jeudi 27 février 2014

Repose en Paix




       

Quelque chose m'a toujours intrigué : d'où venait cette exaltation si particulière ressentie à l'écoute de ces sonorités d'outre Pyrénées ? Pourquoi cela me donnait-il si envie de vivre intensément tout en m'encourageant à sonder en moi une profonde gravité ? Rien, dans ma culture ou mon histoire familiale qui ne me lie à l'Espagne, et pourtant cette part de moi nourrie par la conviction qu'il s'agit d'un pays où je me sentirais chez moi. La tauromachie, une porte d'entrée, la musique, une autre, avec de virtuoses interprètes de pelizco dont Paco de Lucia n'était pas le moindre. Devant son beau visage à jamais figé, dansons avec lui, trois minutes vingt-neuf secondes durant.

mardi 25 février 2014

Mercedes garde le Cap


Valenciaaaaaa, come miiiiiierda con pacienciaaaaa y tu verras que buen estaaaaaa…

De l’autre côté de la porte blindée de son appartement, dans les hauteurs de cette tour battue par le vent et souillée par les pigeons, elle chante. Je tends une oreille pour surveiller son approche. J’ai peur qu’elle tombe et ne puisse m’ouvrir. Je traduis à l’oreille tous les défauts de sa déambulation. Les enfants peuvent être rééduqués, ils écoutent. Les vieux, non. Ils t’emmerdent. Ils ont verrouillés leurs convictions depuis lurette dans leur cerveau, une certitude qui tient dans le ''parle toujours, je continuerai à faire ce qui m’arrange'', viscéralement cramponnée à leurs défauts pour que tout le système mis en place ne s’écroule pas et eux avec lui.
Au bruit de ses pantoufles chuintantes et du déambulateur brinquebalant, je peux identifier toutes les erreurs que je lui demande de corriger à chaque passage, essayant de la concentrer sur la méthode, pendant qu’elle noie le poisson sous sa logorrhée de mamie ravie d’avoir une visite de courtoisie dont elle ne retirera que ce qu’elle veut.

Mercedes n’est pas intéressée par mes conseils, elle le serait plutôt par mon approbation à sa mauvaise mise en œuvre, histoire de concilier le plus important, sa paix intérieure qui dépend de celle que lui ficheront éventuellement ses enfants s’ils sont persuadés qu’elle est une élève appliquée.
Proverbe chinois : « au début, ce sont les parents qui ont des enfants, mais après, ce sont les enfants qui ont des parents »
Mercedes est très gaie, elle chante tout le temps. Une sorte d’argot francespagnol pied-noir. Elle a passé sa vie à bosser très dur sans jamais être déclarée. Elle a recueilli ses vieux parents qui n’ont jamais connu la maison de retraite, sa mère l’aidant à élever ses six enfants pour lui permettre de travailler.
Autrefois, j’ai soigné son mari aussi : un tout petit monsieur, siffloteur impénitent, toujours mince et élégant, œil malicieux sous un petit chapeau blanc éclatant, été comme hiver, qu’il devait avoir ramené d’Estepona où ils vécurent cinq ans, dans un bel appartement, face à la méditerranée, la meilleure période de leur vie qu'ils m'ont souvent narrée.

Policier à Alger, il était un jour parti du commissariat faire une course. Quand il est revenu, cinq de ses collègues étaient pendus là, surplombant les locaux saccagés. Après la minute d’hébétude, il avait quitté précipitamment l’uniforme, récupéré un pantalon et un tee-shirt pour rentrer chez lui prendre sa femme et ses enfants, et monter sur le premier bateau sans même une valise. Sauver leur peau, pas plus, en regardant, hagards, s’éloigner le quai et leur vie.

Mais Mercedes, évidemment moins rutilante que du temps de sa splendeur, aux ''suspensions'' douloureuses rongées et déformées par l’arthrose, qui n’a jamais voulu fréquenter l’hôpital et ses chirurgiens, roule son cap et chante tout le temps… Le plus souvent de ces chansons populaires rigolotes et coquines sorties d’on ne sait où, qu’elle termine dans un éclat de rire. Parfois, elle a même un peu honte de me les traduire, mais cède toujours à mon insistance en cachant son visage, sauf un coin d’œil rieur pour observer ma réaction. Plus c’est canaille, plus je me régale, ce qui la rassure. Un jour elle ma expliqué tout le bien qu’elle pensait des bordels :
« Un mari, ça doit pas divorcer ! Si ça le démange, qu’il aille au puticlub, là-bas gesticuler… au moins pendant qu’il est là-bas, je suis tranquille… vas-y raconter tes couillonnades là-bas, moi je les connais par cœur… mais attention, hein, ne dépense pas l’argent dont j’ai besoin pour nourrir les enfants que tu m’as fait, c’est tout !... »

Le bordel selon Mercedes ? Une mesure de salubrité publique bienvenue pour limiter les drames familiaux.

