Comment ai-je pu oublier de vous raconter lors de la visite chez Victorino, ce grand moment vécu sur la remorque branlante grâce à ‘’GG’’ qui commenta avec une truculence quasi Pagnolesque ce qu’endura, toute souriante d’épanouissement campero, une charmante Clermontoise prise en sandwich entre le chapeau irlandais en pure laine vierge du photographe arlésien et ‘’GG’’ himself plus vierge depuis bien longtemps. Si j’avais le temps, l’énergie, si mon talent de narrateur tutoyait les sommets du pittoresque, vous n’auriez qu’une faible idée du fou rire collectif qui secoua, conjointement à la progression chaotique tout terrain, le petit groupe autour de lui. Il nous a tout fait : du doigt coincé dans la bretelle du soutien-gorge, jusqu’à l’effondrement de la dame sur le photographe sous la poussée de son tamano en s’aggripant à elle coquinement. Ouais, basique mais efficace. Cette dame fut prise d’un fou rire inextinguible – on eut peur pour sa respiration – et communicatif, et nous étions à peu près épuisés en descendant de la remorque. ‘’GG’’ merci, ça valait quelques boîtes d’anti-dépresseurs, plus cinq à six ans de divan freudien plus l’économie du débat déclenché par Onfray.
Mais où en sommes-nous ? Il faudrait le finir ce compte-rendu de voyage, ça commence à faire longuet… Et bien nous voilà donc chez Antonio Lopez Gibaja ! Le point d’exclamation commence à vous indiquer la singularité de cette ganaderia. Oubliez les barrières d’El Cubo décrites précédemment, de l’à peu près, à côté. Je trouve que les barrières sont une très bonne valeur étalon d’approche pour l’estimation d’une ganaderia… pour l'évaluation de la caste des toros par contre, ça reste bien plus ardu. Si la démesure d’El Cubo donnait du côté de Dallas et du ranch texan comme on l’a vu, ici c’est Hollywood. Non… Bollywood, plutôt… C’est Bombay qui voudrait surpasser Hollywood qui aurait déjà revisité l’Espagne. Quelque chose comme ça. En pire. Oui, quasiment. Amateurs barrés par le romantisme larmoyant du XXé siècle, demi-tour immédiat recommandé. Les organisateurs, eux, en étaient sûrement très fiers pour avoir placé la visite, en position ‘’clou du voyage’’. Sûr que ça sent le luxe, Gibaja. Plus c’est luxueux, moins c’est taurin, je trouve. Les quelques vieux de mon âge comprendront, les jeunes chercheront en vain ce que je veux dire… la finca en elle–même tient de la propriété tableau de Patagonie mâtinée de cortijo Vénézuélien, je peux vous en parler vu la représentation imaginaire que j’en ai…
Gibaja, est le roi incontesté de la barrière cossue, multi-barreaudée, peinte en blanc histoire d’affirmer un peu plus sa présence, en plusieurs couches, avec composante inoxydable intégrée, tandis que la platitude policée des cercados engazonnados sont plus à même d’inspirer Tiger Wood dans son loisir à trous, que Tomas Campuzano dans une capea à campo abierto. Trop salissant. Des stations de brossage bétonnées sont ça et là disséminées dans le paysage, afin que torito vienne connaître les joies de la gratounette dorso-latérale au cas où les troncs de chêne seraient des solutions par trop rustiques. En nylon ou en poil de martres des contreforts du Montana, les brosses ? Je n’ai pas expertisé, mais rien ne m’étonnerait. Bâtiments de luxe, palmiers tropicaux, équipements de luxe, paysages de luxe, nature domptée, jolis veaux gambadant sur le gazon. La caste des toros ? Ne reste plus qu’à vérifier dans l’avenir.
