Curro
Romero :
« De nos jours, les toreros ont plus peur de l’empresario que du
toro »
(A
l’occasion des 60 ans de son alternative à Valencia)
Soixante ans. Six
papes à Rome. Un caudillo et deux rois en Espagne. Et un seul pharaon
dans le toreo.
Curro s’assied dans
sa maison, devant une fenêtre d’où l’on voit la Giralda. Il essaie de se
souvenir de tout ce qu’il a vécu depuis que Gregorio Sánchez, avec Jaime Ostos
comme témoin, lui a donné l’alternative aux Fallas le 18 mars 1959 ;
c’était un mercredi. Mais la conversation va plus au coeur qu’au cerveau. Il
parle de ce qu’il ressent, ce à quoi il rêve, ce qui lui fait mal…
- Ne vous inquiétez
pas. Je ne vais pas vous demander des statistiques.
- Ouf, heureusement,
parce que j’ai déjà oublié beaucoup de choses.
- A présent, vous
pouvez parler sur l’avenir car vous avez déjà tout vécu et, de plus, vous êtes
retraité, même si l’on reste torero à jamais.
- Exact. Est-ce qu’un
peintre ou un écrivain disent « je pars à la retraite » ? Et
bien les toreros restons pour toujours toreros.
- Vous l’êtes depuis
60 ans déjà.
- Que de temps
passé ! C’est une profession si risquée. J’ai toujours considéré le toreo
comme un métier à part des autres. Les artistes dépendent d’eux-mêmes, mais la
tauromachie est différente car elle dépend aussi du toro, un animal qui
sort chaque jour différent. De plus, tu ne disposes que de dix minutes pour la
réussite ou l’échec. Il faut lutter avec le temps et on ne veut pas que le
temps passe ; c’est un combat, et tu dois garder la tête lucide tout en
sachant ce que tu es en train de risquer, qui est plus qu’un triomphe ou un
échec : c’est ta propre vie. Point. Il y a aussi la solitude du
torero : lui et toi, toi et lui, seuls tous les deux. Tu veux que personne
ne sorte du burladero. Laissez moi seul ! Dans ces situations, il y
a des gens qui me disent : « Tu m’as fait pleurer ». Putain, ça
me remue tout le corps.
- Avec quoi on torée,
la tête ou le coeur ?
- Avec les sens. La
tête tu la laisses au repos entre le toro et toi… et ensuite tu dois chercher
l’harmonie, car sans elle il y a lutte et la lutte n’est pas bonne.
- Le temps dans le
toreo est un paradoxe ; il faut donner la sensation de lenteur en un bref
moment.
- Oui. C’est le
problème. Ces dernières années, beaucoup de choses ont changé et le problème
est toujours le même dans le toreo en Espagne : maintenant personne ne
s’arrête, tout le monde est pressé. Tu parles avec quelqu’un et celui-ci
regarde sa montre et n’entend rien de ce que tu lui dis car il est en train de
se dire qu’il doit partir.
- Le toreo
est-il le dernier réduit de l’Espagne
lente ?
- Peut-être. Le toreo
est un art mais encore faut-il que quelqu’un le crée. Tout le monde n’a pas
cette chance et, lorsque les choses se présentent de manière un peu faible,
tout s’effondre. Les obstacles arrivent car les gens ne vont plus aux corridas.
Tout doit être considéré. Aujourd’hui on manque de tout. Le temps se fait long
dans la plaza, il y a des corridas qui durent trois ans et c’est dommage qu’un
spectacle si pur ait un creux de vague comme celui qu’il traverse actuellement.
- Lorsque vous avez
pris l’alternative l’arène était aux trois quarts pleine. Cette année, il n’y
avait plus qu’un quart de spectateurs aux Fallas. Que s’est-il passé ?
- Je pense que la
mesure du temps est importante. Les toros, malheureusement, ne combattent plus
comme à mon époque, il y a trente ou quarante ans. A cette époque, ils étaient
combatifs et on pouvait faire des faenas comme on les ressentait. Mais les pauvres
toreros aujourd’hui doivent combattre des toros qui s’arrêtent ; et comme
ils veulent triompher, ils perdent du temps… Et vas-y, vas-y encore… Il devrait
y avoir quelqu’un dans le callejón qui lui dise : « Entre, et
tue ! » Mais on ne doit pas fatiguer le public. C’est cela le pire.
Toutes ces choses doivent être revues et réfléchies.
- Est-ce que le
responsable est le monde taurin lui-même ?
