mercredi 18 mars 2009

Tienta dans les Alpilles


Comme certains qui s’imaginent qu’un aïoli se prépare en ajoutant de l’ail à une mayonnaise, beaucoup pensent que toréer c’est enchaîner des passes avec style, et beaucoup d’autres encore feignent de le croire, prétendant au passage qu’il n'y a pas d’art sans transgression des règles, histoire de le justifier. Si ce fut vrai pour les impressionnistes face au dogmatisme des écoles classiques, ce pourrait être le point de départ réjouissant d’une philosophique digression en matière tauromachique. Mais ce sera pour une autre fois.
On peut se demander si l’inculture de jeunes toreros ne va pas jusqu’à nier carrément la notion pourtant élémentaire de ''mettre la jambe''. Remarquez, tout concorderait : nombre de toros sortant des chiqueros pré-dominés, l’esthétisme serait le seul souci, le seul objectif à atteindre. Et j’en viens à penser de plus en plus que, dans certains milieux, outre une boutade, c'est un acquis de base. Il est des anecdotes édifiantes, nous le verrons plus loin. Il apparaît le plus souvent qu’il est devenu inutile de déterminer la structure logique d’une faena pour parvenir, dans une progression calculée, à dominer l’animal, et l’on cherche à placer d'emblée le sempiternel enchaînement dont la prestidigitation en cas de succès, démontre alors la maîtrise. Ensuite, déplacement aidant et effet de style dissimulant, la jambe de sortie est effacée face au "référentiel taurin'' à éduquer. Bien souvent, la seule passe engagée, suerte chargée, jambe en avant, débute la série jusqu’à l’étirement arrière total, n’obligeant donc en aucune façon la trajectoire de la charge, mais facilitant au contraire son évitement. Ces séries sont copieusement applaudies par la grande majorité d’un public qui, à la sortie des arènes, vous taxe d’une sorte d’intégrisme snob, boudeur de plaisir :
''Comment ? Mais tu n’as pas vu ? Tu parles bien d’aujourd’hui ?...Tu y étais au moins ?''
Dans le petit matin encore blême, que le soleil printanier transperce difficilement, une petite arène de campo toute pimpante de ses planches de bois fraîchement remplacées, abrite trois toreros. Un retraité, Victor Mendez, un d’alternative de peu de contrats et un novillero. Les deux derniers bien gominés. Sur un sable neuf, ratissé comme un jardin japonais dont l’ambition présomptueuse serait de vous ramener à la paix intérieure, ils esquissent à tour de rôle avec le même sérieux qu’un jour de corrida, des passes calmes, indolentes et douces. Calé au soleil, j’entends le frottement du tissu lourd sur le sable propre. Un chuintement qui berce, accompagnant la léthargie à laquelle nous soumet ce soleil quand il nous sort doucement de l’hiver, et on s'y abandonnerait volontiers, réchauffé par la douceur du bois tiède, contemplant vaguement les typiques enrochements de calcaires blancs qui affleurent partout dans le paysage des Alpilles.
Mais la première vache sort, trait noir qui jaillit, bousculant le bel ordonnancement des traces symétriques du ratissage d’un méthodique anonyme aficionado à la ''zénitude''. Après deux rencontres cloutées par le piquero maison, Victor Mendez sort, un peu enrobé, grisonnant, volontaire, grisé aussi par l’événement ; il se régale de toréer et se donne au maximum dans toutes les situations. Après avoir passablement fatigué la vache, il la laisse en pâture aux jeunes loups que sont censés représenter ces toreritos qui ont tout à prouver. Changement de registre, les loups n’ont pas faim, ne dévorent point mais suçotent du bout des lèvres, toréent selon l’époque, pour le miroir, peut-être complexés par l'énergie du ''vieux'' à moins qu'il ne soit de mauvais goût de se commettre à de tels enthousiasmes.
A la troisième vachette, Victor n’en peut plus, il bout et tel un volcan qui a fait sauter son bouchon, refait irruption dans le rond, crache son magma, brûle de sa foi les penchants tièdes du toreo moderne :
''Mais qu’est-ce que tu fais ? Où elle est ta jambe ? On la voit pas ! Avance-la ta jambe contraire ! Tu l'effaces plutôt ! Elle est toujours en arrière ! Regarde ! Donne-lui envie de charger ! Tu le fais à la première, pourquoi tu continues pas ? Donne-lui envie ! Déclenche-la, avance dans son terrain ! Mets la jambe, putain !''
Dans la foulée, Victor lui a arraché la muleta et pétri d’aficion, démontre. Il torée, ''s’engraine'' et se régale. Pourtant, des trois, c'est lui qui pourrait être blasé et fatigué... Des toros, lui, il en a tué des centaines et pas des moindres, écumant toutes les plazas où l’on servait les plus retors. Il ne m'a certes pas toujours régalé, mais le coeur à l'ouvrage et l'aficion au corps ne manquèrent jamais. D'évidence, il a conservé intacte l'énergie du combattant. Les jeunes loups, faméliques - on sait maintenant pourquoi -, esquissent un sourire gêné de pucelle courtisée.
Victor Mendez, hors de souffle, hirsute et dégoulinant de sueur, regagne l’abri de planches par le burladero où je me tiens, me croise, se frotte à moi dans l'étroitesse du passage. Je sens son odeur, sa chaleur, son essoufflement, son effort qui oblige au respect ; je croise le regard d'un faciès trahissant encore l’état de concentration, d'investissement et de détermination qui l’habitait devant la vache, l’oeil un peu fou d’une lueur fixe. Il est de constitution moyenne mais après sa prestation, il me semble très grand et imposant. Il flotte en sa faveur comme un mélange d’acquiescement admiratif et de consternation pour ''qui-vous-savez’’, les deux autres, dont la moindre des mèches est toujours impeccablement solidaire du reste du scalp. Un grand torero a dit un jour que le summum de la maîtrise était de toréer sans le besoin ultérieur de laver son costume et de se recoiffer… Ces toreritos ont dû le croire, en oubliant le détail qui tue : c’est un objectif de fin de carrière ! Il ne s’atteint qu’après moult roustes, tampons et déchiquetages ! Qu'après quelques mètres de cicatrices, quelques admissions hospitalières, quelques infirmières séduites.
Des applaudissements éclatent soudain et l' évidence pour tout le monde, c’est qui est torero et qui ne l’est pas et vraisemblablement ne le sera jamais. Le pellizco, c'est Victor-le-matador qui nous l'a refilé.