Dernier jour, Salamanca. Visite du musée taurin spécialement rouvert pour nous, en ce premier novembre. Point de muséographie agencée mais plutôt une caverne de brocanteur. Soit qu'il y ait trop d’objets, soit que les locaux soient trop exigus, soit les deux se combinant dans l’indifférence générale. A la sortie, on tombe sur une escouade de types et le visage de l’un d’eux nous ‘’parle’’. Personne ne se souvient de son nom, mais il est torero, ça c’est sûr. Vu l’audace du groupe en goguette, on l’aborde, on lui baragouine notre plaisir de le rencontrer, certains l’entourent, se font tirer le portrait avec lui et son air ahuri bien obligé de se prêter à cette manifestation subite de célébrité à assumer. La traversée de la plus belle Plaza Mayor d’Espagne est décevante à cause d’une feria du livre qui de ses kiosques dépare, sa majesté.
Nous arrivons au restaurant et on nous dirige dans une sorte de bodega souterraine très minérale. Aucune étoffe, tapis ou rideau n’amortit le niveau de décibel désormais très espagnol du groupe franchouillard. Les repas de là-bas commencent par une entrée très roborative comme en l’occurrence cette soupe de couenne et pois chiches au lard, dont quelques milliards de foyers dans le monde feraient leur plat principal. Elle est réussie et la gracile serveuse enchaîne les soupières de rab. Elle est à peine maquillée, d’un physique banal, mais semble sympathique. Les traits de son visage sont creusés et montrent une brumisation de sueur. Les soupières sont lourdes, brûlantes, et la tablée importante. Derrière moi se trouve un pilier de soutènement en béton, à côté duquel elle vient parfois faire une pause ou changer son fardeau de main. Je lui baragouine des ‘’muy difficil, no ?’’ et des ‘’mucho trabajo…’’ dont elle se passerait bien. Elles tient à rester professionnelle sans prêter le flanc à ses insuffisances passagères. Elle n’y peut rien, l’attache de son poignet est si fine pour cet énorme plat de daube qu’elle transporte maintenant. Sept, huit kilogrammes, peut-être plus. Elle répond aux sollicitations des convives de ce même sourire contraint qui par instants fugaces se mue en rictus de douleur. Le dos légèrement fléchi vers l’avant, ce qui lui écrase les disques lombaires, le poids en équilibre instable sur une seule main, le service assuré par l’autre, elle n’en peut plus. Quand elle arrive à ma hauteur, j’avance les mains pour saisir le plat afin de la soulager pendant le service mais dans un effort terrible elle m’esquive avec de la réprobation dans le regard avant de m’expliquer que je me serais brûlé. Ca devient mon héroïne : voilà une fille épuisée et endolorie qui vient de prendre tous les risques pour m'éviter une brûlure ! Je débarrasse un coin de table et lui fais signe de poser le plat. In extremis elle y parvient, sans quitter sa position semi-fléchie si bien que son visage est tout près du mien. Echange de regard très rapproché. Des cernes sous les yeux, la sueur qui perle, son abnégation courageuse, elle est devenue belle. Une courte halte et elle reprend son travail, tournant le coin de la table et revenant face à nous. Sa souffrance est terrible, elle doit s’arrêter à nouveau, détendre sa main. Arrivé à ma hauteur, décochement d’oeillade pour s’enquérir de ce que veut ce type qui la suit du regard. Les bouteilles d’un rouge très tannique et boisé, du ‘’Taurino’’, se succèdent à grande vitesse. 14° degrés quand même… Quelques bouteilles et longues minutes après, une gratouillis d’omoplate m'interpelle :
- Quieres uno ?
Devinez de quoi il s’agit… la fameuse, dû moins, célèbre, pâtisserie industrielle en kit reconstitué, cette mousse insipide badigeonnée de sucre, ici, verdâtre et saupoudrée de filaments de chocolat. Je décline la friandise mais lui indique que ce gratouillis d’omoplate, j’ai beaucoup aimé, et que j’en reprendrais volontiers un autre. Dans l’espoir naïf de la faire rougir. Mais c’est une espagnole et j’ai sous-estimé sa spontanéité. Elle s’exécute. Gratgratgrat... J’acquiesce du regard. Ma voisine lui précise que « eres masajista » et que je peux donc le lui rendre en mieux. Là, petit flottement, elle sourit, rosit et fuit. Elle me fait penser à une vierge martyre de Zurbaran et à ce qu’en disait Théophile Gauthier dans son recueil ‘’Espana’’ en 1845 :
Quel crime expiez-vous par de si grands remords ?
Pour le traiter ainsi qu’a donc fait votre corps ?