- Nous le sommes
tous. Il faudrait à nouveau mettre les toros dans leur pure nature, car on les
a sortis de cette nature pour que les toreros puissent produire leur magie dans
des faenas grandioses où le public oublie la tragédie que l’on vit dans la
plaza.
Lorsqu’un être te
fait oublier que là on meurt, imaginez quel type d’art peut en sortir. C’est ce
moment qui fait l’afición, qui fait le plein des gradins.
- Vous avez aussi été
très critique avec le règlement car vous le trouvez anti-artistique.
- De plus, dans
chaque région autonome il est différent. Les vétérinaires renvoient les toros
aux ganaderos alors que ces derniers les ont choyés avec amour. Non, non, cela
ne se fait pas.
- Aujourd’hui, à
Madrid, ont sortée les ganaderias au « bombo » .
Qu’en pensez-vous ?
- Ce sont des choses
nouvelles qui ne font qu’empirer sa situation. Si j’ai un contrat avec Madrid
et qu’il y a une ganaderia qui embiste avec régularité, je la
demande pour moi. Mais, tu vas me mettre dans le « bombo » une
corrida qui va à contre-courant de mon style ? C’est m’auto-punir. Le
peintre choisit sa toile, le sculpteur choisit le bois ou la pierre qu’il va
travailler. Chaque artiste choisit le meilleur, ce qui sera doux à manier pour
lui. Et bien en tauromachie c’est pareil. Un toro est bravo mais noble, s’il embiste
bien, tourne rond comme un horloge, te regarde, embiste au toque
et à la voix… Ce toro, petit animal, est celui que j’allais chercher pour mon
œuvre. J’ ai même de la peine lorsqu’on coupe les oreilles de ce toro et
qu’on le mutile après sa mort. Gardez-le avec ses oreilles ! A quoi me
servent ces oreilles ? Il y a beaucoup de choses que je ne vois pas.
Avant, les aficionados les voyaient mais tout a presque disparu.
- L’évolution du
toreo depuis que vous êtes matador est-elle similaire à celle de la
société ?
- Elle lui ressemble.
Aujourd’hui, il n’y a plus de toreros avec l’état d’esprit de ceux d’antan. Il
y en a certains qui attendrissent tant ils jettent les cojones .
Moi je préfère l’émotion donnée par l’art… Voir un torero qui donne trois ou
quatre lances lents, plutôt que de passer un mauvais moment
car c’est ce qu’ils font endurer au public maintenant. Ca arrivait à mon époque
avec un torero dont on disait chaque fois qu’il toréait, qu’un cercueil était
prêt dans sa voiture. Mais c’est quoi, ça, mon Dieu ? Ca ne fait
qu’emmener des aficionados nouveaux qui n’y connaissent rien, remplissent les
plazas mais en faisant du mal.
- Et bien cette
année, le Ministère de la Culture n’a même pas donné la Médaille des Beaux Arts
à aucun torero.
- Ni même de
subventions. Rien. Ils ne donnent même pas un sou pour ces gamins qui débutent.
Au contraire, ils l’enlèvent. Ils ont supprimé les écoles… Ils ne savent pas
comment on protège les toros bravos, cette merveille. Comment ils vivent, sont
soignés...Mais nous, les toreros sommes très fautifs de cette situation. Nous
sommes coupables au regard des nouveaux apoderados qui ont plus peur des
empresarios que des toros. Et peur aussi des spectateurs. Car même en sachant qu’un toro n’a qu’une
passe, ils persistent pour ne pas avoir à subir une bronca. Donne de temps en
temps une belle fiesta au toro… tu verras comme les gens accourent à nouveau et
te remplissent les gradins.
- Cette recette vaut
aussi pour la Catalogne !
- (Sourires) Ca
c’est une autre histoire, pour tout vous dire, car les politiques c’est comme
les avocats. Le nouvel avocat qui vient de finir son Droit devrait travailler
près de bons et expérimentés avocats, de ceux qui sont prêts à prendre leur
retraite, en établissant des liens d’amitié tout en les écoutant. Mais les
avocats d’aujourd’hui ont de très mauvaises idées, plus de mauvaises idées que
de connaissances.
- Il est plus
difficile de triompher aujourd’hui qu’il y a soixante ans ?
- Avec les toros
d’aujourd’hui je n’aurais pas su être torero. Lorsque je les vois je me
dis : « Celui-là ça ferait déjà cinq minutes que je m’en serais
débarrassé ». Je n’hésitais pas. Je tentais, voyais les difficultés qu’il
avait, et si je n’arrivais pas à trouver l’harmonie, j’arrêtais. Le toro avec
lequel je devais me battre, le dominer, je devais le positionner pour le tuer.