  • Maiiiiiis… vous pensiez ça aussi à trente ans ? Que je risque, perfide…
  • Noooon... qu’est-ce que j’étais bête quand j’avais trente ans… maintenant je connais la vie, pardi…
  • Voyez bien qu’il faudrait virer tous ces meubles, là, qui ne servent à rien et vous encombrent, vous n’arrivez pas à passer avec le déambulateur ! Ce serait déjà assez compliqué sans ça…
  • Ooooh mais oooh… c’est ça, je vais me priver de mes meubles pour faire plaisir à monsieur Delon qui passe ici trois fois par semaine, qui voudrait tout me vider et après je vis dans un désert, moi…
  • Ohoooo… engueulez-moi sans lâcher votre déambulateur s’il vous plait… faudrait pas se recasser un nonos pour si peu… c’est juste que ça vous rendrait la vie plus facile… vous seriez plus autonome… plus… c’est quoi ce vase en onyx d'un mètre de diamètre qui doit peser un quintal ???
  • Monsieur Delon… vous la connaissez, ma vie… elle n’a jamais été facile hein… ? (elle plante ses yeux dans les miens jusqu’à ce qu’elle sache que je suis bien en train de penser à ce qu’elle évoque) Alors eh ben, que je me casse un os, qu’on me jette à la poubelle et puis fini, tiens… et le vase c’est un cadeau de mon mari, oh !
  • L'amour est encombrant, parfois... Oui, mais moi, c’est pas dans mes attributions ça… vous jeter à la poubelle… je ne suis pas là pour ça… par contre le vase, si vous voulez…
  • Oui tiens pardi, ça va pas, non ? Et vous préféreriez masser une petite de trente ans, vous…
  • Beuh… pas du tout… je…
  • Tatatatataa pas à moi, monsieur Delon, pas à moi… à moi vous pouvez le dire, vous savez que je répète rien, moi (traduction : le lendemain tout le quartier est au courant) Vous voulez un café ?
  • Non, merci, je n’ai pas le temps…
  • Une jeunette à masser après moi, hihihihi...?
  • Ouais, cent deux ans…
  • Pauvre monsieur Delon ! Une vieille bique toute escranquée… encore plus vieille que moi, je vous plains !!!

Puis elle éclate de rire et entonne à nouveau gaiement sa chanson de la journée :

Valenciaaaaaa… come miiiiierda con pacienciaaaaaa y tu verras qué buen estaaaaaaa…

Car elle est comme ça Mercedes, elle chante tout le temps. Dans son salon, en essayant de tricoter de ses doigts tordus, dans sa cuisine, en noyant tout ce qu’elle mange sous des flots d’huile d’olive, dans son couloir, en contestant mes conseils avec malice, elle chante. Elle est gaie Mercedes... C’est vrai qu’en douze mois, elle a perdu son mari qui avait quand même bénéficié d’un fameux sursis depuis le commissariat d’Alger, puis son fils chéri bouffé par le crabe et enfin son petit-fils, cycliste fauché sur la route.

Je dois vous avouer, Mercedes, que pour vos articulations c’est foutu, je n’y pourrais rien, même pas le chirurgien, c’est trop tard pour être opérée, vous êtes devenue trop vieille, mais si vous saviez Mercedes, comme je vous aime, comme j'admire votre force de caractère, toute cette force dont vous me montrez le chemin, si vous saviez, comme vous me soignez bien, de tant de maux à venir.

Valenciaaaa... come mierda con paciencaaaa...


lundi 24 février 2014

Poésie



Tu t'assiéras, l'été, bien loin, dans la campagne, 
En robe claire, au bord de l'eau. 
Qu'il est bon d'emporter sa nouvelle compagne
Tout seul dans un pays nouveau ! 

Et dire que ma vie est cependant déserte, 
Que mon bonheur peut aujourd'hui 
Passer tout près de moi dans la foule entr'ouverte 
Qui se refermera sur lui, 

 Et que déjà peut-être elle m'est apparue, 
 Et j'ai dit : ! La jolie enfant ! » 
 Peut-être suivons-nous toujours la même rue, 
 Elle derrière et moi devant. 

Nous pourrons nous croiser en un point de l'espace, 
Sans nous sourire, bien longtemps, 
Puisqu'on n'oserait dire à la vierge qui passe :
Ô Vous êtes celle que j'attends. » 

Un jour, mais je sais trop ce que l'épreuve en coûte,
J'ai cru la voir sur mon chemin, 
Et j'ai dit : « C'est bien vous. »
Je me trompais sans doute, 

Car elle a retiré sa main. 
Depuis lors, je me tais ; mon âme solitaire 
Confie au Dieu qui sait unir 
Par les souffles du ciel les plantes sur la terre 
Notre union dans l'avenir. 


