lundi 23 mars 2009

SANS FILTRE



J'ai entendu couiner les paumelles de la porte d'entrée plusieurs fois en des allers retours rapides. Je ne les lubrifie pas : leur musique me renseigne sur les allées et venues du cabinet. Si ça couine doucement et dans toute l'amplitude de la porte, une amplitude qui m'est indiquée par la succession reconnue des notes de cette plainte, c'est une personne âgée ; elles entrent lentement, précautionneuses, scrutant le seuil pour vérifier qu'il n'y a rien à enjamber afin de ne pas suivre mes conseils - montez les genoux, soulevez les pieds, attaquez le sol par le talon - qui amélioreraient leur déambulation et elles continuent au contraire à patiner sur le sol en ce glissé perpétuel qui les rassure tant, puisqu'il les visse au vécu sécurisant du plancher des vaches. Leur chute - et donc parfois leur mort -, vient de leur panique à refuser d'être aérien, de leur volonté d'enfouir les pas dans cette terre qui les recouvrira bientôt pour de bon, à force de freiner, car leur centre de gravité passera en avant de leur point d'équilibre et elles se fracasseront lamentablement sur le sol. Eh oui, vieux, il faudra marcher en torero, prendre le risque du décollement de la semelle pour tenter de maîtriser la cornada de la chute.
Mais là, il s'agit de nombreux allers retours rapides et heurtés comme si chacun voulait empêcher le suivant d'entrer, des jeunes donc, et tout de suite un brouhaha emplit la salle d'attente aussitôt transformée en volière. Des voix de femmes qui parlent fort et chuchotent, pouffent de rire, s'interrompent, déplacent les chaises, tapent des talons, feuillettent les revues, commentent les photos, font sonner de leur exhubérance des bracelets et des colliers et chuinter des étoffes, habitent tout l'espace du cabinet soudain transfiguré. Du fond de la dernière cabine où je termine un massage, j'enregistre toutes ces informations de façon réflexe, si bien qu'avant de découvrir qui peuple la salle d'attente, j'ai déjà mon idée. En l'occurence, je sais déjà qu'il s'agit de femmes, qu'elles sont nombreuses, au moins trois ou quatre, pas discrètes, mal élevées. En me lavant les mains, je penche pour la version suivante : des adolescentes seront venues accompagner une copine redevable de mes services...
Pronostic déjoué : elles sont quatre, entre vingt et trente-cinq ans. Gitanes. De la pointe de leurs talons à l'extrémité de leur chignon, gitanes jusqu'au bout des ongles. Des foulards, des tatouages, de grosses épingles de toutes sortes plantées dans les cheveux. Assez belles, féminines, sexy au premier regard, vulgaires même -mauvais genre- aurait dit ma grand-mère, dans leur tenues aux couleurs bariolées et léopards, sauf qu'elles ne font pas vulgaires ou sexy parce qu'elles les portent avec candeur et sans apprêt, comme le prolongement naturel de leur peau. Dès que je suis apparu, elles se sont tues. Leur peau est brune et leur regard noir, elles sentent plutôt fort, leurs membres ne sont pas très nets, un peu comme si elles avaient dû pousser leur voiture après une panne. Elles me dévisagent, je les interroge d'un menton inquisiteur pointant hors du col officier de ma petite blouse blanche bien repassée. Deux mondes s'observent.
- Kiné ... ? finit par risquer celle qui tient une ordonnance à la main
- Patiente ...? ironisè-je... Bonjour... Oui... c'est pourquoi ?
La plus jeune pouffe de rire en se cachant avec les mains tandis que sa voisine d'en face lui colle un coup d'escarpin dans le tibia.
- Monsieur, j'ai mal au dos, monsieur... donne-lui le papier du docteur...
dit enfin la plus réservée des quatre, celle que j'avais instantanément choisie comme m'inspirant le plus de sympathie. Un détail, c'est aussi la plus belle. Pourtant il lui manque des dents, devant et en bas ! Mais quelle race dans le visage, quelle fierté avec ses joues creusées, ses pommettes hautes, ce regard qu'il est presque insupportable de soutenir. La seule qui n'est pas maquillée. Ses yeux sont fatigués, noirs, humides, qui me scrutent intensément peut-être pour savoir si je mérite sa confiance. Elle a relevé ses cheveux, ses clavicules saillent, plus pâles que ses épaules brunes et creusent des fossettes. Elle est très mince, ses articulations sont fines, elle ne sait trop comment se tenir pour ne pas avoir mal. Je réalise qu'elle est au bord des larmes. Elle souffre. C'est je crois, ce qui rend son visage si beau tant qu'elle ferme sa bouche édentée. Elle aurait presque une dimension religieuse, on dirait une pénitente en pèlerinage, une vierge noire, quelque chose comme ça. Elle est toute tordue sur sa chaise mais rien ne semble lui ôter sa noblesse. Je l'imagine, payo que je suis, dans tous les clichés : marchant dans la poussière du Rocio, dansant dans les flammes, entrant dans la mer en retroussant ses jupes.
-Oui, venez, entrez mademoiselle, suivez-moi dans mon bureau.
Les quatre se lèvent comme une seule et investissent mon petit bureau, deux assises, deux debout, toutes scrutant les murs couverts de photos (nus et tauromachie) qui semblent les fasciner. J'interroge la patiente pour avoir ses renseignements, une me coupe et demande à propos de la photo qui représente José Tomas toréant et sur laquelle mon nom figure :
-Tu torées monsieur ?
-Noooon... c'était l'affiche d'une expo, moi je suis le photographe, pas le torero !
-Tu n'es pas courageux toi, monsieur ?
-Voilà ! C'est ça !
