dimanche 30 mai 2010

Il est interdit d'interdire...







Au printemps 2008, cette maxime soixante-huitarde m'avait un peu inspiré le thème de ma nouvelle puisqu'on fêtait les quarante ans de la deuxième révolution française. Chai pô s'ils avaient capté dans le jury...



Bref, les diables ne sachant pas encore si celle de cette année fera ou non partie du prochain recueil, je n'ai pas encore l'autorisation de vous la divulguer.


Je me rabats donc sur la piquante "Les Haies de Cactus" que l'on peut lire dans le "Arequipa" pour ceux qui auraient commis l'erreur réparable de ne pas l'adjoindre à leur bibliothèque. Au fait, tout le monde a perdu pour le pronostic lié au titre de ma nouvelle de l'année : ce n'est pas "Quand je serais grand", ni "Cojones de fuego", ni "Spermatoroïdes", titres qui me ressemblaient effectivement, mais le très sage et très classique "La Marque du Toro" parce que je m'appelle Marc, parce que j'eus à souffrir dans ma chair l'impact d'un frontal de bébé toro, parce que les valises de mon père arboraient un sigle à tête de toro car il était voyageur de commerce dans le prêt à porter. Voui... il sillonnait une grande partie de la France pour vanter les mérites des pantalons "Le Toro" ! Les mauvais parieurs me doivent un coup à boire, donc.


Les Haies de Cactus



Le jour se levait à peine quand il lança le démarrage de son ordinateur. Le sien n’ordonnait pas grand-chose à vrai dire : il enregistrait tout, mais cela ne réglait pas le conflit entre l’implacable logique hardware et le caractère bohême de l’esprit romantique de Pepote. La machine engloutissait les données en ogre froid jamais rassasié, ne les restituant qu’avec parcimonie au prix de stimulations tentées au petit bonheur la chance, aussi intuitivement que sa léthargie matinale le lui permettait. Pepote consulta sa messagerie. Les premiers messages arrivaient des Etats-Unis. Le premier annonçait une sensationnelle révolution médicale pour allonger le pénis ; le deuxième vantait les mérites d’un anneau vibratoire expert dans la stimulation clitoridienne, le troisième égrenait le tarif d’une pharmacopée destinée à rigidifier la verge, le quatrième enfin, lui expliquait que sa petite amie ferait vraisemblablement l’amour avec un autre s’il ne se dotait pas en toute hâte de ces avancées du progrès. Bref, rien qui ne pût faire revenir le naturel au galop. Il aurait bien voulu se débarrasser de ces messages quotidiens mais lorsqu’il s’adressa à l’informaticien commis d’office, celui-ci le toisa avec dégoût, il avait qu’à ne pas se connecter à des sites pornographiques.

Certes… Mais Pepote n’était pas le pur produit d’une époque qui maintenant plébiscitait les gynoïdrux, ces robots censés tromper la solitude des mâles. Une belle invention, sorte d’évolution high-tech des poupées gonflables de jadis, munie de toute la nano-technologie embarquée dont il ne conviendrait pas de décrire tout le raffinement, sinon ce révolutionnaire vagin artificiel animé d’un venturi créant d’adorables rétro-contractions péristaltiques d’une constance confondante capable de muer le hardeur porno le plus endurant en piteux éjaculateur précoce. Foncièrement rétrograde, Pepote préférait encore caresser une belle cuisse fuselée, à la peau douce et tiède, rustique qu’il était, d’autant plus qu’à l’autre extrémité du joli corps se trouvait tout l’érotisme d’un esprit apte à transcender ce moment magique. Il était resté très…humain…le rustre.

Depuis que la science avait libéré la féminité de son ultime servitude en élaborant les utérus artificiels, les relations hommes-femmes s’étaient gravement déshumanisées. S’aimer pour se reproduire était devenu d’un vulgaire abouti. Et mélanger ses liquides intimes à l’ancienne, par le seul truchement des sexes, particulièrement salace. Pour autant, on n’avait pas encore trouvé un réel substitut à cet acte resté unique puisque excitant simultanément les cinq sens. Mais il avait suffit de l’avilir par quelque raisonnement philosophique spécieux le ravalant à un accouplement ignoble de fauves en rut pour qu’il appartînt au dernier degré de l’Evolution. Maintenant, il suffisait aux femmes les plus maternelles de parler à leur fœtus cinq minutes par jour pour que leur développement ne souffrît pas - dixit la science officielle - de cette croissance extra-utérine. Elles pouvaient en suivre le développement au travers de tubes à essais géants dont le ventre translucide permettait une vision d’aquarium. Ces incubateurs verticaux dûment numérotés s’échelonnaient au fil de longs couloirs qu’elles arpentaient en couvant d’un œil distrait leur état gravidique téléporté et en vérifiant entre deux soupirs de soulagement l’affichage des paramètres physiologiques de leur progéniture sur de rutilants tableaux de bord numériques. Mais neuf mois de gestation, même externe, c’était trop long et la science s’attelait à réduire ce délai plus du tout en phase avec les impératifs de la modernité. De plus, la taille des cerveaux s’étant naturellement affranchie des contraintes de pelvimètrie, on envisageait leur augmentation volumétrique moyenne en raison de l’accroissement des connaissances du siècle dernier, nouvel espoir pour la résolution d’énigmes majeures dans l’abîme desquelles on sombrait depuis des siècles, comme l’inclination qu’avaient éprouvée certains à tuer de terrifiants taureaux seulement armés d’un chiffon et d’une épée.

De toute façon, dans ce nouveau monde froid et aseptisé très éloigné de celui qu’évoquait son grand-père à travers de vagues souvenirs à lui-même transmis par ses aïeux, Pepote avait congédié sa dernière conquête, une névrosée hyper pénible capable de ne faire l’amour qu’en sacrifiant à une ribambelle de préliminaires modernistes ridicules. Elle exigeait une ambiance soi-disant propice censée créer l’accompagnement musical ad hoc et satisfaire à l’orthodoxie des fluides Feng-Shui de l’habitat, de la respiration tantrique des impétrants, de l’énergie des chakras et de la position des astres dans le cosmos, tout cela mâtiné de quelques raffinements délicats et superfétatoires comme la micro diffusion de phéromones exotiques au-dessus du lit ou encore la stricte observance d’une totale progressivité de la géosensualité des caresses quand ce n’était pas la rituelle circumambulation préalable effectuée en transe dont il était le pivot ulcéré. Soit autant d’occurrences pour un homme, un vrai, de plier efficacement une vultuosité triomphante en débandade ratatinée.

Pepote choisit un lyophilisat caféiné parfum ‘’Torréfié au Kerosène d’Yxtruck’’ qu’il réhydrata d’un centimètre cube d’eau gélifiée puis réchauffa en activant d’un clic la réaction chimique du mélange des gaz stockés dans le double fond du gobelet municipal réglementaire en titane alvéolé. Il eut envie de fumer : il colla donc ses lèvres à l’emplacement prévu pour cette activité subversive, au milieu de la vitre aménagée sous le vent, tandis qu’une griffe d’acier plaquait sa nuque, obligeant sa bouche à épouser l’empreinte anatomique moulée pour qu’aucune fumerolle ne pût rétro-pénétrer les communs du bâtiment. Il risquait alors d’être mis sous le coup de la loi accablant les « coupables de tabagisme passif envers autrui ». Des patrouilles vérifiaient chaque année l’étanchéité des joints, imposant au besoin leur remplacement à prix fort. Une voix l’avertit qu’étant donné le nombre de fumeurs en action à cet instant et eu égard aux résultats de l’analyse extemporanée de l’air, il avait droit à huit bouffées de tabac blond filtré, dénicotinisé, exempt de goudrons et de papier, qu’un aéronarguileh de type trois viendrait lui présenter. Qu’il cligne de l’œil gauche pour accepter, ce qu’il fit, bénéficiant alors du sermon culpabilisant proportionnel au temps de fumerie histoire d’en altérer le plaisir et de lui rappeler l’obligation morale de se compter parmi les mauvais citoyens responsables de la fonte de la banquise et de son principal dommage collatéral, la disparition des ours polaires. Un bio-préjudice incommensurable. Le message se terminait par le coût des huit bouffées si bien que s’instillait en eux pour la plupart, plus pernicieusement encore que du goudron dans une alvéole pulmonaire, le nouvel ordre moral décourageant les endurcis.

Pepote n’était pas à proprement parler, en addiction avec le tabac, son point de vue était un peu plus ‘’flamenco’’ : ça valait le coup de boucaner ses poumons, au moins pour emmerder tout cet implacable système chargé du nivellement de l’humanité. Rentrer dans le rang, jamais. S’il ne devait rester qu’un bronchiteux chronique remontant chaque matin son bol de glaviots mucco-purulents gras comme des huîtres d’estuaire, ce serait lui, qui crachait déjà sur leur vision du monde. Un monde qui déplorait la disparition de l’ours polaire mais ne commentait jamais, les mille deux cents victimes annuelles, enfants, et randonneurs, jouets de ces putains de grizzlis réintroduits dans les Pyrénées par une bande d’écologistes névropathes dont on ne contrôlait plus la population galopante. Galopante celle des ours, comme celle des zoolâtres même si les deux catégories ne se reproduisaient pas ensemble vu l’incompatibilité non résolue de cet amour anthropomorphique unilatéral, fruit de la pensée dominante correcte. Galopante aussi, car c’était bien à la course qu’ils vous attrapaient les nounours en paluches griffues ! Certains chanceux revenaient avec la moitié du visage arraché et nécessitaient les prouesses de quelques chirurgiens en mal de médiatisation. D’autres, un membre croqué, quittaient désespérément la forêt à cloche-pied, espérant atteindre avant d’être exsangues, le premier laboratoire agricole entrevu…Les médias relayaient peu, les victimes il est vrai, n’étaient qu’humaines.

