Madame
C qui avait rendez-vous entre madame A et madame R, n’étant pas venue, je me
lance :
Clergue
est parti. C’en est fini pour lui de l’écriture de la lumière. Peut-être a-t-il
vu cet ultime noir et blanc dont parlent ceux qui sont revenus d’une expérience
de mort imminente ? Ce tunnel noir profond avec au bout, libérateur, ce
blanc pur, soit le contraste que recherchent souvent les photographes ? Sa vie, son œuvre,
vous les trouverez partout. Je vais plutôt vous entretenir de cette petite anecdote.
Ce
jour-là, j’avais osé. Dans cette rue piétonne d’Arles il arrivait en face de
moi, petite chose courbée et solitaire. Il s’arrêtait tous les dix mètres,
essoufflé, s’appuyait aux rebords des fenêtres, attendant que la tempête de sa
poitrine se calme, puis repartait d’un pas précautionneux. C’est peut-être pour
ça que j’ai osé, parce qu’il était faible et ‘’à la merci’’… Ayant vu quelques
temps auparavant, un documentaire sur sa vie, je savais qu’à dix-huit ans il
avait eu l’aplomb de présenter ses photographies à Picasso au sortir d’une
corrida. Et c’est de là que tout était parti. Picasso lui avait dit «
reviens l’année prochaine m’en montrer plus » Il l’avait fait. On connaît
la suite. Dans mes heures de rêverie où je cherche à m’évader du handicap et
des maladies, des douleurs en tout genre, dans les moments où je rêve d’une
autre vie, plus intéressante, différente en tout cas, je me l’étais déjà dit :
t’es vraiment con, t’as Clergue à quarante kilomètres et t’es même pas capable
de lui mettre tes photos sous le nez … Un peu comme tu fais lire tes
premiers jets à quelqu’un qui a l’habitude et la culture de lire. Avoir enfin
un avis constructif, qui sorte des « c’est nul » des jaloux et des « c’est
génial » des flatteurs, des amis bienveillants (parce que les ‘’amis’’
malveillants, ça existe aussi…) et de ceux qui n’ont pas lu mais se
débarrassent.
Seulement
voilà, cela fait bien longtemps que le culot et l’inconscience des dix-huit ans
m’ont quitté… d’autant plus que tu n’as plus faim et exerce ton métier. Il n’y
a pas d’urgence. Rien que l’ego, que tu arrives à maîtriser le plus souvent,
grâce à ta gentille éducation.
Mais
ce jour-là, il arrivait – très lentement – droit sur moi, et sous le bras j’avais
mon livre de photographies fraîchement imprimé, ‘’FIGURAS’’… Alors j’ai osé…
- Je peux vous aider M. Clergue, je vous
vois en difficulté... ?
- Ça va merci, je vais chez mon Kiné là,
juste à côté…
Le
contact était établi. On a parlé de sa toute récente opération du poumon. Je l’ai
rassuré lui affirmant qu’il ne resterait pas essoufflé comme ça, que ça irait
mieux de semaine en semaine. Il a vu mon livre sous le bras, m’a demandé ce que
c’était. (je sais, timide mais trop fort… ;-) Je le lui ai offert en lui disant que s’il
voulait bien se donner la peine de m’envoyer ses impressions, il y avait mon
email en dernière page. Une semaine après j’ai reçu un mail au ton très amical
avec des commentaires très intéressants. Lus avec une grande avidité, un grand
lecteur ça ne se trouve pas tous les jours sous les pierres du chemin, hein.
Il
m’encourageait, me disait que j’avais trouvé un angle neuf : la grimace de
patio de caballo ! Que je devais jeter
tout le reste, tout ce qui ressemblait aux photos des autres, aux portraits
posés, à ceux qui n’exprimaient que le contrôle ou l’introspection plate, que
je devais devenir le spécialiste du rictus, de la grimace, de l’attitude, de l’émotion,
du tic et de la manie... resserrer mon travail sur cette idée, l’assumer, et
que le monton des autres photographes devaient en faire une comme ça de temps
en temps par mégarde et s’empresser de la jeter…
Evidemment,
me connaissant un peu, vous vous doutez que j’ai préféré ne pas le croire,
histoire de me préserver d’être con et fier d’être benoîtement flatté… C’est là
que j’ai été con... (lobectomie du poumon pour l’un et du cerveau pour l’autre ?)
