Il est italien et porte 90 ans. Il semble heureux, non, pas
comme un Italien quand il a des femmes et du vin, mais, si, quand même un peu.
Il ‘’boit’’ deux mille euros de vin par an, les connaît tous, du Monrachet au
Valpolicello. L’entendre en parler déjà vous allèche. Il précise ce qu’il faut
manger avec tel ou tel vin plutôt que ce qu’il faut boire avec tel ou tel met.
C’est un hédoniste. Il dort sous une couverture de laine mohair car, essayez
vous verrez, c’est doux, chaud et très léger. Ça relègue d’après lui, une
couette en duvet de canard à des années lumières de confort.
Après le massage, quand il rajuste son pantalon, il chante
de grands airs. De l’opéra. Peu importe qu’il y ait du monde de l’autre côté du
rideau. Il tonitrue du bonheur, de sa grosse voix qui n’a jamais suscité de
réaction négative, au contraire. Les gens sourient de cette audace, de tout ce
bonheur qui se répand sans timidité. Et moi qui aime les fortes personnalités
je jouis de voir mon cabinet se transformer en théâtre. Son prescripteur est
une médecin discrète et effacée qui obéit aux consignes d’économie préconisées
par la sécurité sociale. Ses ordonnances vont d’ordinaire de six à douze
séances à l’acmé de sa générosité. Sizaine ou douzaine, sans doute parce qu’elle
fait ses courses au marché : six œufs, une douzaine d’huîtres… parce que
les médecins-radins mâles, eux, s’arrêtent à dix, c’est plus carré. Mais lui,
obtient des séries de trente, qu’il lui impose de sa voix de baryton bass… elle
s’exécute, tremblante :
- Dites, à mon âge, je n’ai pas le temps de passer
perdre une matinée toutes les semaines dans votre salle d’attente, le pire
endroit pour choper la grippe, qu’il lui balance dans un bruyant éclat de rire dont il ponctue la fin de ses phrases, ce qui désamorce toute velléité d'opposition.
Il traite d’égal à égal avec
elle car il commande pour septs cent euros mensuels de médicaments divers de
Chine, de Russie ou des Etats-Unis, avec lesquels il prétend stabiliser son
diabète, remonter ses globules rouges et vaincre le cancer de sa maîtresse qui
habite deux étages plus bas. Si on pousse un peu la discussion, il développe
une argutie scientifique qui semble tenir la route sans que l’on arrive à
déterminer s’il est meilleur pathologiste que vous ou s’il serait vraiment doué
pour le charlatanisme. L’avenir, ne devrait pas le dire non plus…
L’autre matin, il m’a assuré que le chat c’était bon, à
condition d’habiter près d’un ruisseau. Sinon ça avait un trop fort goût de
chat, justement, si on ne l’attachait pas à un arbre par la patte arrière,
après l’avoir pelé, dans le courant d’un ruisseau de montagne. En tout cas, c’est
comme ça qu’on faisait quand il était petit, dans son village des Abruzzes où l’on
n’avait plus faim que l’on ne nécessitait d’affection féline. Les grenouilles, c’était
la nuit qu’il les prélevait, et alors c’était un régal avec un bon Chianti. Mais
le vrai luxe, le summum, c’était le hérisson, d’après lui.
-
- Ah bon ? Mince, mon chien m’en a ramené un
l’autre jour, du bout des dents…
-
- Vous l’avez mangé j’espère ???
-
- Ben non, ma compagne toute attendrie, la libéré
dans un terrain sans chien…
-
- Malheur ! Vous avez vraiment raté une
occasion de vous régaler ! C’est un petit cochon le hérisson mais en dix
fois meilleur ! Il a des petites
côtelettes, des petits jambons, c’est dé-li-cieux !
-
- Ouais mais bon… avec une ''amie des animaux'' et
une ado à la maison, si je tue une jolie bébête comme ça, je suis répudié
direct…
-
- Et pourtant, quel délice… je vous assure… c’est
un peu de travail pour le dépiauter mais c’est facile à tuer… si l’occasion se présente
à nouveau… on peut dire qu’adolescent j’ai été trappeur et plus tard, ça m’a
servi dans le grand monde quand j’étais chef d’entreprise, d’avoir été si
débrouillard dans la nature : je ne craignais personne, et je m’adaptais à
tous, quant à ceux qui auraient voulu me tordre, ils avaient des surprises !
Et il entonne enthousiaste :
Celeste Aida, forma
divina,
Mistico serto di luce e fior,
Del mio pensiero tu sei regina,
Tu di mia vita sei lo splendor.
Il tuo bel cielo vorrei ridarti,
Le dolci brezze del patrio suol,
Un regal serto sul crin posarti,
Ergerti un trono vicino al sol.