Elles éclatent de rire. Sauf elle. je lui dis que, si elle est disponible, je peux la prendre tout de suite, une patiente venant justement de se désister. Qu'elle en profite, si elle a mal. Elle acquiesce. Je la guide jusqu'à la cabine du fond, la moins éclairée, celle où j'emmène les pudiques et les timides, jusqu'à ce que je réalise, salle d'attente dépassée, que les trois autres sont toujours sur nos talons. Je fais une soudaine volte face qui fait piler la colonne suiveuse et j'indique sans équivoque qu'elle doivent nous attendre, le doigt pointé dans la direction opposée. Là, c'est ma patiente qui sourit.
La serviette repliée en trois sous le nombril pour délordoser la portion lombaire, le drap de papier étiré, le coussin demi-rond pour les chevilles, installez-vous, à plat ventre et en petite culotte, je sors en tirant le rideau pour qu'elle s'installe, repassant devant les accompagnatrices dont ma mimique se moque au passage, à lire tant d'incompréhension dans leurs yeux. Je laisse toujours s'installer les gens seuls, cela m'occasionne d'incessants allers retours inutiles mais je pense qu'ils préfèrent qu'on ne surprenne pas leur nudité, surtout pour la première séance alors qu'on ne se connait pas encore.
Je retourne dans la salle d'attente, repassant en revue les soeurs, cousines ou copines qui ne se font pas attraper une deuxième fois et jouent les blasées le nez dans les revues. Comme une personne sur deux, ma patiente s'est installée à l'envers, la tête sur le coussin des chevilles. Je lui indique la bonne position : toujours à plat ventre, mais dans l'autre sens, oui la tête légèrement en bas et les pieds sur le coussin. Je ne ressors pas, je lui indique comment pivoter et descendre pour ne pas avoir mal, puis remonter. Mais elle me fixe les yeux dans les yeux et agit à sa façon, une façon plus douloureuse pour son lumbago mais durant laquelle elle se dévoile moins. Je sais le moment délicat et la piètre opinion qu'elle aurait de moi si je laissais glisser mon regard et je ne quitte pas ses grands yeux noirs, ses yeux par lesquels elle va me tenir durant toute la séance.
J'allume la grosse lampe et cinq cents watts infra-rouges colorent sa peau d'une incandescence de plus. Je descends l'élastique de la petite culotte, les fessiers se contractent. Elle n'est pas détendue. Je retrouve à la palpation l'étage douloureux et commence à lui passer les ultra-sons. Je lui montre le coussin de visage encastré dans la table, l'ôte et lui indique que pour ne pas se tordre le cou elle peut se mettre ainsi, la face dans la découpe. Elle préfère se tordre le cou et me regarder, capter mon regard de son oeil aux abois pour vérifier qu'il ne vagabonde pas. Je sens bien que pour elle, je suis un homme avant d'être un Kiné. Au bout d'un moment, je lui demande si l'infra-rouge n'est pas trop chaud, puis si les ultra-sons ne l'irritent pas trop. Non, merci. Un grand fessier hésite à se relâcher, redescend, s'aplatit puis s'arrondit à nouveau indiquant sa contraction... et recommence. Je lui parle, lui demande comment c'est arrivé, donne une alternative au mouvement incriminé, vous avez quel âge -vingt-quatre ans- je lui en donnais dix de plus, vous n'avez pas d'enfants - si, quatre, pourquoi ?- non, comme ça, pour parler... ça doit vous donner beaucoup de travail ! Oui, surtout seule. Quelques minutes silencieuses suivent où seul le tic-tac de la minuterie de la lampe occupe le silence. De temps en temps je vais croiser son regard, étonné qu'il ne me quitte jamais. Puis, j'éteins les ultra-sons, détourne le réflecteur de la lampe, mets de l'huile de massage à l'Arnica dans la creux de ma paume et débute le massage. Elle lâche un soupir puis se reprend instantanément, l'oeil plus en alerte que jamais. Je remonte jusqu'à ses épaules, les place en les rabaissant, fais lâcher à ses mains les montants de la table puis je pétris ses trapèzes supérieurs, consciencieusement, jusqu'à ce que je les sente ramollir, j'empaume une à une ses petites omoplates de mes grosses pattes chaudes et les fais tourner doucement jusqu'à ce que la tension des fixateurs cède, sa respiration est plus ample et ses fesses se sont relachées, elle est détendue, elle m'a accordé sa confiance, je peux revenir sur les lombaires. Son oeil est différent mais je ne comprends pas vraiment ce qu'il exprime. J'ai bien une hypothèse, un peu comme si pour la première fois, on parlait doucement à quelqu'un qui se serait toujours fait engueuler. N'importe quel professionnel du massage aurait bien sûr suscité le même effet. Et puis il y a des jours où je masse mieux, où j'ai plus envie, où je suis moins fatigué, avec des grains de peau qui me plaisent plus. Ses contractures sont réduites, son dos délassé, son oeil étonné. Quelqu'un l'avait-il déjà touchée avec bienveillance et respect ? Normalement, quoi. Elle a cligné une fois de cet oeil gauche, une seule fois, et sa lumière n'était plus la même. Elle part. A jeudi alors... à jeudi ! Elles sont parties. Le silence est devenu assourdissant. La salle d'attente sentait la fleur d'oranger, il y avait des écorces de "Pipas" qui jonchaient le sol, des revues aux pages déchirées, des papiers de bonbons, des miettes de brioche. Gitanes. Je suis retourné dans la cabine pour jeter le drap de papier. A l'emplacement de sa tête, il était mouillé. Dolores, "celle qui souffre", avait pleuré.
Je ne l'ai jamais revue. Sa soeur, oui. Sa soeur est revenue deux jours après :
- Monsieur... tu veux pas la marier ma soeur... monsieur ?
J'ai souri. Mais cela n'a pas suffit. Elle insistait. J'ai dû répondre. Non.
Je n'ai jamais compris pourquoi répondre ''non'' m'était apparu contrariant, ni comment il était possible que j'ai pu trouver belle, une fille à qui il manquait des dents.
la photo est de Lucien Clergue et est issue du livre "Roots'' que je présenterai bientôt.