 René François Sully Prud’homme

mercredi 19 février 2014

Faut-il vraiment se plaindre ?



Quand on se retourne sur son parcours de tauromache, quand on juge de la tranche vécue de l’Histoire de la tauromachie, qui n’est pas finie, faut-il vraiment se plaindre comme aime à le faire l’aficionado toujours pétri de nostalgie ? Si l’on a passé le demi-siècle (constatation vaguement contrariante…) on n'a pas vu Manolete, Belmonte ni El Gallo, certes, on a raté leur apport essentiel à l’évolution permanente du toreo qui s’imprègne constamment des affres de son époque par l’interprétation sensible de ses artistes combattants. Mais cela n’a pas été le désert non plus… 

On a été le contemporain des excès du Cordobès, mais de son aguante aussi, de son légendaire poignet, de son pouvoir de transmission, de sa témérité renversante et souvent renversée, on a vécu la sombre gravité des véroniques templées de Julio Robles à jamais dans la rétine, l’empaque d’Ordonez, la lente amplitude de son toreo majestueux, on a été contemporain de l’union madrilène d’Antoñete et de son toro blanc, on a été témoin du courage impressionnant de Ruiz Miguel, du sentiment déchirant de Paula, cette délicatesse inspirée qui foutait le frisson recta, on a vécu presque de l’intérieur l’aventure romantique au travers de Nimeno I et II tant on pouvait s’identifier à eux, tant ils nous étaient proches, tant chaque coup de corne nous concernait, on a été autant subjugué que ses toros, par Ojeda et son toreo de poche gyrocentré qui découpait tranche à tranche la touffeur de l’intimité créée. On n’a vécu du Curro Romero, que des scandales, mais quand même perçu la fragrance de son art qu’on veut bien croire immense, puisque d’autres, crédibles, l’ont rapporté ; on a vécu les châtiments, les geysers fémoraux du Vasquez à Paquirri qui en mourut, le cœur du Yiyo ouvert en deux comme un livre triste et cette corne qui ressort sans brutalité de sa poitrine, rouge jusqu’à sa base, et le dernier souffle de ce jeune homme de vingt et un an, rendu là, sur le sable même : « Pali, celui-là m’a tué… »

On a été le contemporain de l’élégant Joselito nouveau, il peuplait l’arène de femmes qui soudain ne nous voyaient plus… détonnant cocktail de distinction virile et de sensibilité… (il revient sur Istres mesdames, précipitez-vous…) on s’est régalé des ''recherches'' de Rincon, savantes et courageuses, devant des toros retors, de ses cites lointains reçus au galop, de vingt ou vingt-cinq mètres, de berceaux géants qui fauchaient l’air sur les deux bords, tempêtes auxquelles il n’opposait que son impavidité de petit bonhomme probe. On a connu le bondissant Mendez et les rebondissants Milian, Ferrara et Fandi qui ne resteront pas dans le souvenir malgré leurs qualités sportives ou justement, à cause d’elles. Tiens, on se souvient du classieux Ortega Cano, des Campuzano… du malicieux et cojonudo Espla un type pas du genre « à éclabousser toute l’Espagne du sang de ses blessures » que les toros francs ennuyaient et les noirs fils de pute faisaient sourire, de Manili le nain alpiniste de l’estocade, de Frascuelo efficace et alluré, de Munoz et sa gueule de martyre se jouant la vie pour ne pas être bouffé par la comparaison avec l’ogre Ojeda, des pleurs d’El Bote dans la sciure cérétane, du Fundi mauvais styliste bon batailleur et de Robleno petit mais Ô combien vaillant torero. 

Nous sommes les contemporains de Ponce ‘’el rey del ligazon’’, énervant de perfection précieuse, de Juli-le-vorace qui pourrait vomir de sa boulimie mais qui Ô mystère, a toujours faim, de l’effectiste décalé Conde, pourquoi pas, il faut bien un contrepoint comme ça dans le paysage, pour distraire les hommes et troubler les femmes… 

Il y a dans ma liste de nombreux oublis, vous les comblerez peut-être, et sûrement un nom que vous attendez tous, tous, sauf les bourrins, les pisse-froids et autres grands connoîsseurs qui par dogme ne se déplacèrent pas. S’agit-il de Paco Camino ? Arruza ? Gaona ? Casas ? Castella ? Atsuhiro Chimoyama ? John Fulton ? Saïd Kaza Lahmansour ? Christina Sanchez ou Curro Carro ? Salvador Vega ? Le bel oublié de cet liste, sombre, baroque et psychotique Morante de la Puebla ? Que nenni messieurs-dames, celui dont nous ne nous plaindrons pas d’avoir été les contemporains, qu’on lui mégote ce qu’on voudra, bande de médiocres que nous sommes, c’est bien José Tomas ! 

