mercredi 25 septembre 2019

La Part du Lecteur


Je n’écris pas en ce moment… je veux dire, sur la page blanche. Je lis beaucoup par contre. Des Américains. Du coup j’ai envie de solitude et de grands espaces. De chalet. De rondins de bois. De lac et de rivières. De bûches fendues. De compréhension chienne. De chalet en rondins de bois au bord d’un lac où je fendrais du bois en prévision de l’hiver qu’on attendrait sereins mon chien et moi. Où le confort serait spartiate et le fonctionnement difficile. Une vie d’efforts, simple, solitaire. Solidaire de soi-même. Loin de la télé bruyante, loin du monde qui hurle. Sous le silence imposé par la neige, plutôt. Seulement troublé par le ressac de la hache sur les souches. Envie de beaux paysages. De froid. D'arc et de flèches. Envie de lutter contre le froid. De voir un ours. D’allumer du feu dans la pénombre. De l’entendre lécher puis mordre le bois. De fromage. De mouches. De mouches sur le fromage, sur un pain que j’aurais cuit à l’âtre et dont la bonne odeur aurait envahi la pièce à vivre où seraient accrochés une paire de raquettes à neige, une carabine Remington à verrou, une peau de glouton mal tannée, un massacre de cerf, une hache. Envie de mouches et de nymphes dans les remous de la rivière, de torrents d’inspiration sur la page. De Fario poêlée à la plage. De solitude habitée convoquant tous les clichés de là-bas. Histoire de. Me prendre pour. Je.

C’est comme ça qu’il écrit Peter Heller dans ''La Constellation du Chien’’. Il a inventé une sorte d’écriture exclusive. A toi d’imaginer ou comprendre la fin de sa phrase, lecteur. Espèce de. Félicitations, pour un premier roman c’était réussi. Du souffle, de l’aventure, de l’épopée, de la chasse, de la pêche, de l’amour pour la nature et son chien, de la violence, gratuite, cruelle, sans pardon, et puis la petite scène d'amour qui va bien, délicate au milieu de l’horreur ambiante.
Du « Nature Writing » si on veut causer genre littéraire. Dont le goût me revient, biberonné à Jack London que j’ai été. Buck le chien, l’Appel de la forêt, tout ça. Faudra penser à lire son dernier à Peter Heller : Peindre, pêcher, laisser mourir. Un programme de.

J’ai relu Carver aussi. What we talk about when we talk about love ? Dire qu’un jour, un pseudo lettré reprochait à une nouvelle de ne pas avoir de chute… Un scolaire… Carver souvent décrit comme le meilleur nouvelliste du monde, est le champion de l’absence de chute. C’est peut-être sa force. Pas de chute, mais il vous dépose par sa dernière phrase dans les starting-blocks de votre imagination à qui il a confié toutes les possibilités. Débrouille-toi lecteur. Colum Mc Cann, lu aussi, un fameux, des auteurs recommandés comme carburant pour écrivain soit, mais aussi capables de te décourager d'en devenir un. Qui te font balancer entre...

Busnel a l’autre jour signalé ''Indian Creek'' de Pete Fromm et avec la découverte des éditions Gallmeister ça va me replonger dans le Nature Writing. Sortir du béton, du parisianisme, des problèmes de couple, de mère, de pouvoir, d’ego, de grande guerre, etc… Respirer. S’évader. C’est là que tu réalises que Sylvain Tesson, avec sa cabane sur le Baikal… vingt-cinq ans après Fromm… Hahaha… petit coquin, va… mais… il l’a fait, lui. Se reporter au premier paragraphe si.

L’Amérique, si inspirante, si habile à l'introspection de l’âme et de la condition humaine, si apte à. Si tu vois ce que. L’essentiel, l’universel, au fond de toi. L’Amérique si souvent décriée, si souvent précurseuse. Ta part de, quoi.

lundi 16 septembre 2019

Vous en reprendrez bien un doigt ?