11 commentaires:

Anonyme a dit…

Parce qu'avec des dents elle te serait apparue trop parfaite, et que la perfection fait peur...

la fille avec un grain de beauté poilu sur la joue.

Anonyme a dit…

Très bon ton texte, tu es presque toujours meilleur quand tu parles de tes patients que de toros!
Un peu longue l'entrée en matière avec les 3ème âge, tu devrais le garder pour une autre nouvelle.
A quand un bouquin de nouvelles non taurines?
isa du moun

Anonyme a dit…

Bien maestro, bieeeeeeen...
C'est au sens "propre" une faena qui est ici reseñée. Et l'oeil qui y est évoqué me fait aussi bien penser à celui du toro ! Nouvelle méta-taurine ?!
Benjamin

Anonyme a dit…

je reconnais bien là le Marc que je connais(sais) et que j'aprécie toujours...Tant il est humain et attachant avec cette pointe d'humour irrésistible...

Marc Delon a dit…

C'est pas juste... pour une fois que quelqu'un m'apprécie il/elle reste anonyme...

Anonyme a dit…

michto (en manush).
baril (en calo).
excellent.

ludo

Anonyme a dit…

les gitanes sont pleines d'exuburances; cela fait leur charme . En tout cas , elles ne laissent pas indifférentes.
je rejoints l'anonyme qui t'inonde de louanges . biensûr , je suis parfaitement consciente de mes moyens neurologiques , j'admire , en tout point ton travail, surtout qu'il est fait avec une sincèrité évidente. non, je n'en fait pas des tonnes. d'ailleurs je ne suis pas la seule à être fan. un petit moment de tendresse dans ce monde de brute . de plus pas mal de sujets y sont abordés , chacun y trouve sont compte . quelle culture générale ! nous avons le droit d'avoir une opinion différente , nous pouvons nous exprimer en toute liberté. merçi marc , continue à rester toi même .
sur ce , bonne continuation ;
J'aime bien le tatouage du fessier ou de la hanche de la jeune fille bien que jamais je n'en ferais un .
As-tu des acteurs, chanteurs, comédiens et autres pour lequel tu pourrais faire une chronique ; voire d'autres personnages sortant de l'ordinnaire .....

Marc Delon a dit…

N'en jette plus jalae, à force de louanges vais-je pouvoir surnager ?
D'autant qu'en ce qui me concerne tu confonds culture et éclectisme, connaissance et touche à tout... j'te jure !
Sinon oui, j'ai une galerie de personnages extraordinaires rencontrés au cours de 25 ans de travail, mais cela fera l'objet d'un autre projet dont je ne manquerais pas de vous avertir...

Anonyme a dit…

Ah quand même...
Sinon "Dolores" pour celle qui souffre, t'as pas peur du cliché?

Marc Delon a dit…

peur de rien moi... surtout quand ce n'est pas un texte de fiction et qu'elle s'appelait vraiment ainsi...

je lis plein de trucs dans le journal en me disant que si j'avais inventé une histoire pareille on ne voudrait pas me croire...

Anonyme a dit…

la photo est belle et le texte est à la hauteur (oh, oui). et je retrouve enfin le Marc Delon qui m'a laissé un message sans link. un ami de Ludo.