Pepote enfila sa combinaison antibactérienne, séjourna sous le rayonnement ultra-violet du hall durant la minute nécessaire au déblocage du sas et sortit par l’arrière du bâtiment dans la ruelle, s’immisçant au vol avec temple, dans l’aspiration du CIPET. Depuis janvier dernier, toutes les rues étaient équipées de ces ‘’couloirs d’itinéraires piétonniers électrotractants’’ et la déambulation libre réprimée. A chaque sortie de CIPET on était automatiquement ‘’bipé’’ par la borne intégrée qui recevait le signal du bracelet magnétique ante-brachial inviolable. Tout concept de promenade, flânerie, billebaude, avait disparu. Terminés les ‘’Singing in the rain’’ centrifugés par les réverbères terminées les courses éperdues pour rejoindre son amoureuse, terminées les parties de foot improvisées avec les boites de conserves. Terminées les fêtes populaires, les foules grouillantes, les manifestations de joie collective spontanée comme pour la coupe du monde de football en 1998. Les réunions et autres meetings politiques, n’étaient plus que des souvenirs confus évoqués par des journalistes ringards. Alors les ferias, pensez…

Fasciné par cette époque chaleureuse, Pepote se rendait tous les jours au bar Radicro au coin des rues Molekul et Partikul, un bar à oxygène et à divers flux phyto-biologiques où on proposait en guise d’amuse-gueule, de petits radis aigres, officiellement recommandés par l’Etat pour leurs vertus anti-oxydantes. Pepote y retrouvait l’ethnie des Sensibilus. Des hommes fragiles, exclus de cette société, jadis appelés « aficionados ». Terme banni, insupportable puisqu’il provoquait la résurrection subite de plaisirs classés barbares. Certains s’étaient aperçu à la faveur de la prohibition, que ces Sensibilus n’étaient pas les brutes épaisses présumées mais des êtres nostalgiques à la sensibilité exacerbée, prompts à regretter leurs émotions perdues. Il s’en trouvait même, sous l’hypocrite rigorisme glacé, qui comprenaient au sujet de la corrida, tout le romantisme de la mise en scène artistique et courageuse du passage de vie à trépas, prégnant mais le plus souvent refoulé dans les méandres de l’inconscient.

Ce bar, si effrontément suspendu au manque de perspicacité des autorités incapables de trouver en ‘’Radicro’’ l’anagramme de ‘’Corrida’’, devait son ambiance à la fréquentation assidue de la tribu de ceux qui se souvenaient. Des types, d’horizons sociaux, politiques et religieux divers, seulement réunis par quatre lettres tabou : toro. Au Radicro, on en parlait, on toréait. Malgré les deux mille cent cinquante-cinq ans mis par cette société menaçante à éradiquer le combat des taureaux, on toréait l’ordre juste, la morale bourgeoise, les bons sentiments, les hypocrisies religieuses, les mièvreries sociétales, le protectionnisme débile, on en oublie et on pourrait être moins urbain. On résistait, toréant tout ce que cette vie minable offrait à plier pour entrevoir du plaisir. Par exemple, sous les rondelles blanchâtres des radis se cachaient de moelleuses olives vertes, farcies à l’anchois : une rébellion. Dérisoire, peut-être, mais salutaire respiration dans l’asphyxie générale. De bonnes grosses olives de Séville, dégoulinantes d’huile, bourrées d’anchois grassouillets et goûtus ! Délice rare. Les services sanitaires avaient cru en réussir l’interdiction… Les ploucs ! On vient de partout pour y goûter ! D’autant plus que si on arrive à être à la bonne avec El Pipo, le patron, il se trouve parfois une occasion de siroter en douce un fond de guita sauvé du désastre et alors là, quel bonheur !!! Ca change de la centrifugation vedette préconisée par le gouvernement, ce cocktail dégueulasse, exsudat de topinambours, concombres et chayottes. Ah les nuls ! Si l’anchois est goûtu, El Pipo est l’aubergiste le plus couillu que l’on connaisse à la ronde ! C’est impoli mais c’est ainsi : « El Pipo le couillu » est son apodo. Son sobriquet si vous préférez. Une sorte de nom d’artiste honorifique. Il faut dire qu’à l’époque des corridas, en avoir ou pas faisait toute la différence devant les cornus tandis que maintenant, avec l’abolition de l’initiative privée, la neurasthénie générale conséquente et l’opprobre systématique qui a négativement connoté la virilité jusque dans les slips et caleçons, les organes appendus ont connu une atrophie génétique notable et n’est plus du tout ‘’couillu’’ qui veut.

Parfois, El Pipo craque. Prenant un risque maximal, comme s’il s’agenouillait à porta gayola pour confier son destin au hasard du danger, il ressort sa plancha en fonte cancérigène pour y rissoler les petits calamars nuitamment braconnés avec son pote Serafin. Il est fou d’enfumer ainsi tout le local… il y a belle lurette que ce n’est pas toléré ! On lui ferait fermer boutique si on le surprenait ! Son génie à lui, cette inspiration sans faille jusqu’à ce jour, cet instinct - on devrait dire son duende – c’est cette habitude des jours où les cameras thermiques ne reniflaient pas dans le quartier… Prendre ce risque le stimule car ce n’est pas raisonnable. Et qui est raisonnable n’est pas torero. Oh que non. Alors, quand l’oppression est trop forte, la contrainte trop envahissante, la dépression trop proche, il faut se révolter pour ne pas mourir avant l’heure, à petit feu, résigné, passions reniées, comme tous ces gens qui n’ont jamais osé, qui n’ont jamais dit ou fait ce qui les aurait libérés. Tous ces gens qui se couchent, un fameux monton, trop fades pour vivre en torero. El pipo, lui, s’il tombait entre leurs mains, ce serait ‘’en torero’’, roide de morgue, honneur et dignité intacts, la prunelle étincelante de la race de sa colère.

Dans l’ambiance des grands jours, quand prend soudain la sauce imprévisible de cette allégresse émue, quand on arrive enfin à ‘’lier’’ quelques réminiscences devant la corne de la censure, on en connaît qui se damneraient pour trancher la chair tendre et frémissante des calamars à peine revenue dans l’huile d’olive fruitée, clandestinement pressée dans le garage maculé de cambouis de son cousin d’Almonte. Une chair laiteuse parsemée de gousses d’ail hachées. La fendre au passage de la pointe du couteau, libérer l’encre de sa poche, s’en noircir les gencives jusqu’au délice, se brûler la langue d’une liche d’ail, ah… par José y Juan, quelle différence d’avec leurs repas lyophilisés !

Quand Pepote immisce sa silhouette décharnée dans l’entrée de son QG, il s’immobilise le temps d’opérer en un bref panoramique de son œil inquisiteur, le recensement des clients du bar. Histoire de vérifier si l’on pourra parler toro ou si un visage inconnu imposera la prudence. Il faut savoir qu’il y a des oreilles ennemies portées par les têtes étriquées des espions du système qui vous dénoncent en moins de temps qu’il n’en fallait à El Viti pour tordre un tonton de Samuel Flores… Faudrait couper les leurs, tiens, d’oreilles ! Après les avoir poursuivis, les couards, comme au bon vieux temps les mansos, et les brandir, triomphants, alentour…

Avec sa figure émaciée, interminable comme un dimanche de pluie sans projet, sa tignasse filasse qui surmonte un imperméable gris-suicide d’où dépassent des bras trop longs, Pepote semble débarquer d’un autre monde, ou sortir d’un cyclotron dernier cri qui aurait trop accéléré ses particules. Ce soir, dans le contre-jour de l’entrée, il ressemble à un sémaphore dans la nuit tempétueuse de ses songes. L’éclat métallique de son regard désespéré balaie si méthodiquement la houle des aficionados ses frères, que certains en ont froid dans le dos. Pas de peur, mais de consternation devant l’expression de fauve traqué qu’à plaquée sur son visage cette époque désenchantée, sans fiesta brava.

Pour lui, Radicro est définitivement le seul, l’ultime lieu digne d’intérêt de sa chienne de vie. Alors, si jamais il y découvrait un de ces binômes de suppôts du pouvoir castrateur, il serait capable de disjoncter, de tout casser, de se supprimer, de leur foncer dessus, il pourrait déclencher, dernier bastion perdu, un authentique cataclysme…Ici tout le monde le sait et craint qu’un jour l’irréparable ne survienne, qu’il sorte ce poignard de mort qui renfle la poche poitrine de son imperméable depuis quelques semaines et qu’il en finisse comme jadis avec un taureau que la mort ne voulait pas habiter. On a peur qu’il tue ou se supprime une fois pour toutes, qu’il vole sa propre mort à ceux qui l’ont déjà psychiquement abattu.

Mais dans l’arrière-salle, cette nuit semble propice à la grand messe païenne du souvenir, à la célébration du culte perdu. Le bar est animé, l’ambiance favorable. Pepote s’avance, note les étincelles dans les yeux des Sensibilus. El Pipo s’est lâché : la manzanilla ruisselle aux commissures, les olives farcies giclent sous les dents, des encornets grillent dans une épaisse fumée qui masque celle des cigarillos de contrebande que d’aucuns en pleine euphorie allument comme au bon vieux temps quand il était encore possible de fumer dans les bars d’Espagne. On se croirait en feria ! Pourtant, personne ici n’a assisté à la moindre corrida, personne n’a senti les palpitations de sa poitrine s’accélérer à l’approche de l’arène, personne n’a contrôlé cent fois dans sa poche de chemise la présence du précieux billet, personne ne connaît l’odeur âcre de la peur, de l’urine et du crottin, personne n’a senti dans la fournaise d’une arène, le frisson glacé courir sur sa peau : il y a bien longtemps que les animaux fascinants ont disparu. Les taureaux ne souffrent plus… Eradiquée l’espèce ! Il y a belle lurette que les parcs zoologiques n’en abritent plus. Car en ce temps-là, par les nuits de pleine lune, d’imbéciles Méditerranéens s’introduisaient encore dans leur enclos pour les affronter au mépris de leur vie. Le scandale que ça soulevait ! Le style de révélation que le Nouvel Ordre Moral ne supportait plus, la preuve vivante et vibrante que la passion balayait une raison pourtant élevée en dogme et encadrée de lois répressives. Comment se seraient-ils douté que lorsqu’on avait l’esprit torero, ces lois rajoutaient du piment à l’excitation à les enfreindre ?

Les taureaux ne souffraient plus, le débat était clos. Ils paissaient en paix des pages intérieures des livres de zoologie. Ils ne lançaient plus ce meuglement de printemps, rauque et plaintif quand ils sentent les vaches consentantes, ils ne s’affrontaient plus dans d’interminables combats où les cornes s’entrechoquaient et claquaient comme le bec des cigognes, là-bas, dans l’immensité des pâturages ceints de haies de cactus. Vu la fascination qu’avaient toujours exercée ces noirs seigneurs des plaines, on avait dû les tuer tous pour qu’ils ne souffrissent plus dans les arènes. Ils ne souffraient plus, morts qu’ils étaient, tout ce qu’il y a de plus morts : ‘’cadavérés’’ comme on disait au Sénégal, abattus, décimés, exterminés, trépassés, éradiqués, putrides, recyclés. La société bien pensante vivait enfin soulagée, aporie assumée.

Ces aficionados virtuels d’arrière-salle clandestine, avaient nourri leur passion grâce à de talentueux griots des temps modernes dont ils complétaient les récits par quelques cassettes vidéo qui n’avaient pas encore rendu l’âme, et autres supports informatiques d’époques lointaines, rarement visionnés pour être mieux conservés. Ces conteurs possédaient le don singulier d’assimiler en un temps record un passé qu’ils n’avaient pas vécu, d’en ressentir la justesse, d’en transmettre le pittoresque en ressuscitant la bonne atmosphère. Avec eux, l’anecdote s’approchait de la réalité. Pepote était le conteur le plus apprécié.