Bon en fait, pour les savants vétilleux, j'avoue, Théophile parlait ainsi des moines, mais si ça sert mon texte, qu'est-ce que ça peut faire ? Vous perdez du temps à tout vérifier monocle en main ? j'espère pas... Le dessert est trop mauvais pour qu’on en goûte ? Vengeons-nous sur le bien nommé ‘’Taurino’’ un bronco con caste qui dérouillerait un boulon de sous-marin… tandis que les discussions se poursuivent, moins intelligentes, plus débridées. Putain, Sanchez Vara, c’est Vara le type croisé dans la rue tout à l’heure…
Un petit coup frappe soudain à nouveau mon épaule. Ma volte face nous fait nous retrouver nez à nez, la serveuse hâve, et moi, bien replet. Elle tient une bouteille blanche dans la main droite et une bouteille verte dans la gauche et me les tend alternativement par saccades de directs de boxe en répétant :
- Dulce o fuerte ?
- Nada, fais-je les yeux mi-clos et la gueule enfarinée avant de poursuivre d’un goguenard : Solamente un beso de tu !
- NO !
Me rétorque-t-elle en sursautant, soudain pleine d’énergie, comme indignée, et elle tourne les talons. Et voilà, pour une fois qu’il y avait une chance que quelqu’un me trouve sympa… cette familiarité va me muer en beauf… le repas se termine et la cohorte avinée se dirige comme un seul homme dans l’escalier permettant le retour à la surface, avant d’aller cuver quatorze heures durant dans le car pour le trajet ‘’retour a la casa’’. Y'a pas intérêt à aller souffler dans l'éthylomètre du car sinon, makache, il ne démarrera jamais !
Surprise : en haut de l’escalier une mini haie d’honneur s’est formée, elle attend là, avec son collègue, mains dans le dos, saluant chaque convive d’un petit hochement de tête discret. De loin, désirant me racheter une bonne conduite respectueuse, je tends la main droite en l’avisant. Mais sa position par rapport à la sortie de l’escalier impose un virage serré avec lequel le ‘’Taurino’’ et mon oreille interne où siège le centre de l’équilibre comme chacun sait, ne s’accordent pas. Et je biaise, prends de l’angle, du roulis, du gîte et du tangage… Pourtant le vent est nul, le sol calme et le carrelage d’huile… mais la vierge de Zurbaran veille sur ses clients : elle m’attrape prestement la dextre, me rétablit, éclate de rire et de sa main gauche m’attire à elle par le cou avant de me claquer deux bises extremenas d’anthologie. Chouette fille !
Je peux rentrer en France, encore une fois l’Espagne m’a rendu heureux.
4 commentaires:
Cher photographe et écrivain nîmois : ce jour-là c'était une casquette, effectivement irlandaise et en pure laine vierge qui couvrait mon chef, tandis que le chapeau, porté à d'autres occasions était, certes lui aussi, en pure laine vierge mais ... anglais ! ce qui change tout, of course, n'est-il-pas vrai ? Le photographe arlésien
Beau portrait kaléidoscopique d’un écrivain, d'un kiné et d'un célibataire en voyage taurin organisé.
Les photos sont au niveau du compte-rendu.
Gina
J'aime quand tu parles des femmes!
Par contre j'étais à Salamanca au printemps, et là aussi la plaza mayor était gâchée par une foire aux livres... il n'est pas sûr qu'ils démontent les espingoins, en plus ils ne lisent jamais!
isa du moun
Salut Marc,
Si la finca "Los Baldios" peu paraître au premier abord comme une machine commerciale style Domingo Hernandez ou Nunez del Cuvillo... La corrida lidié en juillet à Beaucaire a prouvé le contraire avec un lot avec beaucoup de caractère et de trapio ! La preuve en image avec le reportage que j'ai réalisé pour feria.tv : http://www.feria.tv/video-1482_campo-sorteo-et-corrida-a-beaucaire.html
Et pour avoir longuement discuté avec lui, le ganadero est d'une gentillesse et d'une simplicité incroyable en opposition au côté bling-bling de leur finca !
Pour moi un élevage à suivre de près !
Un abrazo
Jérôme
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