Nîmes en feria est ce viticulteur qui dit vendanger un grand cru en ne servant que de la piquette. On se demande comment elle arrive encore à attirer du public si ce n’est celui qui ne connait rien au vin, avale le ‘’Kiravi‘’ et l’indulto aussi indistinctement que le Château Margaux et l’admirable abnégation héroïque sous la pique, pourvu que tous les signaux l’y invitent, toujours friand d’une sorte de safari mondain aux étapes obligées, le fameux big five :





Coupes de champ’ en foire échangiste de cartes de visites à l’impé

Brindis d’egos aveuglés oubliant de rendre hommage à la ville qui devait en être l’objet

Réunions satisfaites dans les clubs taurins avec diverses remises de prix avariés

Corridas faibles et Vernissages de quelques expos branchouilles

Chasse aux Selfies accompagné de vedettes loco-régionales autoproclamées.

LOL

Dans l’arène, le toro ne dérange plus, ne provoque plus de chutes de cavalerie, trop occupé à tenir lui-même debout, tous les jeunes toreros ont la même ''Castellienne'' entame de faena, les jambes de sortie ne sont plus sorties, s’agirait pas de trop contraindre le ''fauve'' qui trottine à peine et sort au ralenti, et les triomphateurs ne sont pas ceux qui savent lidier un toro ou être profonds mais ceux, profilés, qui exhibent ostensiblement qu’ils n’ont pas peur, ce qui est à peu près la pire vulgarité que l’on puisse démontrer aux étagères sur lesquelles hurlent écoeurés des bourrins élégants quand un manso se présente, ce qui devient pourtant la rare occasion de s’intéresser à la lidia d’un toro qu’il faudra réduire…

Bref, ça faisait un bail que je n’y étais pas allé mais… pas d’évolution vers plus d’authenticité, au contraire. Morfonds-toi dans ton coin, aficionado, ou voyage sous d’autres cieux et tais-toi. Quelques-uns écriront tout ça dans leur blog, on les traitera de pisse-vinaigre asociaux et basta.

De quoi déboucher un bon flacon avec immodération, les yeux perdus dans le vague. A part ça ? Ben … Beloubet trouve Balkany (et sa TS bricolée et opportune) scandaleuse, mais admet avoir oublié trois biens immobiliers lors de la déclaration de patrimoine. Tout va bien donc, comme d’hab. La réforme des retraites fera passer nos cotisations à 28% au lieu de 8% genre 11.000 à payer par an au lieu de 4000 (non, lecteur, pas peur… c que pour les Kinés et autres fanfarons libéraux) et si tu lâches un malencontreux « Enculés ! » de rage ou de désespoir, ben tu vas en prison maintenant, où tu n’auras pas le droit de voir le match au motif qu’un lien serait fortement établi entre ton aversion traduite par cette injure et les agissements rétro-actifs d’une autre catégorie de la population. Ah bon. Quand le callejon vaseliné crie « Indulto ! » par contre, là, rien de prévu pour avoir sodomisé l’aficion payante.

Re LOL. Heureusement qu’on a de l’humour.

vendredi 13 septembre 2019

Tarir la Source


Elle est sympathique Aurore Bergé… Énervante, certes, mais sympathique dans sa façon de se tromper. Encore tout à l’heure avec Bourdin sur RMC. Elle tient à son train de mesures sur le bien-être animal. Vous savez quoi ? Moi aussi. Et vous aussi j’en suis sûr. Nous n’avons aucune propension malsaine à nous réjouir d’un quelconque mauvais traitement commis envers un animal. Savoir que sa côtelette émane de la carcasse d’un animal  malheureux ou tourmenté avec cynisme ou qu’un sale type a abrégé la vie de son chien d’un coup de pelle n’est épanouissant pour personne.

