque se demander si à un certain
niveau d'inculture, crasse et laideur ne rassureraient pas plus...
quitte à choquer les bonnes âmes.
L’escalier
est gluant et puant. Sur le trottoir d’en face stationnent des
bagnoles. Certaines n’ont plus de pare-chocs, d’autres, plus de
vitres ou plus de roues, la plupart cabossées et avec des pneus
crevés. De temps en temps, parallèle aux façades, la chute d’un
sac poubelle qui s’éventre au contact du sol, nourrit chiens,
chats, pigeons, rats. Pas con cette façon de prévenir les disputes
au sein des familles concernant la corvée de descente des poubelles
par défenestration spontanée... Un gros rat crevé finit de pourrir
dans le caniveau.
Quatrième
étage sans ascenseur, année de canicule, quarante degrés à
l’ombre, j’attaque la montée. Vraiment, ça pue. Chaque palier
est une mini-décharge d’objets hétéroclites : de la ferraille,
des godasses, des jouets d’enfants qui encombrent sans vergogne les
communs, simplement parce que l’on ne s’en sert plus. Un cagibi
de pallier. De presque chaque appartement, la musique joue à un tel
volume que, dans un monde plus urbain, l’on pourrait être persuadé
que chacun se croit sans voisins. A moins que, ne sachant trop que
l’on en a, il faille couvrir sa nuisance pour entendre la sienne.
Tunning à tous les étages. L’escalier est toujours gluant, le
décibel prégnant. J’ai vu l’autre jour l'homme d'entretien à
l’oeuvre : il y dépose une mélasse parfumée dont
l’écœurante odeur matinale évoque le Malabar qui aurait tourné
trop longtemps dans une bouche fétide. Chacun de mes pas décolle de
cette mélasse mes chaussures dans un ‘’snaaash‘’ d’adhérence
molle.
Surprise,
au troisième on fait des efforts : une tablette supporte un bouquet
de fleurs séchées devant lequel trône un désodoriseur Airwick
censé rendre les effluves printaniers perdus. Les murs sont décorés
par des couvercles de boites de chocolat reçues au Noël dernier.
Pas forcément par mauvais goût, mais parce que les reproductions
des couvercles de boites de chocolat, font des tableaux gratuits que
l’on ne volera pas. Pas encore. Sûrement l’œuvre d’un
dinosaure, une mamie ringarde, qui s’accroche désespérément à
des valeurs qui n’ont plus cours dans ce monde : la propreté, le
respect... Quoique...respecte-t-on l’Art et le regard neuf des
enfants, voire le crépi des murs, quand on leur scotche des
couvercles de boîtes de chocolat sur lesquels est vantée la
magnificence du dribble de chatons avec des pelotes de laine ?
Quatrième
étage. J’attends sur la palier que ma respiration se calme. Je
suis déjà envieux de la bouffée d’air chaud mais moins vicié
que j’inspirerais en sortant de cet immeuble, une fois la séance
terminée. J’attends, fixant le globe blanc sale qui peine à éclairer le couloir. Des insectes l’ont fixé plus intensément
que moi et ont fini par s’y décalquer. Je m’efforce de
visualiser le trajet de cette goutte de sueur qui dégouline dans mon
dos. Un triangle de métal chromé dépasse du plan de la porte ;
je dois le faire tourner à l’aide du pouce et de l’index afin de
produire la note en sonnette de vélo qui va m’annoncer. J’en
joue. Aussitôt, l’oeil du judas s’opacifie puis la porte
s’ouvre.
C’est
toujours elle qui m’ouvre. C’est une mamie arabe comme il y en a
beaucoup, douce, gentille et trop grosse. L’appartement est plongé
dans la pénombre qu’elle s’applique à maintenir pour lutter
contre l’envahissement calorifique. Mes yeux doivent attendre avant
d’arriver à distinguer les détails. Elle est vêtue d’un
foulard sur la tête qui n’est pas un voile prescrit par Mahomet
mais une pudeur cachant sa calvitie et d’une chemise de nuit
légère, la couvrant jusqu’aux chevilles. Elle roule vers le
haut, du mieux qu’elle le peut, la manche droite qu’elle a fendue
d’un coup de ciseaux pour pouvoir y passer son bras. Son énorme
bras, d’un volume comme beaucoup n’ont pas leur cuisse. Un bras
que l’agressivité de son cancer a fait tripler de volume. Mais je
n’en sais pas plus que ce que le médecin de l’hôpital a
prescrit :
«
DLM du MSD, à domicile - 30 séances -»
Comprendre,
drainage lymphatique manuel du membre supérieur droit à domicile
Je
n’en avais jamais vu de si impressionnant. De sa racine jusqu’aux
doigts, il est boursouflé, rouge, des crevasses strient
l’avant-bras, coude et poignet n’ont plus que très peu
d’amplitude, la peau ne peut donner plus d’élasticité pour
contenir l’ensemble.
Je
commence par le dos. Se calmer, rester professionnel, ne pas se
laisser troubler par la gravité de ce qui la touche, par l’ampleur
du travail qui m’attend, par la responsabilité que j’ai dans
l’efficacité de mes manœuvres en terme de confort à lui
apporter. Elle est assise, je suis debout derrière elle, la
surplombant. Ma main attaque par le bord radial et roule jusqu’au
bord cubital, répète cinq fois, puis glisse au secteur suivant et
recommence en cette manœuvre d’appel. Du rachis vers l’épaule.