Au comptoir, Rodolpho, autre griot, captivait déjà une horde de Sensibilus scotchés à ses lèvres ridées : il relatait une fameuse mansada con caste de Dolores Aguirre où des artistes en mal de contrat s’étaient joué la peau dans le rond de Las Ventas de Madrid. Question de point d’honneur. Il racontait comment un jeune type, Cruz, avait reçu dans sa muleta au terme d’une charge de trente-cinq mètres et sans bouger le moindre cil, un taureau de cinq ans à l’armure de cauchemar. L’ambiance était jubilatoire, la guita ‘’de sortie’’, les papilles comblées par les calamars et les rides du bonheur se creusaient sur des visages enfin détendus. Quand pepote avança un souvenir, un run-run de plaisir se fit entendre. Le même murmure que celui de la foule quand elle dégustait autrefois de savoureuses faenas. Sa phonogénie captivait les Sensibilus, il n’avait pas son pareil pour toréer les mots, ses toros à lui, qu’il tordait sans pitié pour les soumettre aux exigences de sa narration. Il opérait en somme la mutation à laquelle l’absence de taureaux le contraignait : considérer le toreo comme une syntaxe, procéder à la lexicalisation des passes, templer le récit par la ponctuation, banderiller d’un phonème, donner enfin l’estocade d’une soudaine onomatopée qui sortait un auditoire hébété de la torpeur magique dans laquelle son talent l’avait plongé.

C’est pourquoi personne ne les vit entrer, s’approcher, grossir le cercle. Ils se figèrent à sa périphérie et, comme les autres, écoutèrent Pepote. Offrant son dos aux nouveaux arrivants, il évoquait la personnalité complexe d’un gitan inconstant parfois haï par ses admirateurs déçus, haï à hauteur de l’amour qu’ils lui portaient quand il dévoilait la lumière sombre de son âme déchirée d’une tristesse qu’il exprimait mains basses, dans la lenteur de véroniques quasi-bibliques, puis soudain dans des jaillissements plein de morgue, lors de trincheras dédaigneuses, regard planté dans les yeux du public.

C’en était trop, le plus trapu des visiteurs, à face de bouledogue, déchaîna soudain l’acidité de sa haine et de ses pouvoirs :

- PERSONNE NE BOUGE !

Ce fut comme une électrocution. Un verre explosa au sol, un petit homme se pissa dessus terrorisé par ce qui l’attendait et, sur la plancha, même les calamars d’El Pipo, se roidirent. Les maxillaires inférieurs s’alourdissaient, les épaules s’incurvaient, les bustes se tassaient de peur et de malheur. Le bouledogue, bave aux lèvres, éructait de plus belle, la face déformée par le mépris, tandis que ses petits yeux dégoûtés s’activaient sur les reliefs décadents des contrevenants, introuvables dans le commerce autorisé.

- C’est Ter-mi-né ! hurlait-il menaçant et victorieux. Salopards de dégénérés, arriérés, barbares, refoulés de l’évolution, vous croupirez en taule le restant de vos jours ! Alignez-vous, mains sur le ventre et dos au comptoir !

Pepote était blême, les yeux plus enfoncés que d’ordinaire dans les orbites sombres, la main crispée sur le manche du poignard, il se savait parvenu à ce moment de vérité auquel il devait forcément se confronter un jour. Tuer ou mourir, issue incertaine, charge et privilège comparables à ce qu’avaient connu les toreros combattant de retors adversaires. Il n’avait pas obtempéré et comme dans l’arène dans ce face à face, les spectateurs médusés attendaient hors d’haleine et cœur battant. Le policier au rictus haineux, yeux injectés, silhouette ramassée, muscles bandés, prêt à mordre, toisait Pepote, cet espèce de héron cendré hiératique, désabusé, le poignard sur le cœur et sa main sur le poignard.

Soudain, éclata un ‘’Bang’’ retentissant dans une odeur de poudre brûlée, puis la note aiguë d’une douille caracolant sur le carrelage et le regard du bouledogue fut traversé par un filet de détresse incrédule. Son crâne venait d’éclater et avant de s’écrouler l’homme eut le temps d’apercevoir un morceau de sa cervelle qui grillait sur la plancha. …pschhh… Son collègue venait de le gratifier d’une balle de 44 magnum en pleine tête. Sur la tempe gauche, un petit trou de la taille d’une olive, sur la tempe droite un cratère de la taille d’une mandarine : c’est que l’inspecteur Bjorkül s’appliquait à cisailler en croix le plomb de l’ogive de ses balles afin d’en améliorer les performances dévastatrices. Le premier à réagir fut El Pipo qui, par pur réflexe ‘’cuistot’’, débarrassa du geste ample de sa spatule de bois la vieille plancha des neurones tout frais qui y grésillaient parmi les céphalopodes : il n’aimait pas laisser brûler.

L’acolyte du policier souffla dans le canon de son vieux Ruger Redhawk qu’il avait préféré à son immobiliseur à neutrons, avant de le remiser dans la poche droite de son imperméable. Puis, à tout petits pas glissés, précautionneux, il entra dans le terrain du conte, au cœur du cercle encore tétanisé par la surprise et là, tout contre l’épaule de Pepote, la mine absorbée et d’une voix étonnamment douce qui tranchait dans la violence de l’instant,
il dit :

- Et le Curro de Séville, à la Maestranza… à la San Miguel 1999… Vous vous rappelez ce Nunez del Cuvillo armé comme un auroch… Rompecapa… un negro liston qui terrorisait les peones et qu’il régla en quatre véroniques lentes, suaves, dans un mouchoir de poche…Quel artiste, hein… ?!
Ex-tra-or-di-naire… ! On aurait dit que son capote pesait ce que pèse la soie…

Il avait avancé une jambe, penché un peu le buste, ‘’tombé’’ le menton, et, lippe tordue, conduisait d’une main inspirée des allers-retours langoureux au-dessus du visage étonné du cadavre comme pour en chasser les mouches qui déjà s’y agglutinaient.

jeudi 27 mai 2010

Votre avis les intéresse...

On dit souvent que l'aficionado y croit sur le coup des cinq heures du soir. Alors si cela pouvait donner l'illusion de servir à quelque chose de voir passer sa requête dans le Midi-Libre...
Celui-ci, dans un petit article intitulé "Nimois votre avis nous intéresse" sollicite l'avis de ses lecteurs et leurs suggestions afin d'améliorer la féria de Pentecôte. Ils peuvent avec le nom de l'expéditeur, les adresser aujourd'hui par courriel sur :
Ils promettent que les meilleures (?) suggestions seront publiées dans leur édition de demain. Je ne sais pas vous, mais je vais moi, de ce mail, suggérer qu'on a vu assez de toro s'affaler et qu'on voudrait bien passer à autre chose. Cette suggestion devrait être parmi les meilleures, non ? Surtout si on est nombreux à l'exprimer... dont Antoine Martin, bien sûr ;-)

mercredi 26 mai 2010

Prix PAPA : des éclaircies

Louise 2Z, vous vous rappelez, la fofolle toulousaine... a fini par retrouver ses photos et m'adresse celle-ci. On ne dira donc plus qu'elle n'est pas fiable mais juste qu'elle a des difficultés avec l'instantanéité des moyens de communication moderne...
N'étant pas très mondain, je ne connais pas tout le monde. A gauche toute, avec des bugnettes sur sa liquette - c'est le risque en feria, à force de trinquer - ne serait-ce pas Marianne Lamour, membre du jury ? La jeune femme si sympathique et moderne au look glamour décontracté, c'est Marion Mazauric - un peu de fayotage ne peut pas nuire pour l'année prochaine - membre du jury itou et éditrice de diableries en tout genre. Ensuite, la grande prêtresse qui déchiffre le mail du vainqueur avec des yeux plein d'amour, sur l'Iphone de JOL, vous avez reconnu l'immense Laure Adler... Puis, Jacques Olivier Liby, bras droit multicartes doué en toutes choses qui ferait mieux d'enlever son doigt du milieu... Il est surveillé par Annick Mallardeau, avocate du diable, à qui le rouge et le noir vont si bien ; ne vous fiez pas à son attitude bras croisés, elle est très active. Entre les deux, une silhouette cachée, ça tombe bien, j'ignore son nom. Ai-je vraiment besoin de vous présenter le distingué moustachu toujours bronzé, conquistador de la page blanche, vêtu d'un élégant camaïeu de gris qui s'accorde si bien à ses tempes de vainqueur de l'année passée ? Pour les incultes, j'ai nommé Antoine "Magic" Martin. Et enfin un autre monsieur, qu'il me pardonne, dont j'ignore tout également : importateur de morues ? D'anis étoilé ? Vite, si quelqu'un sait, qu'il vienne réparer cet impair. Le torero sur l'affiche, c'est le célèbre james Dean vous l'aviez reconnu. Pour les plus jeunes : non, James Dean n'était pas un footballeur Américain. Un rappeur ? Non plus, ça n'existait pas. Voilà pour la photo.
Voici donc la nouvelle de JP. Didierlaurent, un beau texte qui répond très bien aux critères de la nouvelle et démontre comme l'avait réalisé aussi "Toreo de Salon" d'Olivier Deck, les liens d'universalité que peut tisser la tauromachie avec la vie, là où on n'aurait pas pensé l'attendre. Ce qui était une erreur vu la similitude des enjeux essentiels convoqués. C'est tout le pouvoir qu'a la littérature, comme la photographie, de révéler.
On espère que Gina, grande lectrice, viendra nous donner son avis puisqu'elle est "l'autorité littéraire" de ce modeste et néanmoins génial petit blog !
BRUME

