Fissures
Je ne suis pas un mort ordinaire,
allongé sous une rangée de pierres tombales rigoureusement
alignées, toutes à la même hauteur, toutes perpendiculaires à une
allée de gravier blanc soigneusement entretenue. Je ne suis pas un
mort qui décline son identité gravée sur une plaque de cuivre
patinée d’une oxydation verdâtre et visée sur une stèle en
granit en partie cachée par un bouquet fatigué, défraichi et
terne. Non. Je ne suis pas un mort ordinaire. Je suis un mort de
salon.
Pour certains, le passage de ce monde à
- éventuellement - l’autre, est un instant bref et indolore, dénué
d’incertitude et de réflexion inutiles. Ceux-là sont ensevelis
dans un sol tiède et meuble, entourés de commentaires bienveillants
qui préservent à jamais dans la mémoire de ceux qui les prononcent
le souvenir des vivants qu’ils étaient. Dans l’improbabilité
d’un après, ils expérimentent, certainement bien avant que l’on
ne les inhume, la pratique heureuse de se retrouver enfin libres
au-delà de leur propre corps. Peut-être. Mais pour d’autres,
c’est un piétinement glacial, une attente triste et incroyablement
lente du jour ou enfin ils pourront profiter pleinement de leur mort.
Pour moi, c’est ce soir.
Si le toreo de salon est
l'apprentissage des gestes de la tauromachie en dehors de toute
présence d'un taureau. La mort de salon est l’apprentissage de
l’oubli des autres en dehors de toute présence de geste. Un mort
de salon est un homme immobile, dans un carcan métallique, oublié
dans un coin du salon. Figé. C’est un homme que l’on déplace
tous les jours depuis plus d’un an, le matin, de la chambre au
salon et, le soir, du salon à la chambre.
Je suis un mort de salon. Je suis tous
les jours rigoureusement à la même place, entre la cheminée et la
porte de la cuisine, dans un immobilisme qui représente bien plus le
déclin de mon âme - puisque je suis bien obligé maintenant que je
suis mort et que je vous parle de croire en son existence - que ma
présence inutile et statique dans cette tubulure d’acier.
Un an que l’on me promène tous les
jours sur un parcours de huit mètres cinquante. Croyiez-moi, ce
n’est pas une mort ! Mais ce soir c’est fini. Je ne retourne
pas dans cette chambre.
Maintenant que tout va s’arrêter, je
me souviens comment tout a commencé. Il faisait beau. La route était
sèche et pourtant, dans un virage, ma maladresse m’a jeté en bas
de ma moto, dans les bras du bitume qui, excité par l’empressement
de notre rencontre, me saisit sans ménagement et me traîna jusqu’au
terre-plein. Là, l’élan prit le relais et balança mon corps hors
des limites de la route, contre la glissière trapue qui, elle, resta
tout simplement immobile, campée sur ses positions, au ras du sol.
Une heure plus tard, la bande organisée
qui orchestra ce carnage, reprenait son utilité première, à la
grande satisfaction de mes amis automobilistes bloqués depuis tout
ce temps dans un insupportable bouchon.
Le trafic reprenait son rythme d’artère
sanguine, et moi, quelques jours plus tard, tant bien que mal, dans
un coin du salon, je commençais à faire le mort.
Ma discrétion - ou plutôt
l’indifférence que je suscite à l’égard des autres - est la
seule raison de ma présence dans cette pièce. Les miens, ne se
préoccupant plus de ma vie, aiment à penser que je fais encore
partie de la leur. Je ne leur en veux pas. Nous sommes tous sujets à
ce genre de sentiment face à ceux qui partent : l’émotion
nous submerge comme la première fois que l’on voit le soleil se
lever sur la mer, puis, on finit par s’habituer et simplement se
contenter de savoir que tous les matins, tous les océans du monde
s’illuminent d’argent.
Mais ce soir c’est fini je quitte le
salon et je meurs pour de bon. Mes amis – je n’en ai jamais eu
que deux - viennent me chercher. Je le sais. Je le sens. Je suis
immobile comme un arbre gelé depuis trop longtemps. Ils vont me
déraciner !
