dimanche 28 décembre 2008

POURQUOI ALLEZ-VOUS VOIR LES CORRIDAS ?




"Pourquoi"
François Zumbiehl






J’ai tellement essayé de dire mon afición dans d’autres textes ou d’autres livres, tellement bataillé pour me glisser dans la passion des autres, particulièrement des toreros, pour laisser émerger leurs voix, que la question posée m’embarrasse; moins parce qu’elle me remet dans les affres du potache qui doit disserter “d’enthousiasme” sur un sujet-bateau imposé, que parce qu’elle m’entraîne vers l’écueil majeur de toute entreprise taurine : reproduire à satiété une faena préconçue, perdre de vue cette émotion première où tout a commencé.
Si j’en juge par moi-même, je suis convaincu que la passion des toros est la manière la plus radicale de replonger dans le monde de l’enfance, d’y retrouver, presque intacts, les archétypes de nos peurs, de nos rencontres avec la mort, de nos désirs d’éternité. Elle vaut pour moi tous les contes de fées et elle se substitue avantageusement à toutes les psychanalyses.
Je l’ai dit ailleurs : du plus loin que je m’en souvienne, j’ai toujours su que j’aimais la corrida. Dans cette période de la vie où l’on manie indistinctement les souvenirs des adultes et ses propres rêves, j’ai vécu pour la première fois une tragédie : celle de Manolete à Linarés. Mais en même temps cette agonie du torero au petit jour, qu’on m’a racontée mille fois, sans omettre les derniers battements des gouttes de son sang sur les draps et sur le plancher, m’a paru, grâce à son éminente dignité dans le dépouillement, acceptable. Un mythe vivant, couvert d’or – au sens propre et au sens figuré ! – pouvait donc s’éteindre comme le tout venant, en demandant une cigarette et en indiquant au docteur qu’il y voyait de moins en moins ! Cette leçon pratique, somme toute roborative, est comparable à celle que donnent tous les taureaux braves lorsqu’ils viennent, une fois leur course accomplie, calmement se coucher près des barrières.
Pourquoi est-ce que j’aime la corrida ? Mais parce qu’en laissant toute sa part à la zone d’ombre de l’arène et de la vie – rien n’est plus lucide que ce spectacle, et cela va, quelquefois, jusqu’au sordide – elle s’arrange toujours pour que ce soit la lumière qui ait le dernier mot. Elle est par excellence une fête de transfiguration et de résurrection. De la fragilité de l’homme – figure frêle armée d’un leurre, autrement dit d’une sorte de néant –, de sa sueur et de sa peur surgit un improbable miracle : la brusquerie et la violence rendent les armes ; elles se coulent dans l’espace apaisé que l’étoffe ouvre devant elles ; elles renoncent au poids et à la pointe qui faisaient d’elles une redoutable réalité pour devenir la basse chantante de ce lento indicible que le torero dessine, d’une main plus ou moins fine et ferme, et dans lequel il s’envole lui-même avec toute la douceur des choses qui ne sont pas de ce monde. Ses poignets s’assoupissent et bercent en même temps le taureau. On sait bien que celui-ci ne tardera pas à se réveiller, ou qu’à défaut ce sera la mort qui viendra rappeler tout le monde au sens de la réalité. On sait bien que la moindre saute de vent, le plus imperceptible déphasage entre l’homme et l’animal mettront brutalement fin à ce rêve, que cette étrange éternité cessera bientôt et ne se reproduira jamais plus dans les mêmes circonstances. Elle ne nous en paraît que plus précieuse, à tel point que parfois elle arrache des larmes aux aficionados les plus endurcis.
Il n’importe : le temps qu’elle dure, elle nous fait goûter ici-bas la saveur du paradis, où tout reprend sa place, dans l’harmonie réconciliée.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Admirable ce texte de sincérité et de vérité. Dans ce dernier paragraphe, il fallait y penser, que le spectacle taurin,le mouvement cadencé de la cape et de la phrase, c’était la vie, son déroulement incertain, ses aléas, ses moments alternés du bonheur au chagrin, jusqu’à l’expression d’une fin. Quant à la saveur du Paradis, s'agit-il de la gloire finale et lumineuse du vainqueur ?
gina