Douze ans. Douze ans déjà que je suis ici. A cause de Maria, l’aînée de mes deux filles. Oh, tout ça ne s’est pas fait du jour au lendemain d’un simple claquement de doigts. J’ai lutté, je me suis battu. J’ai réussi dans les premiers temps à repousser l’échéance, malgré les arguments toujours plus nombreux de ma fille. Elisabeth, ma deuxième, était plutôt sans avis sur le sujet. Elle a toujours su faire preuve d’une neutralité passive pour les prises de décision délicates. Elle a délégué les pleins pouvoirs à sa grande soeur qui ne s’est pas fait prier pour prendre la tête des opérations. Oui, pendant longtemps j’ai rechigné donc. Joué du sabot telle une vieille mule entêtée pour repousser les assauts répétés de Maria.
« Ça sera bien plus simple pour tout le monde, elle disait. L’établissement n’est qu’à trente minutes de voiture de chez nous. On pourra venir te voir toutes les semaines. Et puis je serai beaucoup plus tranquille à te savoir entre de bonnes mains. »
J’ai eu beau lui faire remarquer que la banlieue de Châteauroux, c’était pas vraiment l’endroit où j’avais pensé finir mes jours, que depuis mon plus jeune âge, j’avais toujours eu la mer à portée de mollets, elle n’a jamais lâché prise. Maigre consolation, au final, ce n’est pas Maria qui a eu raison de mes défenses. Non, c’est la chute dans la cuisine et ce foutu fémur qui a craqué comme une vieille branche de bois mort. C’est Rose, l’aide familiale, qui m’a trouvé étendu de tout mon long au pied de l’évier. Impossible de me relever. Je gisais là depuis la veille au soir et avait fini par me faire une raison.
Les six semaines de convalescence passées chez Maria ont fini par grignoter le peu de volonté qui me restait. Les Glycines ! Rien que le nom m’a foutu la chair de poule la première fois qu’elle l’a prononcé devant moi. Je crois bien que l’hexagone compte autant de maisons de retraite qui portent le nom "Les Glycines" que d’hôtels répondant à l’étrange appellation de "Cheval blanc". Pour couronner le tout, il n’y a jamais eu l’ombre d’un début de glycines autour du bâtiment. Ni dans le parc, ni poussant, comme toute glycine qui se respecte, contre les murs. Pas plus d’ailleurs que vous ne trouverez de cheval blanc à proximité des hôtels du même nom ! Aujourd’hui encore, ces appellations restent des énigmes pour moi. Des énigmes dont personne ne semble détenir la réponse. D’ailleurs, je vois bien que tout le monde se fout royalement du pourquoi. Ici, on vous fait vite comprendre que les "pourquoi" ne sont plus de votre âge. Ici, on a droit à deux alguazils intraitables, deux infirmières en chef qui font régner l’ordre et respecter les règles sans jamais fléchir. Une pour le jour, une pour la nuit. Jamais relâche !
Le soleil me manque. Sa chaleur comme sa lumière. Une clarté qui semble à jamais s’en être allée, remplacée par cette saleté de brouillard qui vient d’on ne sait où et qui n’en finit pas de s’écouler sur le monde. Ce matin encore, la brume noie tout. Une énorme masse de coton sale qui a avalé le parc, les arbres et l’immense portail en fer forgé de l’entrée. Ici, en novembre, c’est normal parait-il. C’est sournois, la brume. C’est comme la vieillesse. Ça profite souvent de la nuit pour forcir. Ça vous envahit sans bruit, s’insinue jusque dans les moindres recoins, vous engourdit les pensées et vous éteint les souvenirs sans même que
vous vous soyez rendu compte de sa présence. Au matin, elle est là, omniprésente et ne vous lâchera plus.
Comme d’habitude, je suis arrivé le dernier au réfectoire. J’ai toujours conservé cette drôle de manie de me cantonner en queue de peloton. Ce n’est pas que je
sois moins rapide que les autres, il y en a beaucoup ici qui avancent au rythme de leur déambulateur, ni que mon appétit soit moindre, mais il y a toujours ce vieux réflexe de puntillero qui est resté en moi. N’arriver qu’à la toute fin, lorsque tout a été dit, ou presque, et qu’il me faut terminer ce qui doit l’être. Je me suis assis en face de mon bol. Gisèle Levasseur, la fille de salle, m’a demandé si je préférais du thé ou du café. Ça fait douze ans que tous les matins que Dieu fait, je prends du café avec une larme de lait et tous les matins, cette brave fille me demande si je veux du thé ou du café ?
« Café, s’il vous plaît, avec une larme de lait, merci, mademoiselle Levasseur. »
Ma voisine de droite geint. Le pain est trop dur, le beurre trop mou. La confiture trop sucrée. J’ai envie de lui dire qu’elle est trop geignarde mais j’avale ma phrase avec le verre d’eau posé devant moi et les trois petits cachets qu’il me faut prendre tous les matins de peur de ne pas pouvoir assister au prochain lever du soleil, s’il daigne bien faire l’effort de pointer son nez. Une pilule rose pour la tension, une blanche pour la thyroïde et une bleue claire pour je ne sais plus quelle autre malédiction que la vieillesse a inventé pour nous égayer l’existence.
Certains ici ont droit à toutes les couleurs de l’arc en ciel et passent plus de temps à ingurgiter la ribambelle de cachetons posés devant eux que la tranche de pain tartinée avec l’ersatz pâlot à zéro pour cent de matières grasses qui tente de se faire passer pour du beurre ! Ici, tout est à zéro pour cent. Ils veulent que l’on meure en bonne santé.
Cette nuit, il y a eu un nouveau départ. Aux Glycines, le mot décès est soigneusement proscrit. Toujours cette fichue persistance à ne pas oser affronter la mort en face, même ici, où elle a ses quartiers et où l’on peut la croiser à tout instant ! Alors on tourne autour, on fait des ronds de jambes et on l’habille de beaux mots comme "départ". J’aurais aimé pouvoir vous dire que l’atmosphère qui régnait ce matin dans le réfectoire était au recueillement mais il n’en était rien. Les bruits de succion et de mastication humide de mes congénères semblaient juste un peu plus discrets qu’à l’accoutumée. Les bouches peut-être un peu moins avides. Les coups d’oeil plus furtifs, les tintements de couverts un soupçon plus feutrés. Le seul signe extérieur de l’absence était cette place libre qui attirait tous les regards : la chaise vide de Marcel Garnier qui faisait comme une béance intolérable au milieu du réfectoire !
On l’a retrouvé sur le petit matin, sagement couché dans son lit. Son départ n’a été une surprise pour personne. Victime d’une attaque, nous a annoncé tout à l’heure Madame Vergelet, la directrice de l’établissement. J’ai étouffé dans ma serviette de table le gloussement qui s’échappait de ma bouche. Rupture d’anévrisme, crise cardiaque, embolie pulmonaire, quelle que soit la cause, ils finissent toujours par appeler ça une attaque ! Ils n’ont jamais rien trouvé de mieux comme expression pour dire que la grande faucheuse en avait terminé de son troisième tertio avec l’un d’entre nous. Je dois être le seul ici à avoir déjà assisté à une estocade. C’est pourtant bien de cela qu’il s’agit. Une estocade en
bonne et due forme ! Et avec la horde de vieillards qui déambule aux Glycines, elle n’a jamais grand mal à la porter, son estocade, la mort. Cela faisait un bon bout de temps qu’il promenait son lot de banderilles, Marcel Garnier. Avec son taux de cholestérol galopant, son diabète fluctuant et ses artères fatiguées, il faisait partie de ces sursitaires qui n’en finissent pas de mourir, comme il en existe des dizaines d’autres ici, aussi discrets que des fantômes, passant l’essentiel de leur temps à attendre l’heure de la soupe, ne quittant leur chambre que pour aller remplir leur estomac au réfectoire avant de s’en retourner vers
leur fauteuil, le dos voûté d’arthrose et de soumission devant la vieillesse, déjà dans l’attente du repas suivant. Marcel Garnier était de ceux-là, à patienter à longueur de journée l’oeil rivé sur le réveil de sa table de nuit en lissant du plat de la main la serviette posée sur les genoux. Des êtres déjà en partance, errant sur le quai dans l’attente de ce foutu départ qui tarde à venir. J’ai regardé la chaise vide de Marcel Garnier avec envie.
Dimanche est le jour des visites. J’ai passé l’après-midi avec quelques autres dans le hall, assis sur le banc qui fait face à la porte d’entrée, à regarder la vie du dehors venir se cogner contre la baie vitrée. Je peux rester là des heures durant, à somnoler à demi, tandis que s’engouffrent en petites grappes bruyantes les familles. Comme tous les dimanches, j’ai attendu Maria, avant que mon cerveau engourdi me rappelle qu’elle est partie l’an passé, emportée par une saleté de tumeur mal placée qui l’a vampirisée en trois mois. On ne devrait jamais avoir à enterrer ses enfants. Le père avant sa fille, aussi logique que deux
et deux font quatre ! Elisabeth vient encore me voir parfois. Rarement. Nîmes est loin de Châteauroux. Elle appelle tous les dimanches, après le repas du soir, mais je n’entends plus guère. Même la voix de ma propre fille, une voix que j’aurais pu par le passé reconnaître entre mille, même cette voix ressemble de plus en plus à une bouillie inaudible que je n’ai plus la force de déchiffrer. Alors je fais semblant, je donne le change, marmonne des "oui", des "non", des "ah bon !" qui se veulent intéressés et puis on finit par se dire au revoir, à la semaine prochaine, porte-toi bien Papa, je t’embrasse. Je n’aime pas les dimanches. Ils sont comme des rappels à l’ordre, pour nous dire que la vraie vie n’est plus ici, entre ces murs, mais bien au-dehors, au sein de ce brouillard épais qui nous est à présent inaccessible.
Tout à l’heure, ils ont emporté la dépouille de Marcel Garnier. Dans ma tête, a raisonné le bruit de l’arrastre. J’ai de plus en plus souvent le sentiment que la mort ne veut pas de moi. Qu’elle a encore besoin de son vieux puntillero ici bas, pour leur faire accomplir le grand passage. Je sais maintenant que ma place est ici. Comme elle était dans les arènes, il y a près de soixante dix ans. Car même aux Glycines, parfois, malgré les coups d’estocs, la fin tarde à venir. Il reste cet infime filet de vie qui s’évertue encore à circuler et qui ne veut pas se tarir. Alors, au creux de la nuit, il me faut me glisser hors de mon lit. Oublier un instant le sac de douleur qu’est devenue ma vieille carcasse et me faufiler dans le couloir
au milieu des ténèbres. Remonter une à une les chambres, le coeur battant, à la recherche de la bonne porte, priant pour ne pas tomber sur l’alguazil de nuit ! M’avancer jusqu’au lit. Alors, comme je le faisais par le passé sur le sable de l’arène, je coupe le dernier fil et les libère. Etrangement, je ne me suis jamais senti aussi vivant qu’en cet instant où ma main tranche le cordon invisible. Le dernier souffle du père Garnier n’a pas été bien difficile à cueillir. Comme tous les autres, l’oreiller plaqué sur sa figure a bu le peu de vie qui restait encore dans ses poumons. Lorsque tout est fini, je les contemple toujours une dernière fois. Malgré la pénombre qui voile leur visage, il me semble parfois déceler des traces de soulagement dans leur regard éteint.
Demain, j’aurai cent deux ans. Demain, je vais prendre du thé, rien que pour voir la bouche de Gisèle Levasseur béer de surprise.