Pour autant, ne pas savoir faire de différence entre l’éléphant qui a vécu sauvage en liberté des décennies et qui s’étiolerait de l’enfermement qu’il subirait dans un cirque avec celui né en captivité, me semble issu tout droit d’un raccourci inepte. Là, c’est l’idée que l’on se fait de sa conscience supposée qui prend le dessus : anthropomorphisme.

Sur Instagram je suis notamment abonné à quelques comptes qui traitent de la vie sauvage comme elle est, sans précautions. Je vous assure que la corrida apparait alors comme un accompagnement précautionneux et plein d’égards, du dernier quart d’heure, le mauvais, que nous vivrons tous, dans notre lit, à l’hôpital, en Ehpad ou ailleurs, peu importe, on le vivra et il sera mauvais. ''Epic_wild'', ''real_nature'', ''natureismetal''  sont les noms de ces comptes et, souvent, on y éprouve des sentiments controversés entre fascination de la vie sauvage et dégoût logique, genre : aaah maaaaais… arrête de le bouffer comme ça, tue-le d’abord !  Ces situations permettant d’évaluer les degrés sur l’échelle de la cruauté. Bien sûr, ce n’est pas en relevant une situation horrible qu’on arrive à trouver des justifications à une autre. Sauf que, lorsqu’elle est produite sans intervention de l’homme, elle n’est pas horrible, ni cruelle, il faut changer d’adjectif. Elle est naturelle, sauvage, n’ayant d’horrible et de cruel que ce que l’œil humain avec sa sensibilité y voit : anthropomorphisme. En effet si tel prédateur ne tuait pas si cruellement sa proie, on assisterait alors à sa cruelle et interminable déchéance.

Pour la corrida, l’homme décide de faire entrer un toro dans l’arène et de donner à voir son combat. Sortez-moi tous les philosophes aficionados de votre manche, bardés d’arguments savants et distingués, cela ne suffira pas à la justifier. Ce point est incontournable. Le point de départ est un vœu humain gratuit. Parce que l’homme est ce qu’il est. Parce qu’il est dans la nature des acteurs de s’attaquer à l’insurmontable, l’océan à la rame, l’Himalaya au piolet, le toro à l’épée, parce qu’il est dans la nature des spectateurs d’être impressionnés, émus, étonnés de ce à quoi on parvient dans la beauté et la difficulté. C’est comme ça.

Alors, notre amie Aurore veut donc interdire l’accès des arènes aux mineurs. Chouette. Elle ne s’est pas rendu compte que les jeunes, s’ils avaient 20 ou 60 euros à dépenser chaque jour, préféraient les boire que s’obliger à rester calmes, serrés comme des anchois, sage, pas bouger, comparant leur vécu avec les resenas, pour tenter d’y comprendre quelque chose. La preuve ? La tribune désespérément vide fournie par Casas à prix super réduit especially pour eux. Car le jeune, messieurs-dames est remuant… quelques chopes de houblon – car de nos jours le jeune boit irlandais, c’est mort pour le pastis marseillais – quelques notes puissamment décibelisées, quelques filles déhanchées – important – et le voilà beaucoup plus à son aise en bodegas que sur les pierres et planches inconfortables de l’arène où l’on peut au choix se peler les miches ou se rôtir les roubignolles.

Il est grand temps que ce pseudo-article se termine, je sens l’envie d’abandonner le langage soutenu, pour l’ordurier qui me défoule tant et a fait de moi une divinité dans la rue Fresque…(Hahaha eh ho ça va, hein….)