Déjà dans l’escalier j’entends
leurs pas. J’entends la porte qui grince lentement. Ils sont là et
se parlent à voix basse. Mes muscles ne bougent plus et mes yeux
sont éteints mais je sens leur présence et résonner leurs voix. Je
savais qu’ils viendraient. Je ne peux pas parler mais je sais
qu’ils m’entendent. Allez, cessez donc de tourner avec anxiété
autour de moi. Vous êtes venus jusque-là, ce n’est pas pour faire
demi-tour maintenant. Contre la raison il n’y a que l’amitié qui
peut donner ce cap. Suivez-le sans dévier. Allez-y, en silence, et
que personne ne vous voie. Il n’y a plus de temps à perdre, les
heures passent si vite à présent. Prenez une grande bouffée d’air
et soulevez-moi. Je ne pèse presque plus rien. Allez…Oui !...
Je sens que je décolle. Mes amis, portez-moi et sortons dans la rue.
J’entends battre vos cœurs bien
au-dessus du rythme normal des choses, comme celui d’un gosse qui
vole pour la première fois des bonbons ou - pour peu que le gamin
soit honnête - qui déballe sous le sapin le train électrique qu’il
a commandé, exalté de craindre que le paquet contienne autre chose.
J’entends battre vos cœurs, comme le martellement des tempes
quand des lèvres en frôlent d’autres pour la première fois,
comme une poitrine d’étudiant compressée dans un couloir de
rattrapage, ce genre de palpitations qui laissent à penser,
qu’après, la cadence des battements sera à jamais modifiée.
Du calme !
Reprenez votre souffle les garçons.
Je veux bien croire qu’un premier kidnapping ce n’est pas rien,
que cela marque la vie d’un homme. Pas d’inquiétude ! Je
sais que tout va bien se passer.
Allez, avançons et ne restons pas là.
Perdons-nous au sein de la multitude. Il ne faut pas que l’on nous
voie.
L’arrivée à Nîmes d’une telle
foule soumet la ville à une forte tension qui invite à tous les
abus et à toutes les inspirations. Les rues de feria offrent à une
jeunesse désinvolte ses plus belles heures et à un poète de ma
connaissance ses plus beaux mots. Mais au matin l’insouciance
s’évapore et le poète a tout oublié. C’est un poète qui écrit
peu puisqu’il compose en marchant. Quand il se pose il ne retient
en général que ses propres silences. Alors, il rentre tard, se lève
encore plus tard, se douche, change de chemise, boit un café long et
sans sucre, fume une cigarette, tousse, crache et descend vers les
arènes à cinq heures précises en construisant en silence des
textes qu’il n’écrira jamais. Je ne peux pas emprunter le
boulevard Victor Hugo sans penser à lui et à toutes ces nuits de
pure exaltation, mais sans que jamais, à mon tour, ne me revienne
aucun de ses vers.
Regardez mes amis si ce fou n’est pas
monté dans un arbre pour se rapprocher de la lune. Portez-moi en
haut de vos épaules pour qu’il me voie, peut-être a-t-il décidé
de m’accompagner pour la dernière fois aux arènes. Les taureaux
sont énormes et les toreros morts de trouille …il ne doit pas être
loin.
Il n’y ait pas ?...Ah !
Est-il mort lui aussi ? Redescendez-moi alors. Marchons, je veux
sentir la foule qui se masse autour de nous. Je veux qu’elle se
frotte, qu’elle nous colle, je veux sentir sa transpiration et
l’entendre crier et rire.
Laissez ! …Cela fait bientôt
plus d’un an que j’attends le plaisir de me faire bousculer sans
que personne ne s’excuse.
On s’approche, je sens l’odeur des
camions cuisine qui débordent de beignets, de crêpes et de glaces
italiennes. Et partout autour je devine des pommes d’amour, rondes,
serrées dans de la toile de jeans. Racontez-moi, allons, ne soyez
pas timide. Là ? Et là ! Et encore là ? Y en a-t-il
vraiment autant ?