Jean-Paul Didierlaurent

mardi 25 mai 2010

BILAN




Le bilan qu'un aficionado lambda peut tirer de ce cycle nimois de Pentecôte 2010 quel est-il ? Il est abrupt, impossible à nier sauf par quelque journaliste au raisonnement spécieux et s'entache d'une évidence. Aucun des huit lots de toros vus n'échappe au désolant constat : faible. Tous les lots, sans exception, frappés du sceau de la faiblesse. Cinquante-six toros aux pattes plus fragiles que celles des gazelles vues dans le grand erg Saharien qui fusaient comme des balles dans le sable. Eh oui, le rapport poids-puissance, je sais... Des toros qui n'étaient plus que l'ombre de l'idée que notre imaginaire s'en fait. Si j'avais photographié tous les fléchissements vus, ne serait-ce qu'un par toro, on ne serait pas loin d'un taux de 100%. C'est inadmissible. Certains couples payent jusqu'à 1500 euros aux premières pour voir ça. Les vuelta al ruedo pour toros faibles, les sorties triomphales de mayoral aux pupilles "monopicotazés" ne sont là que pour désinformer. Lundi j'ai fait l'impasse, je commençais vraiment à saturer de ces toros effondrés d'autant que l'affiche précisait : "toros de différentes ganaderias"... Trop c'est trop. J'ai fait l'impasse mais le Midi-Libre pas vraiment connu pour sa sévérité ne laisse pas planer de doutes : "toro au soufle court"... "face à un animal sans jus" ... "Or, plus rien ne fut limpide durant cette corrida plombée par la faiblesse générale des toros". Quelques jours avant et à trente cinq kilomètres de nous, Alès, elle, avait trouvé des toros.

Je ne suis pas vétérinaire mais il me semble qu'il y a tout à risquer - la preuve - à vouloir moduler un toro. A cause de son format et de ce fameux rapport poids-puissance. Vous rappelez-vous à vingt ans comme vous voliez pour monter les escaliers ? Vous ne sentiez pas votre propre poids parce que votre masse musculaire très tonique en avait peu à transporter. Vous aviez un rapport poids-puissance très favorable. Et puis, petit à petit...

Alors un toro, s'il a grossi trop vite et au toutaliment, il est bouffi-mou... obèse au lieu de musclé et son appareil locomoteur peine à transporter sa masse, il a donc toutes les chances de s'effondrer dans le quart d'heure où on lui demande un effort énorme. Et c'est ce que l'on a vu.
Alors messieurs-dames ? Contents ou cocus ? Certains apparemment savaient à quoi s'attendre. Il y en a même un qui les a en travers de la gorge... Bien sûr certains nous objecterons le nombre d'oreilles. Oui, mais on leur répondra que lorsqu'on exporte un tant soit peu son coussin de tendido sous d'autres cieux, on sait ce que valent les nôtres, merci. Il me restera trois faenas des toreros El Juli, Aparicio et Morante de la Puebla. Pour le reste, pas de quoi se soulever de son siège, fût-il Napoléon III.

Enfin pour le meilleur et pour le pire, on retiendra ce commentaire en fin d'un article qui s'intitule :

Encierro de grande qualité mais un tantinet faible

il se rapporte à un lot dont tous les exemplaires fléchirent et deux furent changés...

Les Juan Pedro Domecq sont loin d'être dépassés aux vues de la qualité de la camada envoyée hier matin dans notre amphithéâtre. La faiblesse de certaines de ces pupilles fait partie du risque d'avoir des toros qui embistent autant. C'est le revers de la médaille... On aurait pu s'attendre à pire comme revers, non ?

Comprenne qui pourra, recopié tel que.

lundi 24 mai 2010

Mister Javier Conde
















Histoire de Cul
La veille de cette course, ma voisine, une jolie blonde aux cheveux courts, trente ans environ, pousse soudain un petit cri alors que dans le ruedo rien ne le justifie.
- Là...! N'est-ce pas Javier qui vient d'investir le callejon ? La veste rose pâle... Regardez, avec votre gros zoom s'il vous plait. Maman, passe-moi les jumelles viiiite, je crois que c'est lui....!!!!
- euh... chai pas, ouais, peut-être... pourquoi ?
- Oui, oui, ouiiiiii, c'est luiiiiii... maman, il est làaaa... il est bôôôooo...
- Vous dansez le flamenco ? Parce que lui c'est ce qu'il aime, hein... mais beau... peut-être...
- Rooooh...siiii... le sexe à piles (avé l'assent) qu'il a...

Javier-le-vibro vient donc en effet de stimuler le callejon de sa présence. Chemise blanche, veste rose pâle, pochette aubergine. Barrera, Jimenez et Pinar le torero Kiravi, n'existent plus. Une pointe d'agacement jaloux me titille imperceptiblement. J'étais bien, jusque là, entouré par mes deux charmantes voisines qui faisaient grand cas de ma discussion jusqu'à l'entrée du bellâtre flamenquiste dont l'effet immédiat a été de me coller l'étiquette d'homme invisible. Alors je me suis vengé en vantant les qualités féminines d'Estrella Morente, sa femme. Sa grâce, sa sensualité. Comme prévu, ça les a tout de suite assombries : je suis machiavélique.
Pendant ce temps au fond du ruedo, Pinar a selon moi, encore du grain à moudre avant de vendanger le moindre trophée bien que - rassurez-vous - je ne compte pas filer la métaphore viticole plus longtemps. Il en bave, pour arriver à lier la moindre série ! Un sitio aléatoire, des pas chassés permanents, un temple défectueux mais il s'accroche, bien vulgairement parfois, et, surprise, de ce tremendisme forcé par manque de dominio, non seulement le public ne lui en tient pas rigueur mais il lui fait bruyamment savoir qu'il adhère, par solidarité devant la difficulté. Car si ma voisine ferait bien de Javier son amant, la foule semble adopter ce torero de vingt ans comme l'enfant qu'elle aurait pu avoir. Ce type a du cul, dans les mêmes circonstances j'en ai entendu d'autres être sifflés... Le pire étant peut-être de faire sortir à hombros un mayoral dont les toros furent très très peu piqués...

Mais ici et maintenant, les noirs Jean-Pierre qui se succèdent mollement, n'ont pas l'allant de leurs frères madrilènes : pas fou le ganadero... Je suis ce jour-là, assez loin de cette voisine de la veille qui était vêtue d'un jean et d'un tee-shirt blanc et chaussée de Converse. Je la braque de mon braquemard photographique, érection maximum, 300mm : Elle est juchée sur des escarpins au laçage noir délicat et s'est vêtue d'une jolie petite robe noire décolletée. Dans ses mains, un bouquet de fleurs rouges... (Qu'elle ne se méprenne pas si elle vient ici faire un tour, mon ton est caustique et ma version aléatoire, mais elle m'était très sympathique !)
A force de tenter des couillonnades non répertoriées dans le Cossio, son fiancé fantasmatique - qui a peut-être une haleine de fennec a potron-minet, allez savoir - el guapo Javier, s'est pris les tibias dans l'encornure modeste du gros vilain Jean-Pierre pourtant pas très apte à contrarier l'art flamenco-entourloupiste du brun ténébreux. Déja que ses épées s'abattaient avec la force d'un elfe voulant transpercer une barbe à papa, on craint maintenant l'abandon par jet de chaquetilla haute couture. Bon, moi je suis content, j'ai réussi - je suis mesquin quand même ! - à faire une photo où même les femmes vont le trouver laid. Si. La première, là-haut, retournez voir (clic). Alors..., hein ? Une grenouille coassante. Oh ça va, c'est pour rire que je vous le chahute votre Hidalgo des ruedos, blondinettes !
Mais s'il est son premier ennemi, il en a ce jour un autre, redoutable, en la personne de Morante. Car El de la puebla, lui, n'a aucun besoin d'être outrancier pour qu'à son interprétation s'accole l'adjectif "artistique". C'est un enrobeur de génie, le toro est sa cacahuète et sa cape son caramel, le geste est rond, englobant, circulaire comme la trajectoire qu'il impose aux noirs devenus ses chouchous à croquer encore tièdes (les deux paquets 2 euros). Après son sitting Napoleon III, il a dû subir les commentaires de la presse. Du jeu de mots à deux balles - Morante dans un fauteuil - au calembour mortifère - Le père La Chaise - en passant par l'aphorisme facile - Le Sévillan assoit sa maestria - rien ne lui aura été épargné dans la Marseillaise où l'on a même vu une référence aux contes de Perrault, là où tout le monde avait pensé à la peinture de Goya, bien sûr. Ailleurs, on nous explique que le maestro avait prémédité son coup, au cas où l'on aurait cru qu'en allant pisser, Morante aurait eu l'outrecuidante inspiration de déloger l'auguste séant de dame pipi pour récupérer sa cadière. Pour la photo, je suis bien content d'avoir cette archive ; pour le toreo, rien n'est moins intéressant que de donner une passe assis sur une chaise, fût-elle Napoleon III, si ce n'est pour la référence à l'héritage de l'Histoire de la Tauromaquia : moins alluré que debout, moins spectaculaire qu'à genoux, le toreo assis est une curiosité vite assouvie. Et l'idée de ne pouvoir fuir aussi vite que debout si besoin, très altérée par les "performances" des cornus du jour. Cela aura eu au moins une vertu : mettre les aficionados sur le cul, que ce détail nourrisse plus abondamment les colonnes que l'évidence du jour, l'indigne faiblesse de ce lot. Que Javier Conde augmente l'hygrométrie des petites culottes est compréhensible, que Morante soit un grand torero une évidence, que son clin d'oeil fessier soit sympathique, aussi. Cependant, oublier la faillite ganadera, oublier que tout se serait grandi par une opposition au moins acceptable pour éviter à cette histoire de virer à l'enculette, serait coupable. La chute est commune à toutes les histoires de cul : l'octroi de la queue. Ou de la palme, à Weerasethakul. Pour en savoir plus sur la sodomie, demander à Natyot candidate du Prix Hemingway, qu'elle vous fasse lire sa nouvelle "Juan Vita"...
Pauvre Jean-Pierre, eunuque vivant, anoure mort...







samedi 22 mai 2010

Et c'est qui le fauve ?

Corrida du matin
Jules-le-Puissant
Hein ? Qui rugit le plus fort ? (clic) Le pauvre torito a dû en trembler avant de trépasser. Un petit mot sur les toros d'abord ? Ça intéresse encore quelqu'un, les toros ??? Oui, tout au fond, là-bas, deux personnes, ok, on y va : tous moyens, tous étroits de berceaux et tous commodes d'armures relevant plus du plateau de coquillage - en pinces de crabe - que de sagaies Massai. Bonitos, quoi... Exactement comme on s'y attendait de la part de la "Madrid française". Trop la honte, cette pseudo comparaison, véritable antienne des colonnes de journaux. On voudrait bien arrêter de lire ça ou que ce soit vrai. Je l'ai déjà dit ? Possible en effet... Bonitos mais plutôt dynamiques, poussant au cheval et youpi, ni handicapés ni invalides. Bien servis donc pour faciliter l'éclosion de "l'Art", ces maestros chacun capables de décimer une ganaderia dans la journée s'en sont donnés à coeur joie selon leurs moyens. El Juli, à la muleta, talons en terre, fidèle à lui-même, a distribué puissant et précis, les passes, comme un trancheur débite le jambon : méthodique et sans perdre un pouce de terrain. Impressionnant.