Donc l’interdit aux mineurs ce serait chouette, ça les précipiterait à nouveau dans le ruedo par cette mécanique conversion adolescente de l’interdiction à la transgression. Magnifique, Aurore, ils te détourneront, tu seras leur Bergé ! Elle sait bien que ça ne traumatise personne et surtout pas les enfants, nous y sommes tous allés jeune et nous n’avons pas viré psychopathes pour autant. Ce qu’elle espère en essayant de retarder le gusanillo c’est couper le lien, tarir la source. Espoir vain, il arrive un âge où remuer dans les bodegas, avec toute cette transpiration et votre moitié qui commence à vous reprocher de sourire bêtement à toutes les inconnues qui passent, devient fatiguant, alors que se perçoivent les mystérieuses clameurs qui s’élèvent du cirque de pierre dont on ignore tout. Si vous êtes né dans la région ça ne peut que vous interpeller qu’un type de votre âge, entre vingt et vingt-cinq ans, accepte l’idée de se faire déboyauter par la corne alors que vous-même demandez encore à votre maman où sont les sparadraps pour panser votre doigt écorché à l’économe. Quand elle a réussi enfin à vous convaincre d'éplucher les patates.

Non, il y a juste un truc qui me sera désagréable dans cette société hygiéniste qu’on voudrait nous fabriquer : c’est qu’une merdeuse logorrhéique qui plane à quinze mille pieds au dessus du moindre enseignement délivré par la tauromachie me dise, à mon intelligence décrété déficiente, ce qu’il est bon que j’adopte comme attitude avec mon petit-fils.

Je t’emmerde Aurore Bergé.
photo La Provence

lundi 9 septembre 2019

Despedida vue par Joël Boyer


Pour qu'une resena soit intéressante, y compris si elle ne colle pas à votre perception, il faut plusieurs ingrédients indispensables tels qu'une bonne culture générale - y puiser des références -  une bonne culture taurine - n'être dupe de rien - de la sensibilité - transmettre les émotions vécues - un talent littéraire - c'est encore mieux si le lecteur se régale - et surtout, surtout, avouons-le, le feu sacré qui permet de s'emmerder à 90% des courses en se ruinant sans broncher...
Il m'est apparu que Joel Boyer réunissait ces qualités, la gentillesse en plus puisqu'il me permet de publier ici ses resenas. Qu'il en soit ici remercié.



Arles, 7 septembre 2019, corrida goyesque- Enrique Ponce et Juan Bautista qui fait sa despedida, mesclum de ganaderias

Arles, la ville dont le Prince est un torero, savait que Juan Bautista avait fait les choses en grand. Les rues bruissaient de nervosité et de ferveur ; on processionnait déjà rue de la Calade, blottis les uns contre les autres ; le rond-point des arènes était noir de monde et ça bouchonnait grave côté Luppé trois quarts d’heure avant le début du spectacle. Une telle affluence était inédite. Pour rien au monde, Arles, la Crau et la Camargue n’auraient raté les adieux du torero à sa ville.


Et toute la ville était là, une foule ravie et surtout rajeunie. Ce jour, on venait aux arènes en couple, entre amis, en famille mais surtout en bande. Des jeunes comme on n’en voit plus dans les arènes, des gitans, des rebeus. Dieu que ça fait du bien de s’apercevoir qu’un torero peut encore attirer les foules, que l’événement d’une retirada fait sens, que c’est le moment où jamais où il faut rameuter tout le monde, les cousins et les potes, même ceux qui ne sont pas aficionados, ou qui ne le sont que d’occasion. Ils étaient tous là, Barriol, Le Trébon, Trinquetaille, Monplaisir, Griffeuille, au milieu des gilets jaunes, des ex-cocos, des émissaires chics de Patrick de Carolis et de quelques nîmois qui n’en revenaient pas, tant ils se sont accoutumés à ne plus vivre les uns avec les autres.
Ce jour, le Prince a fait de sa ville un village d’aficion et a ouvert ses arènes au monde.

Des arènes de « no hay billettes », décorées avec goût, un ruedo superbe en fleurs de tournesol en hommage à Van Gogh, une banda Chicuelo II au meilleur de sa forme- comme souvent à Arles- accompagnée d’un chœur et d’une mezzo un peu envahissante mais au timbre profond, des habits goyesques d’une grande beauté, surtout celui de Juan Bautista, enveloppé d’une cape de velours vert foncé, costume vert, ramages bruns aux reflets auburn.