6 commentaires:

Anonyme a dit…

Marc,

Ce que tu décris là est si criant de vérité!... Mais - et tu l'évoques aussi (les toros "sortant des chiqueros pré-dominés"), si c'était la vérité elle-même qui était en train de changer? Qu'il ne soit désormais plus nécessaire de "mettre la jambe" - parce que "l'envie de charger" ça aurait été sélectionné de naissance?... On aurait l'air de quoi, outre de vieux cons radoteurs d'un passé révolu?...

Navigant régulièrement de ci de là parmi les bars taurins ouverts tard de la "rue des blogs" (comme l'écrit si joliment Olivier DECK), je me rends compte que cette question a couru plus ou moins en filigrane tout au long de l'hiver; et, c'est comme si ce printemps qui pointe allait donner le signal d'une vérification de cette crainte: sommes-nous entrés dans l'inexorable que va révoquer les anciennes vérités? Combien d'indultos préfabriqués - et donc logiques - à pronostiquer dans les ruedos français pour 2009?...
Et, si "l'essoufflé" se trouvait ringardisé par les "gominés"?...

La réalité est parfois plus sèche que les mauvais rêves...

Bien à toi - Bernard

Ludovic Pautier a dit…

toi tu as envie de te faire psychanalyser le fondement , m'est avis. remarque que, quand ils auront lasser le patient qui sommeille en tout cochon de payant (i n' y a que des soignants et des soignés a dit l'autre ) de nous lacaniser le bordelou à chaque fois qu'on dira que les toreritos étaient un peu trop bcbg (bastante conocido bien gominao ) le ridicule de la situation les obligera peut-être, les freud du ruedo, à laisser leurs stériles polémiques sur le divan des despachos taurinos.
la consultation est gratuite.

ludo

Xavier KLEIN a dit…

Marc,
Tu t'en doutes, je ne peux que t'approuver, surtout avec un si beau texte.

Anonyme a dit…

Et le toro sur la photo, qu'est-ce qu'il en pense de son torero?
Gina

Marc Delon a dit…

Gina, petite formation express : le "toro" est un mâle d'au moins quatre ans, ici il s'agit d'une vachette de un an et quatre mois (approximativement...)
Sinon, on attend toujours vos "rubriques américaines" : rien à raconter de votre périple ricain ? Une anecdote croustillante ? quelque chose ? une corrida à Tijuana ? rien ?

Bernard, je crois que le double circuit existe déjà, il y a des plazas molles des ganaderias molles et des plus fermes ! Et puis des commercialement pragmatique comme Nimes, plus dure la semaine et redevenant surréalistement molles le week-end, quoique avec parfois une piqûre de rappel le dimanche, quand on avait eu des palha par exemple qui avaient retourné l'arène : quelle était belle alors à voir la gueule des touristes qui découvraient le toro... ils les avaient trouvé extraordinaires et on avait bu du petit lait en les trouvant "normaux" et en leur expliquant que tous les autres étaient invalides...
On se venge de l'adversité comme on peut !
Merci xavie, de rien Ludo !

Anonyme a dit…

Marc rien à raconter pour le moment. D'extraordinaires déserts que les aficionados qui fréquentent le Mexique doivent connaître. Affaire à suivre.
En revanche, on pouvait apercevoir dans une réserve indienne écrasée de chaleur, hier, des bovins noirs, étiques, broutant des épines. Je pense que les toros andalous ou les camarguais sont plus heureux même si leur espace est plus réduit. Je ne sais pas à quoi peut servir un tel élevage. Rien de bien croustillant, donc pour le moment...
Gina