Luque l'inspiré
Luque est un torero andalou et cela se sent. Originaire de Gerena, il a en lui la lumière de là-bas dont il teinte sa gestuelle. Son inspiration est grande, exceptée pour choisir la couleur de son costume de couleur "merde d'oie" du plus vilain effet. Au sorteo, plutôt lucky, Luque (je peux pas m'empêcher) démontra de grandes qualités artistiques qui lui permirent d'égaliser en termes d'oreilles avec Don El Juli. Sortie par la porte. Je veux dire, des Consuls et a hombros...
Ponce faisait le troisième et ne semble pas avoir autre chose à écrire sur le sable que ce qu'on lui connait déjà, et depuis vingt ans. Perso, me fatigue ! D'ailleurs, épuisé, je vais me coucher : je sais c'est pas sérieux, il y avait aussi une corrida l'après-midi. Pinar y souleva la foule à force de vulgarités, remportant un triomphe qui nous laissa, ma voisine et moi, aficionados depuis cinquante ans, complètement incrédules et pantois, ce qui motiva ceci : on se regarda profondément dans le blanc des yeux où se lisait cette question qui revient de plus en plus souvent :
Serait-on devenu deux vieux cons ? On a vu aussi Antoine Martin s'interroger dans le Midi-Libre sur le même thème... Si la réponse était oui, prière de nous puntiller avant la maison de retraite.




















Remise du PH



Je le reconnais, l'effet du post précédent tombe à plat : j'ai cru que "L'épée de Rodrigue" de Marc Thorel allait gagner... Et puis, comme à chaque fois, le favori se fait coiffer sur le poteau. Jean-Paul Didier-Laurent is the winner. Ce Vosgien qui n'a jamais vu de corrida raconte dans "Brumes" la vieillesse abritée en maison de retraite d'un puntillero qui n'arrive pas à perdre ses réflexes et achève les autres pensionnaires vus un peu comme les toros au bout du rouleau, qui "demandent" l'estocade. J'espère que je ne me trompe pas trop sur le scénario, je ne l'ai pas lu mais écouté dans les chiqueros. Une idée que j'aurais pu avoir tiens, puisque je fréquente ce genre d'établissement... Non, pas en raison de mon âge, pas encore... mais de mon métier. Nicolas Ancion puisque vous venez nous dire bonjour, sachez que vous avez été cité dans les cinq derniers qui tenaient la corde. Sinon ça y est, Marion Mazauric m'a confirmé que je deviens le Poulidor officiel du prix -toujours placé, jamais gagnant- avec mes "quatre fois finaliste", je remporte la casaque du perdant d'habitude. C'est vachement mieux, non, l'étiquette d'écrivain maudit ? Un truc à entrer dans la légende, pas comme écrivain gagnant du prix machin, comme tout le monde...

Moi monsieur, moi qui vous parle, sachez que je l'ai perdu quatre fois de peu, le prix Hemingway...! Je pourrais dire des trucs comme ça entre deux crises d'Alzheimer à la "Montagnette"... La Montagnette c'est ma maison de retraite préférée... au milieu d'un quartier planté de pins d'Alep et d'oliviers. C'est là que mon puntillero fatal m'attend. Au fait, arrêtez le saumon c'est plein de mercure et d'aluminium et ça refilerait l'Alzheimer. Restez à l'anchois de Collioure, à la dorade, la sole et au loup. Ouais, crions au loup tous ensemble : je vais gagner ! Si ! Un jour. Ouaip ! Quand je serai grand. En 2038. C'est vous dire si j'ai le temps de virer au pathétique. Au pâté aussi, oui. Et puis, soudain, comme ça, surgie de nulle part, fendant la foule, une jeune femme est venue me féssédéliter, me fidéliser, me filicété, me fé-li-ci-ter ! J'ai du lui dire un truc comme :

- D'avoir perdu ? ou bien encore : Qu'est-ce que j'ai fait ? dans mon brouhaha intérieur...je ne savais pas d'où tombaient ces féssilititations... mais bon, j'étais content, ça réchauffait un peu mon petit coeur

- pour tout, pour le blog, que je fréquente...

Et je n'ai même pas eu l'a-propos de lui demander qui elle était... moi, d'habitude si liant... j'ai dû balbutier un vague remerciement et je suis revenu vers Gina qui sirotait son moscatel (ouais, Gina me fait un marquage individuel à la culotte pour tout ce qui concerne le prix Hemingway... je n'arrive plus à la semer...) Une Gina perspicace qui me dit :

- Maaaais qui c'est ? C'est pas "Maja Lola" ?

Non mais et puis quoi encore ? Chaque fois que je vais m'adresser à une jeune femme il va falloir faire un rapport à Gina maintenant ? Je le crois pas...

- Ben j'en sais rien, moi, si c'est "Maja Lola"... elle n'a rien dit, j'ai pas demandé...

-C'est elle ! A tous les coups...

Qu'elle m'assène, la Gina. Genre, à moi on ne l'a fait pas, l'intuition féminine, etc... Enfin, voyez le genre de situation où vous apparaissez comme un gros benêt qui ne comprend rien... Et ce matin confirmation, donc, Maja Lola nous laisse un commentaire qui ne laisse plus planer aucun doute. Je suis un gros benêt. Je suis fort marri ! On aurait pu beber une copita together... Gina aurait fait une nouvelle copine, elle aurait été aux anges ! Sinon j'avais soi-disant hier soir ma photographe perso, Louise 2z (nom d'artiste) à qui j'avais demandé de me prendre une photo du prix pour illustrer ce post, là oui, celui-là, maintenant. Mais bon, vous savez ce que c'est les trentenaires... guère fiable...elle doit pioncer grave à c't'heure la toulousaine... a fait la fofolle toute la nuit...

Nous après on est allé (puisque vous demandez...) faire un tour au "9" de la rue de l'étoile. Bon... tous les friqués étaient bien là, assis en rang d'oignons, dégustant sagement leur menu - 36$ - mais comme il fallait encanailler un Parisien du 16e et le détouner un peu des trois étoiles Michelin, direction Pablo Romero et ses assiettes en plastique mou... mais c'est qu'on a failli ne pas pouvoir entrer ! Incroyable, t'as manié la pelle et la pioche là-dedans, sorti des centaines de brouettes de gravats, etc, et t'as un gros vigile qui te dit que tu n'entres pas !

- Mais je suis de la pena....! C'est chez moi, ici !!!

-Ouais, c'est ça ouais... ce soir vous êtes cent mille à être du club...

- Mais moi, c'est vrai !!!

- Et moi j'ai gagné le prix Hemingway !

Et l'autre hé, me cherche ou quoi ?

Bon sinon, comme on ne peut pas passer la matinée là dessus, faut que je vous dise quand même que la corrida d'hier est certainement dans le tiercé de tête des corridas les plus chiantes que j'ai jamais vues...

Quant à Julio Aparicio qui nous avait tant fait plaisir la veille allez un peu voir là ce qu'il lui est arrivé... et ça, ça relativise une défaite.

http://feriastaurinas.plus.es/player_video.html?xref=20100521pluutmtor_2.Ves

vendredi 21 mai 2010

Syndrôme de Damocles et soirée brandade...



Je rappelle à l'aimable assistance que c'est ce soir, tout de suite après la course, en tout cas à 21 heures PRECISES qu'aura lieu la remise du prix Hemingway dans les locaux magnifiques de l'Alegria -Hôtel Chouleur- en haut de la rue Fresque. Dix- neuf candidats naïfs vont y débouler flanqués de leur tribu dont ils sont le sorcier incontesté pour, peur au ventre et espoir au coeur -les couillons !- s'entendre dire que les tartines de brandade c'est gratos vu que Raymond régale et que si tu n'as pas ri car t'as perdu, Ricard quand même, ta gargoulette abreuvera. Tout pareil gratos... et la pilule à enrobage bacalao dans l'abysse de l'oubli glissera... Car c'est souvent comme ça les prix : quand t'es favori, ben tu gagnes pas et quand t'es outsider... non plus ! Il ne restera plus alors, qu'à afficher à tes commissures écoeurées et blanchies (la brandade) un sourire de circonstance - l'Hyppocryt 555 - afin de tenter de convaincre ta tribu et l'assistance tandis que flanchent tes jambes (la branlade) que pffff.... tu t'en fous royalement de ne pas avoir coupé à ton Las Ventas à toi, vu que ce public - le jury- ne comprend nada aux finesses de ta prose si colorée et a préféré l'académique littérarité qui s'exporte mieux dans les salons au nord de la Loire. Laissant ainsi au vainqueur son plaisir (la branlette)
Ta tête alors, sur le billot tu poseras, et ton ego fera trancher, d'un coup d'épée, vraisemblablement. Peut-être sera-ce là ta libération, car vois-tu, la blessure la plus cruelle serait peut-être finalement, que cette permanente épée de Damoclès au-dessus du vainqueur suspendue, qu'est la fierté que toute gloire inspire, te soit épargnée. C'est en tout cas la sagesse qu'à tous les perdants mes frères potentiels, je suggère aimablement.

L'envie et l'art du vieux...