Pour sûr, les toros n’étaient pas très en pointes, des toros à tête commode de festival entre amis. Et la présidente, en costume d’arlésienne, a bien failli nous gâcher la fête, par une distribution incontrôlée de mouchoirs de toutes les couleurs, allant jusqu’à accorder deux vueltas (au bon La Quinta sorti en 4ème pour Juan Bautista, celle-là n’était que ridicule, et au Juan Pedro d’une pique et demie, atrocement soso, sorti en 5ème pour Ponce – et celle-ci, vraiment affligeante, a été protestée par une bronca d‘anthologie à l’heure de l’hommage à sa dépouille).


Ponce a fait du Ponce, parallèle et toréant du pico, mais donnant le change par cette élégante raideur et ce faux relâchement à quoi ils nous a accoutumés depuis 30 ans. Ses très douces véroniques de réception a camera lenta devant son Cuvillo, un peu faible mais plein d’allant et de bon moral, sont à retenir, comme sa main gauche, surtout après changement de main, sur cet adversaire intéressant de jeu, très noble et qui se reprend en cours de faena privant le maître de ses tentatives répétées de génuflexions poncinistas, toutes avortées (deux oreilles après bajonazo…). L’Adolfo Martin nous offrira un joli tercio de piques (le toro saute littéralement sur la tête du cheval à la première, la seule qui sera bien exécutée et vient très fort sur les deux suivantes mais sans pousser) puis se révèlera tardo à la faena. Enrique, précautionneux, s’applique, insiste et tire deux séries au final de ce toro de demi-charge qui arrivera à la mort gueule fermée (silencio). Le début de faena sur le Juan Pedro, conduit au centre par passes par le bas et trincherillas, le torero très vertical les jambes croisées en entrechats de petit rat de l’opéra, sera brillant, comme les séries à droite qui suivent, main basse, geste lent, relâchement de la ceinture -après le passage… Cela ne suffira pas, alors Enrique exige la musique et la banda se met à jouer. A compter de cet instant, la faena baisse beaucoup de ton devant ce toro sans présence. La foule sans s’en aviser applaudit alors les intentions et l’allure du torero plus que la passe. Poncinas comme s’il en pleuvait. Cette œuvre inachevée et vilainement ordinaire en sa deuxième partie vaudra au matador les trophées maximums. Allez savoir…

Mais au fond, tout ceci n’avait que peu d’importance car Jean Batiste a illuminé toute l’après-midi. Certes le Garcigrande d’ouverture était-il imprésentable de tout (trapio et cornes) et sans tempérament. Mais, très en confiance, quieto, d’une grande intelligence, JB a inventé un toro, dans une faena allant a mas, très bien conduite et de grande variété (une oreille). Il a su mettre en valeur le La Quinta, un peu gras et les cornes outrageusement basses, en ordonnant à son piquero de se placer sous la présidence, et le trasteo d’Alberto Sandoval, merveilleux d’exécution, a fait le reste en deux rencontres. Christian Romero son péon historique et son ami, invité à la fête, la soixantaine approchant, a planté deux paires de banderilles devant un public conquis. Puis ce fut, après un brindis à ses enfants, un festival de bon goût, de relâchement (le vrai), d’enchaînements de perfection, et après un petit passage à vide à gauche, d’où s’est cependant détaché un somptueux molinete très bas, très swingué, une fin de faena par série de face sans épée rematée par un pecho plein de desmayo, le tout sur une zarzuela merveilleusement interpétée par notre mezzo (recibir, deux oreilles, vuelta au toro).

Sans doute tout ceci était—il agréable, un peu anodin, sucré. Mais il en fallait plus pour nous gâcher la fête. Alors quand on vit, avant la sortie du dernier, Juan Bautista attendre son heure, le dos à la barrière, on s’est mis à l’applaudir, avec reconnaissance pour ce qu’il avait souhaité nous offrir, pour la manière, cette classe de gendre parfait, cette retenue qui est sa marque et qui le distingue de tant de directeurs d‘arènes….A l’applaudir avec ferveur, interminablement, tout le public debout et lui au centre, lui nous saluant, avant de lever sa montera en croissant de lune vers le ciel, en hommage à son père. Des larmes ont coulé. Sur nos visages et sans doute sur le sien. Un péon, témoin de ce moment d’émotion, lui empoigne la nuque comme on le fait entre hommes quand on craint de se caresser.