J’entends que l’on longe
maintenant les auberges de fortune installées sous des tentes contre
des baraques en planches. Les cuisiniers y préparent-ils encore de
gigantesques paellas ? Les vendent-ils avec ce même
enthousiasme qui finit presque toujours par nous convaincre qu’elles
sont bonnes et que c’est leur métier ?
Un verre aux « Trois Maures » …
vous deux et un mort ! Dommage que vous ne m’entendiez pas.
Dans mon état, l’humour noir m’amuse. Mais vous ? … Je
n’en suis pas certain. C’est sans doute mieux comme cela. Je vous
entends trinquer et c’est tout ce qui m’importe. Buvez mes amis,
je sais que les arènes sont là. Je les sens. Je devine le colossal
édifice solide comme l’amitié qui se dresse devant moi.
Prenez-en un dernier. Maintenant,
c’est l’heure d’y aller. C’est l’heure des Miuras les
enfants. Les taureaux sont énormes et la rue devient folle.
Oui, posez-moi là, je sens qu’on est
en bas, sur les pierres. On a de bonnes places, vous avez mis le
prix.
Qui est dans le callejon ? La
présidence est-elle en place ? A qui le maestro parle-t-il ?
Racontez-moi. Racontez-moi les charges et la sueur du combat. Mes
amis, décrivez-moi chacune des passes. Parlez-moi de cette faena.
Parlez-moi de ce taureau. Et celui-ci, combat-il ? Ce torero est
fou ! Ses pieds sont-ils encore immobiles, plantés dans le
sable ? Mais n’a-t-il d’autre but que de placer son destin
entre le danger des cornes, comme si à chacun des assauts il
cherchait le courage de vivre juste un instant de plus? L’a-t-il
bien tué ? Quand la corne passa et que l’épée rencontra
l’échine, était-il bien en face ? Mes amis, à mots bas, je
vous en supplie, décrivez tout dans les moindres détails. Allez,
racontez-moi encore la pique du second. Chargea-t-il vraiment de si
loin ? Et le piquero, plaça-t-il le cheval de front ?...
C’était une grande course les
enfants, les toreros sortent à dos d’hommes pour se rapprocher des
étoiles. Le soir descend, les arènes se vident lentement, et ma
dernière heure se consume inexorablement.
On ne peut pas rester là, on va nous
repérer. Il faut monter maintenant. Allez, du courage et encore un
effort, je veux aller là-haut sur la dernière pierre, la plus
haute, pour sentir sur moi la nuit de ma mort descendre avant qu’elle
ne se répande sur la ville en liesse.
Là, au sommet du plus haut bloc de
pierre, au bord du vide, nous y sommes enfin, immobiles, entourés
par le vent. Et bientôt je serai libre. Les arènes se sont vidées
et, derrière le mur droit, au-dessous du vide, la ville bourdonne
comme du miel.
Maintenant, il faut le faire. Le ciel
s’assombrit déjà, allons, un peu de sang froid ! Tous ces
efforts ce sont autant de raisons d’aller au bout. Non ? Même
s’il vous faut plus de courage que vous ne pensiez en avoir, vous
ne pouvez plus reculer. Je vous en supplie, surtout ne reculez pas !
Oui, comme ça, portez-moi au bout de
vos bras, je dois partir maintenant, avancez-vous et surtout ne
regardez pas en bas !
Enfin je bascule, je sens l’armature
d’acier qui me quitte et je perds l’équilibre, je sens le vide,
je sens le brouillard salin de vos yeux, je sens l’urne qui se
renverse et le vent tiède qui me disperse. Cendre d’homme, je vole
et dévale les gradins en rafales pastel. Fermez vos yeux mes amis,
et comptez jusqu’à dix, que je me cache à jamais dans les
fissures des pierres.
Jérôme Sudres
2 commentaires:
superbe!
On reste sans voix, submergé d'émotion.
Gina
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