L’Histoire retiendra deux séismes en septembre : celui du 11 où en deux tours jumelles il fallait choisir la combustion ou le vol libre pour en mourir, celui du 16 où, avec ou sans jumelles, il fut question d’avoir vu un truc pareil ou pas, avant d’accepter l’idée de sa mort, voire celle de sa quête du toreo parfait dont on était persuadé qu'elle serait sans fin.

lundi 17 février 2014

IDA de Pawel Pawlikowski

IDA

Il est à Nîmes un cinéma de centre ville, éloigné des zones industrielles marchandes aux espaces impersonnels démesurés où se dégustent des seaux de Pop-Corn gluants pendant qu'un son Dolby Surround vous assène longuement les bandes annonces des dernières super-productions tandis que le vulgum pecus pianote sur son smartphone en toute barbarie. 

C'est le Sémaphore, un bazar en perpétuelle évolution qui nous entretient régulièrement de ses difficultés à survivre par le détail de ses tranches de travaux qui n'en finissent plus. Il pulse depuis ce phare culturel, les films en VO qu'on ne peut voir ailleurs, dont on n'aurait même jamais entendu parler. C'est un cinéma d'aficionados au septième art, un truc pour ciné... philes, phages, maches. On y vient seul ou en couple, en gourmet, déguster une bobine rare.
Si je me suis déplacé pour voir ''IDA'' c'est que ce film polonais noir et blanc de Pawel Pawlikowski était annoncé comme ayant été bâti « au travers des images et des cadrages. Les contrastes entre le noir et blanc ainsi que toutes les nuances de gris sont également magnifiques et font d'IDA une expérience cinématographique à vivre sur grand écran »

De ce point de vue-là j'ai été bien déçu... Rien d'exceptionnel pour celui qui a encore dans la rétine le contrasté Blanca Nieves. Ici on serait plutôt dans la permanente soupe grisouille même s'il est vrai que nombre de plans fixes évoquent un classicisme marquant qui rappellent quelques tableaux de maîtres. Passé le premier quart d'heure assez austère, on entre dans une belle histoire triste, lente, grave, aux enjeux essentiels. 

IDA orpheline élevée au couvent, est encouragée par la mère supérieure à aller à la rencontre de sa seule famille, sa tante Wanda, une juge désabusée et émancipée, qui jusqu'à cette rencontre avait occulté la recherche de sa vérité et du drame qui la ronge, pour partir enfin avec elle à la recherche de ce qui la coupa du bonheur.
Le film engage alors la juge émotive en talons hauts et jupe moulante flanquée d'une nièce nonne pudibonde et morale en un road movie où elle vont apprendre à se connaître, connaître la vraie vie pour Ida, en quête de leur histoire familiale en proie aux aléas de la guerre.

Wanda-la-rouge fume, boit et s'envoie des hommes sur le passage et commente à sa nièce au regard réprobateur :

  • Bien sûr je suis une pute et toi une petite sainte ? Eh bien ton Jésus, il adorait les gens comme moi ! Et puis tant qu'à faire tes vœux de chasteté dans quelques jours, tu devrais pratiquer ce beau saxophoniste pour donner un sens à ton sacrifice, sinon, comment savoir ?

Un conseil qui sera suivi mais sans l'effet escompté, même si le garçon se révèle gentil et charmant :

  • Tu viens avec nous ? On va jouer à Gdansk...
  • Que fera-t-on ?
  • Tu écouteras notre musique, on se baladera au bord de l'eau, on parlera...
  • Et après ?
  • On achètera un chien, une maison, on se mariera, on aura des enfants...
  • Et après ?
  • Après... ? Les problèmes... comme tout le monde...

    Quel sera le destin de Wanda ébranlée par la révélation de son secret, quel sera celui d'IDA, plongera-t-elle dans la vraie vie malgré ses incertitudes ou se réfugiera-t-elle à nouveau dans la chasteté silencieuse des hauts murs du couvent ? Eh bien ne pouvant tout faire pour vous, il ne vous reste plus qu'à vous rendre où vous savez pour voir ce film dans la belle musique de sa langue maternelle, lauréat du Grand Prix de Londres 2013 et du Prix de la Critique de Toronto 2013.

samedi 1 février 2014

La Pensée du jour

L'art est un luxe de l'intelligence et du cœur. Comme tout luxe il ne doit pas être d'un réalisme grossier. Il doit, surtout, puiser son inspiration dans les régions de la beauté, et idéaliser la nature, au lieu de se borner à la représenter servilement.

Henri Gadeau de Kerville