Son toro sort, un Vergahermosa, de 530 kgs, pas bien mieux présenté que les précédents, accueilli par une passe de cape à genoux, et qui se révèle à la pique encasté et de grand jeu, y allant trois fois goulument, le piquero, très sûr, à la puerta des cuadrillas, un toro qui ne pousse pas et fuit aussitôt le châtiment mais qui revient avec une codicia énorme. Juan Bautista, pour ce dernier combat, partage le tercio de banderilles avec ses peones, plante une paire al violin de grand impact et brinde. La faena ? Un bonheur de faena devant un bonheur de toro, noble, de beaucoup de présence, de grand allant, inlassable, auquel Juan Bautista sait donner la distance et qu’il torée avec rythme, temple et ligazon. Soudain tout le monde se régale. Le public, le toro, et le torero surtout. Un moment d’une telle plénitude, de telle aisance, qu’on en a les larmes aux yeux, pour lui, pour nous, pour ce qu’on voit et pour ce qu’on devine. Le toro est si superbe et si bien mis en valeur par le maestro qu’on applaudit sa charge, son galop, sa caste. Juan Bautista, à cet instant s’oublie, atteint la plénitude des derniers instants. P… que ce doit être bon ! Et pour lui à ce point si irrésistible qu'on le voit soudain se pencher au passage de l'animal pour déposer un baiser sur son flanc, comme un amant exalté. L’arène est, comme lui, sur un petit nuage. Le mouchoir orange tombe- celui-ci d’évidence- et Jean Batiste raccompagne son toro par luquesinas jusqu’au toril, attend qu’on referme la porte pour se retourner vers nous et on voit alors un immense tournesol glisser sur les mystères des chiqueros qui se referment. Ce point final d’une carrière est donc un soleil qui raccompagne son torero. Le symbole est saisissant.

Juan Bautista revient au centre du ruedo. La communion entre le torero et son public est fervente et elle dure de longues minutes, poignantes, comme si l’on regrettait de se quitter ainsi, si bellement, si sagement, si intelligemment. A l’heure exacte où le soleil se couche sans drame, au meilleur de l’horizon d’un homme.
C’est alors Ponce, et non un peon, qui s’approche, se baisse pour ramasser la montera en croissant de lune et la remettre au retrayant. Ce geste d’estime du vétéran qui ne parvient pas à quitter le ruedo à l’égard du choix de son cadet est superbe. Puis ce sera la vuelta du torero, accompagné du mayoral et de ses trois enfants, la petite fille en arlésienne et les deux garçons, plus jeunes, qui se disputent drôlement les bouquets de fleurs que le public jette au passage du maestro. Et toute cette petite famille qui salue encore au centre, les enfants regardant leur père pour savoir comme on doit lever le bras. C’est proprement irrésistible.

 
Il y manque encore quelqu’un : l’épouse. Mais la voilà qui prend place à côté de la banda et des chœurs pour entonner l’Hymne à l’amour accompagnée par l’orchestre Chicuelo de l’ami Rudy. Les deux toreros et leur cuadrilla écoutent religieusement, regroupés ensemble sur la piste non loin de la talanquera. Applaudissent à la fin puis sortent en triomphe. Rudy, qui sent toujours les choses, continue à jouer. Nous restons encore de longues minutes comme si l’on refusait de se séparer.


Il est vrai qu’une despedida, ce n’est pas seulement le choix ou le destin d’un homme. C’est pour nous tous, le temps qui passe et la peur de l’absence.
                                                                                                                  Joël Boyer