Deux ou trois passes par le bas, de corne à corne et je tuais. Quelle que soit
la bronca qui me tombait dessus. Mais je le faisais car j’avais heureusement assez
de personnalité pour cela. C’est pour cela qu’il y avait tant de discussions,
mais lorsque les spectateurs sortaient, ils ne s’étaient pas ennuyés. Ils
sortaient en me traitant de tous les noms : « Connard !,
trouillard ! ». Mais le jour suivant ils revenaient me voir.
- Comment
supportiez-vous ces broncas sans sortir de vos gonds ?
- Je baissais le
regard et je sortais le plus vite possible de la plaza car ce n’était pas
agréable d’écouter une bronca et qu’on t’envoie toute sorte d’injures. Mais je
préférais cela plutôt que de me trahir moi-même. Je préfère une bronca plutôt
que faire des choses que je ne sens pas. Je ne crois pas en ce mensonge.
- De nos jours, tout
le monde veut plaire à tout le monde et il se ment à lui-même. Ce discours n’est
pas à la mode.
- C’est vrai. Mais si
je mentais aux gens, je ne pourrai plus dormir ensuite. Je me serais dit :
« Tu dois attendre ton moment ». Mais je n’ai pas eu à le dire car je
ne me suis jamais trahi. J’ai su attendre en essayant de m’adapter chaque fois
que le toro le permettait. Je voulais toréer lentement, le faire aller et
venir, dominer la mesure du temps, faire les desplantes à temps…
C’est comme un « olé » lancé au temps juste et précis à un artiste
qui chante. Il doit se faire à la bonne mesure, au bon moment. Le toreo c’est
pareil. J’ai voulu arrêter au capote quelques toros qui
venaient violents et les gens, avec force, m’ont lancé des « olés ».
Mais c’était un « olé » électrique que je ne ressentais pas, tout
comme je ne ressentais pas le lance car c’était violent. Je
le tentais, mais si je n’y arrivais pas, alors il fallait envoyer au cheval.
- Cet entêtement dans
les idées est surprenant car vous veniez d’une famille modeste et on suppose
que vous étiez impatient d’atteindre la gloire.
- Je pense à cela
souvent. Quelle chance j’ai eue dans ma vie ! Je devins torero pour sortir
de la boue car j’ai commencé à travailler très jeune, à douze ans, en gardant
des cochons et des vaches. C’est pour cela que je dis à mes parents que je voulais
être torero. Avec quelques gamins de Camas nous nous achetâmes une bâche, la
découpâmes avec le modèle d’une muleta que l’on nous avait prêtée comme modèle,
et la teignîmes en rouge. Nous disposions de la muleta chacun une semaine, à
tour de rôle. Il y en avait un qui allait à Séville et se renseignait sur les tentaderos
auprès des jeunes filles des toilettes, interrogeant celles qui faisaient le
ménage dans les fincas. Ces souffrances furent très nécessaires mais
j’ai su les surmonter.
- Et ce fut le
triomphe
- Mes parents étaient
deux véritables phénomènes car ils nous ont légué des valeurs et une bonne
éducation alors qu’ils ne savaient ni lire ni écrire… mais ils avaient une
éducation de qualité, vraie, authentique. C’est pour cela que je leur dis au
moment de ma prise d’alternative : « Vous ne travaillerez plus »
(je me sens très ému). J’achetai une maison à ma famille avec une
chambre pour chacun et nous ne dormîmes plus tous ensemble sur le matelas de
paille. C’est ainsi que cessèrent toutes mes ambitions. Je découvris que mon
bonheur c’était le toreo, non pas pour sa dimension économique, mais pour voir
les gens enthousiasmés de me voir toréer. Quelle merveille. Aujourd’hui je vois
les corridas et je me dis : « Mon Dieu, j’ai été torero ? ».
Je le crois à peine. Je vois les toros et je me dis : « J’ai toréé
ça ? ». J’étais heureux ainsi…
- Je reprends une de
vos phrases pour terminer. Vous dites que le plus difficile au monde c’est de
manger lentement lorsqu’on a faim et, en vous écoutant parler, il me semble que
vous vous êtes appliqué cette maxime à vous-même.
- Dans ma vie, j’ai
toujours tout fait lentement.
- Quand je pense que
vous disiez au début de l’interview que vous n’alliez pas trouver les mots…
J.M. Serrano – ABC –
17/03/2019
4 commentaires:
Merci à "Maja Lola" pour cette traduction...
Et une bonne année, Marc !
Hahaha... rare comme un grand torero...
C'est que j'attends que le duende descende...
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