Aujourd'hui je ne m'étais pas encombré de l'appareil photo et ce derechazo de Julio Aparicio date de l'année passée. C'est lui, qui, aujourd'hui, a sauvé la course, lui, qui, à quarante ans passés, a montré aux deux jeunots censés nous faire oublier l'abscence de Tomas, qu'être seulement bon techniquement, ne tenait pas la route face à un toreo habité. Le capote de Julio a une âme, c'est évident et sa muleta transmet des sentiments, tandis que sa posture traduit la planta, démontre la toreria. A ce jeu de la vérité, la comparaison a été cruelle pour Talavante et Castella, deux jeunes princes de l'art et de la maîtrise, en tout cas vendus comme tels, qui ont cette après-midi beaucoup appris de l'envie et de l'art du vieux, tandis qu'ils laissèrent leurs faenas se déliter dans un néant mécanique et profilé, vide de toute inspiration artistique.

lundi 17 mai 2010

Senors Toros para Toreros Machos




Le lendemain dimanche, sous le soleil et dans les rafales de vent, une nouvelle demi-arène était venue jauger les Adolfo Martin Andres face à Robleno, Sanchez Vara et Fandino que je découvrais. Six estocades et trois batacazos plus tard, un constat s'imposait : on venait de voir une course pour hommes. Les toros, armés fins eux aussi, durs de pattes et rageurs au mental étaient bien venus pour en découdre. Attente calme au centre de la piste puis déchaînement de violence sous la pique, charges brusques, freinées dans la passe, sentido, tout pour combattre âprement. Robleno ne démontra pas une envie permettant d'assurer autre chose que l'expédition des affaires courantes devant les rugueux anthracite avec qui il avait à se colleter. La preuve, je n'ai plus le souvenir de ce qu'il a fait, ou pas... On coupa une oreille pour Sanchez Vara sans qu'on en perçoive la justification après des faenas plus habiles que profondes. La bonne surprise vient d'Ivan Fandino qui voltigea sur les cornes de son premier pour reprendre des combats sincères, centrés, malgré l'âpreté des duels, se passant le fauve à fleur de peau dans un style émouvant. Au bilan des ces deux journées alésiennes, deux courses de toros très intéressantes qui n'auront pas attiré grand monde...
J'ai vu à cette course deux choses inédites pour moi : un toro qui passe dans le callejon après avoir dégommé les planches (ou ils sautent carrément sans toucher les planches ou ils dégomment sans franchir...) et un cheval en appui sur les postérieures, prendre une impulsion, pour rétablir un centre de gravité capable d'éviter la chute ! Olé !
Au fait, pour la photo, oui j'ai triché, j'ai rajouté une étincelle au diamant du piton pour répondre à celle de l'épée, manière de fourbir les armes...

dimanche 16 mai 2010

Seconds couteaux pour onglets pas tendres

Les "mange-tripes" donnaient hier samedi 15 mai leur première corrida dans les arènes du Temperas, sur les bords d'un Gardon aux flots presque aussi tumultueux que les charges des Baltasar Iban Valdès, mal contenues par les hommes. Javier Valverde venu en remplacement d'Uceda Leal éprouva toutes les peines du monde à lier deux passes reposées. Il faut dire qu'on n'en était pas aux entrechats grâcieux un jour de ballet mais bien en corrida-combat avec des bêtes aux cinq ans parfois révolus, encastées, armées larges et aiguës. Dans ce contexte de difficultés évidentes, c'est Miletto qui démontra le plus d'envie, arrivant à mener les débats mais tuant chaque fois au deuxième essai. Une oreille au second, avec lequel il abusa pourtant de trops nombreux "accouplements en tourniquet", peut-être une manière de sortir d'une série en se centrifugeant au loin avant qu'une rafale ne rabatte sa muleta -hypothèse d'aficionado croisé là-bas-. En tous cas, cela le rendit très heureux. (d'avoir une oreille, pas de s'être accouplé en tourniquet" !) Eduardo Gallo lui, fut le plus classieux mais bénéficia d'un premier diminué en deux épisodes par une violente traversée de barricades suivie d'une vuelta de campana de catégorie. Dommage, ce troisième toro promettait beaucoup. Son second appartenait au groupe des intoréables ou presque, et il renonça. A la décharge des trois belluaires du jour, il est des éléments qui ne vont pas ensemble : l'eau et le feu, l'homme et la femme - à quelques applications près comme les disputes ou la procréation - et surtout, surtout, le toreo et le vent froid, celui qui donne envie d'abréger...


A Alès, il ne s'est toujours pas vendu le moindre maillot de bain et l'on jouait "aglagla" sur les gradins avec des spectateurs emmitouflés se gardant bien de crier le moindre "Olé' de peur de se congeler la luette. Vivement Nimes, son sud, sa chaleur, peut-être.

vendredi 14 mai 2010

PH neutre...



Voilà, voilà, le diable a rendu son premier verdict par la voix de son jury vouant déjà aux affres de l'enfer les soixante-sept candidats écartés qui grillent dans les flammes de l'ego blessé. Eux au moins, dorment en paix, illusions perdues jusqu'à l'année prochaine. Pour les vingt finalistes par contre, petit pincement au coeur supplémentaire, fol et imbécile espoir pour dix-neuf d'entre-eux toujours entretenu. Vous voulez savoir si j'en fais partie ou vous vous en foutez comme de votre premier capote ? Si le PH est acide ou basique ? Evidemment que j'en fais partie puisque j'ai écrit la plus mieux bonne meilleure nouvelle du lot ! La plus...aaaah comment dire... la mienne quoi, qui me plait de plus en plus chaque fois que je la relis. Elle a au moins un fan, son auteur et ça... ce n'est pas chaque année... Fais-je partie des dix-neuf futurs perdants ? Suis-je... PH neutre donc jusqu'au verdict.
Ma nouvelle s'appelle... ah ben non...anonymat oblige... mais bon...mon style à moi...hé,hé... on le reconnait tout de suite, hein... mais peut-être pas dans le titre... les paris ne sont pas ouverts. Supputez. On clique deux fois sur l'affiche pour lire le programme des réjouissances autour du prix.
Les nouvelles retenues sont :

9- Cojones de fuego

10- Le temps long

15- Les spermatoroïdes

21- Juan Vita

22- La dernière estocade

27- Mozo de espadas

40- Monumental

46- Brume

49- L’épée de Rodrigue

57- Quand je serai grand

59- La double peine

64- Le kit feria

67- Un miracle taurin

68- La marque du toro

73- De mémoire d’anciens

74- Zébumachie et vieux fauteuil en cuir

76- Toreros en automne

78- Le goût du sang

84- La mère de Paco Camino a les yeux bleus

86- Orange désiré

CHRONIQUE





Il y a quelques années Alain Montcouquiol avait publié quelques chroniques à la demande du Midi-Libre. J'ai retrouvé deux de ces coupures de presse en rangeant - un peu - mon bureau... Voici donc la première puisque vous insistez.

SOLEIL

La première fois que je voltigeais sur les cornes d'un toro emboulé, je devais avoir quatorze ans, ce fut lors d'un spectacle nocturne dans les arènes de Nimes : le toro-piscine. On installait au milieu de la piste un carré de ballots de paille recouvert d'une bâche imperméable, fixé par des cordes. Le tout était rempli d'eau où nageaient des anguilles. Pour les gamins que nous étions, un des jeux consistait à se faire poursuivre par le toro et à pénétrer avec lui dans la piscine. Celui qui y parvenait gagnait cinq francs. Tout au long de la soirée, les jeunes amateurs tentaient aussi d'attraper une anguille et de la porter jusqu'à la présidence, pour la déposer dans un seau d'eau, avant d'encaisser une prime. C'était un jeu machiavélique cat la pêche à l'anguille est si exaltante, qu'elle distrait considérablement, même en présence d'un toro. C'est très exactement ce qui m'arriva. J'étais sorti ruisselant de l'eau boueuse, serrant fièrement mon anguille dans la main, et je m'apprétais à couriren direction de la présidence...

Un rapide coup d'oeil pour voir où était le toro avant de m'élancer, et je me sentis projeté vers le ciel et les projecteurs. Je retombais lourdement sur le sable où l'animal me martela de coups de cornes, me piétina longuement. Je finis par me relever, sous les rires du public et de l'homme au micro:

- Allez, petit, viens, tu l'as perdu ton anguille mais on va te donner dix balles pour t'acheter une brosse.

J'étais trempé, recouvert de sable et j'avais mal partout. J'allais m'asseoir sur les gradins où je fus pendant quelques secondes la vedette.

- Eh bien, tu as fait un beau soleil !

Puis on m'oublia. A la fin du spectacle, grelottant, ankylosé, j'avais vraiment du mal à me lever. Je voyais l'arène rapidement se vider et j'avais honte de demander de l'aide. Craignant qu'on ne ferme les portes, je redoublais d'efforts et je rentrais péniblement à l'hôtel du Château qui n'avait de luxueux que son nom. Nous y vivions alors, à quatre dans une même chambre, ma mère, ma soeur Danièle, Christian et moi. Il ne me restait plus qu'à monter en boitant les trois étages, me déshabiller silencieusement dans le noir et me glisser dans le lit. Je repensais alors à mon envol vers les projecteurs et je m'endormis d'un seul coup, complètement heureux.

dimanche 9 mai 2010

Pourquoi allez-vous voir les corridas ?



Elizabeth Angelier

Que de fois déjà en dix ans d’un intérêt qu’on pourrait qualifier de tardif, et qui ne devait rien à un entourage familial, en ai-je parlé… Souvent d’ailleurs face à ses détracteurs, qui pour une raison ou une autre ont toujours l’impression qu’ils peuvent être plus ''contre'' que vous ne serez jamais ''pour'' dans un monde qui se veut moderne, et refuse à la corrida ses titres de noblesse pour cause de barbarisme ou encore par un monde qui se veut globalisant. Ou peut-être dans un monde plein de lâchetés de toutes sortes qui refuse de voir encore des actes de courage ? Ou peut-être dans un monde plein de calculs, d’efficacité, de rentabilité, qui pour cela refuse d’imaginer un espace sans le récupérer ?

Ce qui me fait aller aux corridas ? Ce sont des raisons, et du rêve.

Bien sûr, je parlerai de la corrida comme on la souhaite à chaque fois qu’on prend ses billets. Ce n’est pas toujours ce qui finalement se ressent au sortir des arènes. Parce que, même en sélectionnant le lieu (sur des arguments de sérieux, et la critique avisée de gens qui peuvent bien plus souvent s’y rendre et ont le mérite de nous faire partager leur connaissance), l’élevage, et aussi les cartels, il peut y avoir ''maldonne''. Tiens, c’est une expression du jeu. Je crois que la corrida emprunte à de nombreux genres, le jeu (le pari), le spectacle, l’art, et l’intériorité de la personne humaine (où le pari revient sous une autre lumière…).


Tout d’abord le mythe. Ce mythe est né bien avant moi, bien avant ceux qui peuvent encore parler d’un temps ''d’avant'' où la corrida était plus ceci ou cela. C’est probablement lui, qui le premier, me pousse en avant. Un mythe de courage et de passion. Une façon de sortir de l’ombre et de la misère. Quelque chose de si fort qu’une vie qui ne peut plus la vivre peut préférer mourir. Quelle profession parmi nous a cette puissance ? La musique, peut-être, la peinture ? La danse ? En tous cas plus un art qu’un travail. Un pari sur sa propre capacité de travail et de talent par rapport à d’autres. Combien lâchent en cours ? Combien restent malgré eux au bord du grand chemin ? Un effort sans cesse renouvelé envers soi-même, contre sa peur.
Le combat d’un homme, de son intelligence, de sa probité (nous parlons bien de ces corridas honnêtes où l’animal en face n’est pas sur-sélectionné pour que tout cela n’existe plus…) face à un animal puissant et vierge, et qui va apprendre à son tour.
Une sorte de don, où l’on engage sa vie. Où l’on ne cherche pas pour autant à la perdre. Subtile alliance où le savoir-faire peut balancer le risque, sans pour autant l’annuler. Le danger, mais aussi la possibilité de réaliser quelque chose d’unique et d’inoubliable pour ceux qui l’auront vu (et pour soi-même ?).