Peut-être aurais-je du d’abord pomper les ganglions
sus-claviculaires ? Je ne sais plus. Dans le doute, je le fais. Puis
après l’appel, la chasse : c’est le bord cubital qui attaque
maintenant déroulant la paume dans l’autre sens. La chemise de
nuit est tâchée d’auréoles beiges et rouges. La petite odeur qui
s’en échappe, aigrelette, est tenace et m’incommode. La lymphe
suinte d’une plaie qu’elle ne peut voir, presque sous et en
arrière de l'aisselle. La peau est recouverte de petites vésicules
qui parfois éclatent et suintent. Je n’ai jamais vu ça. A croire
qu’un cancer de la peau se surajoute à l’autre.
C’est
pas bon… je ne me sens pas être efficace. Je ne suis pas dans le
rythme. Je vais trop vite et j’appuie trop. C’est tout le
contraire, il faudrait aller lentement et être doux, ce serait bien
mieux. Un, deux trois, quatre, égrenait la voix du professeur qui
nous l’enseignait, quatre secondes d’un bord à l’autre, pas
moins. Pour le toucher, c’était «
ailes de papillons » pas plus. Ce n’est pas un rythme qui m’est
naturel, ce qui est lent m’énerve. A l’intérieur je bous, il
faut que je calme ma tête pour calmer mes mains. On ne se parle pas,
elle ne se plaint jamais, j’essaye de rester impassible quand je
regarde son bras, pour qu’elle ne puisse se rendre compte qu’il
m’horrifie. Je crois que parfois elle me teste du regard, je le
croise alors crânement, lui souris comme si tout allait bien.
Bon,
il faut que je fasse un gros effort de concentration, que je
m’adresse à elle et non à son bras, que je mette du sentiment
dans mes manœuvres, que je pense à son inconfort, à sa douleur, à
l’inquiétude qui l’étreint. L’aspect de son bras ne doit
compter pour rien. Passer outre, penser à cette douce et gentille
mamie qui endure, courageuse, quand tant d’autres m’irritent avec
leur bobo. Se concentrer sur la volonté de l’aider. Je suis
maintenant dans cette disposition d’esprit. Je pose mes mains là
où elles ne voulaient pas aller. Elles s’appesantissent, molles
mais précises, désormais sans anticiper l’impatience dégoûtée
de leur départ imminent, dans quatre secondes exactement. Elles
tractent doucement la peau vers le haut et se rabattent constituant
un bracelet de pression constante. Un, deux, trois, quatre... ailes
de papillons... Un, deux, trois, quatre... ailes de papillons. Cinq
fois répété, secteur par secteur, que je fais se chevaucher d’un
tiers pour être sûr de passer partout. Mes mains enserrent,
tractent, pressent, appellent, chassent, mes mains soudain, draînent.
Ca
y est, je sens que ça passe. Ce bras qui n’était qu’un tronc
noueux, induré, se met à réagir. Insensible à la pression des mes
doigts jusque là, il se déprime, consent enfin sous l’insistante
action des mains. Sa masse est roulée par mes doigts qui se
prolongent avec lui et peuvent maintenant le modeler tant il s’est
ramolli. Ça passe, je sens l’influence des pressions tractées sur
l’œdème que je sens progressivement et comme par enchantement se
résorber sous mes doigts. Il nous a tant imposé sa dure loi,
celui-là, que le sentir céder, mollir et fuir est presque grisant.
La couleur du bras se remet au ton chair, la douleur s’atténue,
les mouvements gagnent en amplitude. Je vois de la reconnaissance
dans les yeux de la mamie qui ressent qu’aujourd’hui, je
travaille bien. Effectivement le gain de confort est immédiat. Cela
fait plaisir et pose un problème : une espèce de jurisprudence, un
préalable qui montre ce qu’il faudrait obtenir tous les jours.
Serais-je capable de ''temple'', de cet accord de rythme tous les
jours ? Sur la lancée de mon succès au bras, je passe au drainage
de l’avant-bras. Le téléphone sonne, Rachida sa fille, s’extirpe
de son lit, traversant la pièce semi-comateuse du réveil obligé,
pour aller répondre.
« Chouïa »
tourne dans le vélodrome de ma tête, rattrape le peloton de mes
pensées, tente et réussit l’échappée, caracolant maintenant en
tête avec l’arrogance d’une évidence et même d’une sentence
résumant l’efficacité dérisoire de mes manoeuvres face à
l’agressivité de sa maladie : « Chouïa », le mot qui
tue ?
8 commentaires:
tu excelles dans ce registre...
isa
Isa, isa... l'audoise ou la landaise ?
merci en tout cas
Toujours depuis santa monica, superbe de bout en bout. J'aime ce delon.. rien a jeter,tout est juste. Bravo
MA-GNI-FI-QUE ... Rien de plus ... inutile d'en rajouter ...
Ailes de papillon ... 1,2,3,4 ... C'est beau ... c'est émouvant ... c'est la Vie !
j'ai adoré.... i like delon.....sans erreur de frappe..!!!!
laurent
C'est poignant d'humanité et d'émotion.
Très beau Marc. Bien loin des délires et peopolades footeuses.
Tout est en harmonie dans ce beau texte, laideur des lieux et désespoir.
Gina
Du Grand Delon, l’écrivain et le kiné,infirmière de métier j'ai tout vu et tout senti ....félicitations kiné
Victorina
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