je lui ai répondu limite agressif que de toute façon, ça rimait à rien de
demander ça à un vieux monsieur très courtois que sa mansuétude naturelle
dirigeait tout droit vers la tolérance et l’encouragement…
Te
rends-tu compte lecteur à quel point je peux être c… ? Je lui demande son
avis avant de lui dire que je pense qu’il ne vaut rien… mais quel c… ! Il aurait pu couper court, se dire : ce
mec est trop com…pliqué ! Non, il m’a encore répondu très gentiment, me
dévoilant d’autres raisonnements qui m’ont ouvert un peu le… diaphragme ; je sais, vous auriez précieusement gardé cet
échange d’emails… tellement je suis c.., je me suis gardé de me gargariser dans
ce travers. Poubelle. Comme un c... Car il me disait, il me disait… enfin je
sais que c’était très intéressant et que j’aimerais bien les relire aujourd’hui
car… j’ai jeté et oublié ce que j’avais jeté, par gêne ou pas pudeur, je sais
pas – y-a-t-il un psy devant son écran ?- Ce dont je me souviens par contre, c’est de sa
gentillesse, de son esprit ouvert, tolérant, loin de ceux qui n’ont que des
certitudes, de sa façon attentive de vous écouter alors que vous n’êtes rien…
Je sais qu’avec peu de mots, il m’a donné une couche de confiance à laquelle je
peux me référer si besoin. Et le besoin est permanent !
Maintenant
qu’il est parti, je regrette de n’avoir pas continué à tirer le fil de cette
relation enrichissante. Mais j’ai compris pourquoi, le plus souvent, nous ne le
faisons pas. Car il y a d’autres personnes qu’on connaît un peu, avec qui on
aimerait avoir cette audace. (ouais ok le psy, ''on'' c’est moi…) Mais je ne le
fais toujours pas. Je le redis, je sais pourquoi maintenant : la peur du
sens unique, la peur de n’avoir rien à apporter à l’autre, la peur d’être niais
comme un fan, à attendre toujours de l’autre ce qu’on est incapable de donner,
de l’intérêt à l’échange, en toute réciprocité. Ou alors il faudrait être
inconscient de toutes ces choses, il faudrait ne douter de rien, en toute
ingénuité, il faudrait avoir dix-huit ans.
Un
exemple, lecteur : tu crois que je n’aimerais pas boire un café avec
Montcouquiol de temps en temps ? Tu crois que je n’aimerais pas parler
toro ou écriture avec lui ? Ben si, j’adorerais... mais ce mec par son
vécu, je le trouve inaccessible, qu’est-ce que je pourrais bien lui dire qui l’intéresse,
moi ? Rien… Que la sténose canalaire de madame G me gonfle ? Enfin surtout son caractère de
Yorkshire castré… ? Je ne crois pas que je le passionnerais… que j’aille l’apostropher
lors d’une de ces rares heures où je fais une course en ville et où je le vois par
hasard dans un café en train d’écrire… ? Coucou c’est moi, le counas qui
interrompt ta prose… non mais puis quoi ? Tu rigoles ou quoi ??? C’est
pas vraiment le genre de gars sur l’épaule de qui tu vas taper familièrement quand
tu l’aperçois, immobile, hiératique, absorbé, devant son café à 7h30 du matin
au zinc des Halles, chez Arlette. Non… tu l’aperçois mais tu n’y vas pas… Si t’es
dans un jour d’audace maximum tu t’asseois trois places plus loin en te
plongeant dans la lecture du Midi-Libre sans moufter, pas plus… Tu sais quoi
lecteur ? Si ça se trouve il s’emmerde… et ça lui ferait vraiment plaisir d’entendre
des choses simples comme cette température qui a sacrément baissé, ou cette
putain de petite mouche asiatique qui s’est attaquée à la châtaigne, et à cause
de qui on aura moins de crème de marrons à mettre dans son yaourt nature. Mais
bon, c’est de sa faute aussi… quand on a écrit des choses si profondes comment
veux-tu que le premier quidam venu, t’entretienne de la survie de la châtaigne
sur les pentes cévenoles ? C’est risqué, non ?
Monsieur
M dont je quitte le dos meurtri, vient de m’apprendre que Lucien Clergue est
mort à la clinique des Franciscaines, à cinq cents mètres de chez moi. Ça n’a
aucune importance, sauf que quatre fois par jour, insouciant, je suis passé
devant ses derniers instants tannés. Ceux qui avaient sa peau.
3 commentaires:
Les Confessions du créateur solitaire : beaucoup de naturel et d'humour pour aborder des thèmes très humains, la peur, l'hésitation, le doute, les conseils qu'on ne suit pas.
Gina
Bien... "on" s'y retrouve... j'aurais pu écrire ça...
"on" c'est moi, l'anonyme... ;=D
Un truc comme ça m'est arrivé le jour où j'ai sonné à la porte de Julio Cortazar. Quand il a ouvert, complètement pétrifié d'admiration, j'ai fini par bredouiller que je venais pour le compteur et j'ai donc relevé sa consommation d'électricité. Et en plus j'ai oublié chez lui, le bouquin de lui que j'aurais voulu qu'il me dédicace.
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