Et puis dans ce mythe, bien sûr le "toro" : animal qui revient, leitmotiv imprimé sur des images difficiles à décrire. Masse sombre, (presque toujours dans ces images là), tranquille sous des oliviers, immobile sous la lune lorsque l’ombre humaine se profile en silence, chargeant de toute sa puissance sous une pique qu’il va revenir défier quelques minutes plus tard, accroché d’une façon dérisoire pour un dernier tour d’honneur sous l’acclamation étrange d’un public où se mêlent le respect et des sentiments inextricables.

Images très impressionnantes. Parfois de choses évidentes : des cornes, un œil qui avertit l’homme de ses tentatives à venir, la puissance physique qui semble d’abord une force brute, puis éclate en éléments beaucoup plus subtils. Des bruits de souffle rauque. La vitesse de certains retournements. Parfois d’un indicible malaise : toro debout au centre de l’arène, du silence, de l’attente des hommes, bouche close, et qui attend la mort en défiant sa propre chute. Image, non humaine et pourtant tellement symbolique, qu’elle laisse la tête vide et comme lavée.

De toutes ces images, certaines ont été vécues, vues, ressenties. D’autres ont été en quelque sorte magnifiées par le lent travail de la mémoire et de la passion. D’autres enfin font partie d’un corpus de rêve, issues de la mémoire ou des mots d’autres personnes.

Il ne faut pas égratigner un mythe .Parfois, il faut même prendre un peu de recul vis à vis du réel pour qu’il reste intact. Utopie magique qui fait que le lendemain existe encore après les jours déçus, ou malgré les saisons mortes.
Rêve qui incite à chercher encore, à perfectionner, à rester en mouvement.
Et en silence, comme en secret, beaucoup plus difficile d’accès que les corridas elles- mêmes, toute la vie de cet animal au campo. Et l’envie de passer là beaucoup de temps. Avec le rêve d’une race brave entretenue pour ses qualités premières. Avec l’envie de voir ce combat étrange et disproportionné (à la gloire de qui ?) mais fascinant et comme porteur de messages à qui veut bien les lire dans leur langage ancien.

Sédentaire, je pense aussi souvent avec émotion à la route, qui est le (mon) troisième volet du mythe. Cela se tait. C’est très personnel. C’est comme un écho aux longues marches pour se vider la tête, aux longues routes, de nuit, qui ont parsemé mon enfance et que je recherche volontiers dans ma vie, aux grands espaces qui se déroulent au dehors, aux rares mots à la proximité d’êtres humains que la nuit, ou la peur, ou l’attente rapprochent. Ces heures, non pas inutiles, mais tendues vers. La lumière d’un matin dans une autre ville. Les quelques heures de sommeil ou de repos dans un hôtel. La recherche du silence et une forme de recueillement.


L’émotion née d’un temps noué et d’une beauté haute en richesse.

Et c’est alors l’instantané illusoire, l’éphémère suffisant : pour offrir quelques minutes de beauté, quelques minutes d’un absolu silencieux, tout un travail aura été nécessaire en amont ( tout un apprentissage, une transmission dans le temps, et un regard immédiat ). En face, le spectateur imprime ces images, et tout ce qu’il leur rajoute dans sa mémoire. La corrida donne alors une autre dimension au temps. Elle rend palpable en quelque sorte le travail de la mémoire sur ce qui s’imprime avec la force d’un affect et comme quelque chose d’exceptionnel. Tout un après se crée ( la discussion immédiate, et la réminiscence qui viendra plus tard et se confrontera aux prochaines visions ).

Ces instants là, bousculent notre vision logique du temps, qui se déroule en ruban. Là, tout est comme dans un nœud. En quelques très brefs instants. Ces temps forts d’une corrida, où nous sommes conviés au silence, procurent une émotion très humaine. Une sorte de coup ( comme on dit « coup de cœur » ou « coup d’arrêt » ), pas serein , tendu, admiratif, déjà dans l’avenir et dans le passé.
Un tableau vous pourrez venir le revoir, vous pourrez éventuellement en garder une reproduction ou même le posséder. Cette œuvre-là, humaine et plus absolue pourtant, vous ne pourrez vous l’approprier que par la mémoire. Cela requiert une grande attention. C’est à mes yeux aussi une très grande richesse.

L’aficionado est un collectionneur d’instants magiques. Et c’est pour cette étrange collection que je retourne dans une arène. Même si parfois je repars la mémoire restée en vacances… De toute façon en des soirs d’insomnie, ou de joie, des images déjà peuvent renaître. J’attends pour demain les prochaines.

Dans cette beauté insaisissable et pourtant à chaque fois re-gardée, s’affrontent la verticalité de l’homme qui se veut tout en lumière, et l’horizontalité noire, et parfois rouge, et parfois autre, du toro. Il est de la lumière, des couleurs -toutes, et aussi le rouge et le blanc, le rouge et le noir, le rouge et le rouge -, celles des capes qui s’étirent aux premiers instants ou qui se déploient dans le travail, celles des rapides déplacements derrière la barrière, celles des vêtements qui accrochent la lumière. Il naît des lignes sur le sable, langage mystérieux aux premières arènes. Il atteint l’ombre, aussi.

Dans cette beauté respire parfois l’inspiration magique, quelque chose qui ressemblent à un oubli de soi, du temps, du public. Une sorte de communion (entre l’homme et l’animal ou entre l’homme et son rêve, comme la réponse à une soif d’absolu), qui perdure bien longtemps après que l’arène soit vide et dont le nom résonne comme une essence de l’art.

Mais là encore, tout cela n’est pas que plastique, esthétique. La beauté naît de la rencontre dans l’espace de ces deux corps qui s’affrontent ou communient, qui forment une figure, certes, mais aussi un symbole. C’est du décryptage de cette rencontre, de l’émotion qu’elle suscite, de sa fugacité, tout autant sinon plus que de la plastique, que naît cette beauté fragile, qui en un instant peut basculer. C’est en ce sens qu’elle est tout à la fois vivante, proche, et mystérieuse, magique. Inclassable.


Une autre vision de l’homme.

En assistant à une corrida, je pense souvent à la générosité (de cet homme qui poursuit ce rêve un peu fou, mais aussi de ceux qui l’entourent et lui viennent en aide en cas de besoin), à l’humilité de ceux qui restent dans l’arène sans costume de lumière même s’ils en ont rêvé un jour, au courage, aux femmes (mères, femmes) qui viennent ou ne viennent pas, mais respectent ce choix qui les bouscule.

De par ma profession, j’ai déjà vu des hommes blessés physiquement et moralement. La souffrance me semble une expérience terrifiante et pourtant elle délimite un avant et un après pour la personne, lorsque après il y a. Dans l’exposition au risque des toreros, ceux qui ne trichent pas, il y a, vu de l’extérieur, une mise à l’épreuve qui laisse silencieux. Silencieux, du silence respectueux que des actes imposent par leur puissance et leur beauté. Du silence aussi qui s’ouvre à l’être humain dans ce qu’il a de plus mystérieux, de plus passionné.

La blessure symbolise et matérialise cela. On pourrait m’opposer les blessures qui surviennent même lorsqu’on triche, ou le fait que certains toreros s’arrêtent de par l’impact psychologique que leur causent les blessures. Bien sûr. Pourtant, il faut être, je crois, dans un état particulier au moment où elle survient, pour pouvoir si vite et si pleinement en effacer les effets et revenir…

Je n’affirme pas qu’on apprécie plus la corrida en la connaissant mieux, mais je crois qu’on en situe mieux son essence. Cela évite de penser qu’on "pourrait faire pareil" et permet, à mon sens, de mieux mesurer l’art qui entre en elle.

A ces deux conditions (un public averti et des professionnels consciencieux), la corrida pourra certainement perdurer. Sans elles, elle risquerait de devenir une survivance privée de sens, un folklore pour gens qui passent et veulent se souvenir du temps passé sans le vivre.

Alors, je me dis que les spectateurs peuvent influer pour faire reculer le pouvoir de l’argent, la politique de marché… qu’ils ne sont pas obligés de se laisser manipuler ou maltraiter. Il y a du choisir dans le fait d’aller aux corridas, et peut-être s’il faut un jour la défendre, il faudra la défendre sur ce qu’elle a d’original, pas sur ce qu’elle partage. Il me semble déjà utile de le faire aujourd’hui. De permettre une sorte d ‘expression démocratique du public. A quand les votes pour saisir les cornes, examiner systématiquement les blessures infligées par la pique au taureau, etc. A quand, de donner comme on le fait pour des trophées, des blâmes lorsque la pique est en dehors des règles de l’art et quelque chose qui ressemblerait à une sanction lorsqu’elle est nécessaire ? Pour cela, il faut aussi avertir le public, lui donner les moyens de comprendre. Une connaissance certes toujours fragmentaire, évolutive.

On ne va pas aux corridas pour se montrer. Le jeu des acteurs et le théâtre dans son ensemble ne s’est-il pas réveillé lorsque le public s’est intéressé au spectacle sur la scène avant de s’intéresser aux loges ? Une arène « chic » pourrait alors devenir une arène où mourir.

Un des risques actuels est de voir une tradition qui crée du beau et véhicule des valeurs authentiquement humaines se perdre dans les méandres d’une vulgaire fête, plus ou moins sophistiquée, et les sinuosités d’un monde régi par l’argent. Se perdre en fait dans le mensonge. Dans des mensonges. En ce sens la corrida, et c’est une des raisons qui me font y croire à ce jour, peut être un bel exemple de changement, de belle voie. Ainsi, aussi paradoxal que cela semble, cette violence productrice de beau et de sens, permet aussi de réfléchir autour de valeurs humaines. C’est une sorte d’utopie, une mise en acte factuellement inutile mais symboliquement essentielle à mon rêve humaniste.

La corrida, à côté de l’élaboration d’un savoir, permet aussi l’éclosion d’un langage. Au delà des mots que chacun s’efforce à son rythme d’apprendre, elle permet des échanges (oraux, écrits), souvent passionnés, parfois avec des gens inconnus, et dans un mode de rencontre très simple. Elle autorise un plaisir des mots, une joute orale, des controverses, des exercices de style. Elle permet l’éclosion d’une littérature, d’une poétique également.

Pour tout cela, et tout l’indicible, qui forment un plaisir, malgré un goût amer parfois, chaque année, je libère du temps pour aller goûter à celui d’une arène. Et dans les longs intervalles, je lis souvent autour d’elle. Je ferme les yeux et j’imagine.

Je me souviens et j’attends.