J'ai
raté ma vie. Plus de cinquante ans et pas de Rollex au poignet. Ni
aucun des must-have qui vous classent un type. Il est l'heure de l'admettre. De ceux que les Bimbos
rangent dans leur boîte à critères pour leurs speed-dating à
footballeurs.
J'avoue
que cela a parfois contrarié mon hédonisme larvé : j'ai
tellement regardé tourner ma Jaguar sur mon ''Circuit 24 ''
quand j'étais petit, accroupi, seul, sur le parquet de ma chambre.
Des heures durant elle m'a hypnotisé, avalant, obstinée, les tours
de circuits en empoussiérant ses patins métalliques que je
changeais de temps à autre. Je la connaissais pas cœur. Elle était
survireuse ma type E, avec son gros cul vert anglais. Une fan de la
centrifugation arrière, une vraie propulsion. Mais il suffisait d'un
léger relâchement de mon pouce sur la poignée à l'entrée du
virage pour qu'elle ne déraille pas.
Tous
les copains de passage voulaient la Porsche, étincelante dans sa
livrée argent, plus basse, plus rapide mais... toujours battue
malgré le handicap car je connaissais tellement bien le circuit et
la Jaguar... Ne jamais tenter le dépassement en courbe, attendre son
heure, la faute, ou, plus pernicieux encore, attendre la chicane pour
percuter la teutonne de trois quart arrière et la faire gicler du
rail.
Aujourd'hui
pourtant, je ne cracherais pas sur une Porsche, moderne et fiable
même si la connotation ''coiffeur italien'' ou pire ''vieux beau sur
le retour'' est gênante. Mais quand même, tu ne dois plus avoir
envie d'autoroutes mais de belles épingles à cheveux à enchaîner
bien à plat, comme ses cylindres, dans une musicalité envoûtante
et des coups de pied au cul fantastiques à chaque effleurage
d'accélérateur... Du plaisir brut, quoi... mais non, j'en n'ai
pas... c'est tellement vulgaire en plus... tandis qu'Aston-Martin
c'est le fantasme total... bon, ben, oublie Marcus... t'as raté ta
vie, t'as raté ta vie.
L'heure ?
Par le portable le plus souvent, ou bien encore par cette conscience
aigüe du temps que t'as donné, le temps lui-même, précisément,
qui à force de son écoulement te découpe l'expérience en tranches
si fines que lorsque ta compagne te demande dans un de ces moments où
le rythme s'est englué : il est quelle heure tu crois ? À
n'importe quel moment de la nuit, à une heure où cela n'a
d'ailleurs aucune importance, tu as cette quasi-effrayante capacité
à répondre : 3 h 48 en te trompant de plus ou moins cinq
minutes seulement.
Là,
tu comprends le pouvoir de ce qui te décoche de la réalité, comme
l'écriture qui te sors de l'espace temps. Tu penses n'avoir écris
qu'une heure et il est l'aube déjà. Sauf que ça, c'est quand tu
étais malheureux, que tu voulais t'échapper de ta vie. Maintenant,
malgré les idées qui te traversent, tu dors comme un ouvrier,
serein comme un maçon éreinté, forge ralentie, comme un type qui ne s'interroge
plus, comme un type qui a enfin choisi.
Posséder
une Porsche pour posséder une Porsche ? Aucun intérêt, c'est
comme lire l'heure sur une Rollex. Mais pour goûter aux sensations
que donne une voiture de sport, oui. Si seulement tu es allé
apprendre à piloter sur terre pour en comprendre le comportement,
apprendre à redresser un dérapage, à passer la puissance. Savoir
et aimer la minutie d'une mécanique de précision.
Rollex
pour se gargariser de lire du nom propre évocateur d'or et de
Rolls ?
Mais
une mécanique de prestige dans un boîtier pas huppé, c'est sympa
aussi, surtout si on ''t'offre'' (à prix d'or) une série limitée
dont le graphisme irrévérencieux vient contrarier la bourgeoisie de
l'objet en te rappelant ta jeunesse et les caves humides ou tu te
prenais pour un musicos. Tiens, comme cette Zénit animée par un
mouvement ''El Primero'' siglée de la langue Stones. Ah bon ?
J'ai un goût de chiottes ? Moi je trouve ça bien :
modestie de la marque, classe d'un mouvement de grande précision et
insolence rock. Et puis oh, ce ne serait que pour mon poignet.
Eh
bien lecteur, j'en ai trouvé une d'occase sur The good corner :
9500 écus ! Ha, Ha, très drôle... c'est pas pour les kinés
dis donc... encore un plaisir raté... mais qu'il est con ce
Seguela !
C'est
comme le sauna à trois mille mètres d'altitude de Cortina d'Ampezzo
vu l'autre jour sur France 2 : si tu l'as raté lecteur va le
repêcher sur pluzz, tu y verras de la coucougnette de trentenaire
privilégié épilé, ça vaut la recherche (et donne-nous le lien
par la même occasion, j'ai pas le temps...) le type sort plonger
tout nu dans ce qu'il croit être de la poudreuse et se ramasse sur
une plaque dure offrant la vue de ses... enfin, vas-y jeune fille,
c'est pas tous les jours qu'on rigole.
Alors
bien sûr, il y a la sophistication virtuose du trois étoiles
Michelin pour ton assiette. Faut y aller pour savoir. Entre ridicule
et admiration. Moindre plaisir que de sucer la tête d'une gambas de
roche. Et moi, j'ai de la chance, je suis heureux avec rien. Enfin,
si ''rien'' est par exemple la Méditerranée au crépuscule –
plage de Maguelonne - quand le ciel et l'eau peinent à se
différencier, avec une pêche miraculeuse mangée avec les doigts,
grillée au feu du bois ramassé sur place, entre trouffions évadés
de la caserne austère. La vie quand elle échappe à la contrainte.
L'instant magique, des flammes, des galets, du bois flotté, le
miroir de l'eau, le lever de lune, l'effluve qui nourrit, les doigts
qui brûlent, la chair blanche qui fond, les étoiles, le bruit du
ressac, des coquilles nacrées, rien que des merveilles simples et
gratuites. La conscience de vivre. L'âme vagabonde, le sentiment
fragile. Une étoffe qui se dérobe, douce et lente, sans désemparer,
devant la sauvagerie brute. Presque rien. Un temps particulier qu'aucune montre ne sait mesurer. Toutes les secondes ne se valent pas.
4 commentaires:
Très beau!
il est l'or..., monseignor...
je saurai me contenter d'une Méditerranée au crépuscule d'une belle journée d'été. Car lui, c'est sûr, il reviendra.
Crépuscule...crépuscule...
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