mercredi 21 décembre 2011

Soins à Domicile IV

Paniqué par l'aléatoire de sa déambulation, désormais obnubilé par le souci de son équilibre, Juan-Antonio ne m'écoute plus. Si je lui dis de ''levantar'' les pieds, il les scotche de plus belle au lino du couloir que Incarnacion traverse en roumégant, armée jusqu'aux dents. Un chiffon doux dans la main gauche et un pistolet à vitres dans la droite :



- Aaaah mésié delooon bou sabez kil me rendra chèvre ?

A ces mots, J-A fait une embardée, sa déambulation se raidit un peu plus et la main droite est venue s'appuyer au mur. Contracté et aux aguets, il attend la prochaine salve :

- Regardé, moi ça... j'en ai marre du travail qu'il me donne... regardé la vitre toute grasse ! Il a pas besoin d'appuyé sa tête ! Y comme jélé conné cété bour réluqué una mujer !

Juan-Antonio ne relève pas et tourne vers moi sa mimique de garçonnet pris sur le fait. Je remarque alors un détail dont je ne me souvenais plus, son arcade sourcilière est toute grasse : l'infirmière depuis une précédente chute, la lui empègue comme un coach à son boxeur pour que glissent les coups qui pleuvent. Peine perdue, Incarnation, c'est toujours aux tripes qu'elle frappe... C'est une combattante bien trop forte pour J-A, et à qui revient l'office des rôles déterminants de la vie courante ce qui génère une ambiguïté d'où ne peut surgir que le KO. Imaginez un boxeur dont l'adversaire sur le ring, serait aussi son coach, son imprésario, sa gouvernante, son sparring-partner, sa femme, son toubib et son aumônier... le côté « polyvalent incontournable » s'il rend bien service est aussi très inhibiteur. Le temps de penser qui veut-on vraiment cogner, et les jabs vous ont tenu à distance avant qu'une bonne droite vienne vous ébranler et qu'enfin un uppercut des familles vous ait méchamment translaté votre polygone de sustentation jusqu'à vous déquiller proprement.

- Il est encore tombé, hier...


Sans un mot, J-A me montre l'arrière de sa tête en courbant l'échine

- Sa tête elle risque rien, elle est trop doure, pero régardé la porte del frigo...

- Comment ça s'est passé ? Ce sont les jambes qui ont lâché ou c'est la tête qui a tourné ?


- Nooon zé métté lé torchon dentro le placard, viens voir...


-Non, c'est pas la peine de s'enferrer dans la cuisine, expliquez moi...

- Nooooon viens voir zé té dis...

Juan-Antonio cherche quelque chose. Ce genre d'épisode ne m'arrive que lorsque je suis en retard... Il fouine, fouille, tourne, vire, irrite

- Mâaaaa mé keské tou cherche à la fin...


- Né té mêlé pas... articule-t-il posément a su mujer...

- Non mais, monsieur M, ce que je veux seulement savoir, c'est si vous avez eu un vertige ou si ce sont les jambes qui ont lâché !

-Tou vas voir...

Il farfouille encore de longues minutes avant de trouver le torchon qu'il cherchait... c'est de la reconstitution méthodique, pourtant il n'a encore toué personne et zé né soui pa non plou oun jouze d'instrouction... il ouvre le placard, pose le torchon en tremblant et referme les deux battants qu'il laisse passer par un retrait du buste à la Sugar Ray Leonard. Bon, SR Léonard après une crise d'arthrose carabinée quand même...

- Eh bé Kwâaa ? Qu'est-ce qué tou nous fé, là ?
Tonitrue Incarnacion excédée qui avait interrompu le touillage de sa sauce pour assister, nerfs à vif, à la reconstitution...


- C'est là qué zé soui tombé... en arrière...

- Donc vous avez perdu l'équilibre, plutôt... mais c'était pas la peine de chercher un torchon et d'aller à la cuisine pour me le dire !

J-A me produit son sourire ''à gencives nues'', content de lui. Incarnation hausse les épaules et lève le torchon comme si elle menaçait un enfant turbulent qui vient de renverser son yaourt.

- Alors je vais vous dire pourquoi vous êtes tombé. Parce que vous êtes muy torero ! Parce que vous avez voulu rester dans le sitio alors que le danger pointait, parce que votre tempérament est incapable du pasito atras lors de la charge du placard...


J-A est aux anges et bée de satisfaction, apprécie que je tourne l'incident à son avantage devant su mujer. Je poursuis :

- Les talons plantés dans le sol, sans vouloir rompre, vous n'avez pu, par le seul retrait du buste, éviter le derrote de la porte droite du placard qui chargeait... alors cela vous a déséquilibré vers l'arrière et....


- … il a bousillé el frigo... ! Remate Incarnacion...

- Alors écoutez-moi monsieur M, vos pieds doivent toujours précéder l'orientation du buste, c'est eux qui donnent la direction, ils doivent toujours être en avance, jamais en retard. Mettons que vous vouliez planter des banderilles à madame (les commissures de ses lèvres rejoignent maintenant ses oreilles...) il ne vous viendrait pas à l'idée d'avoir les pieds vers le séjour alors que son dos est en cuisine ?

- Qu'il essaye seulement ! Menace instantanément senora Incarnacion pleine de caste, en brandissant sa cuillère en bois brûlé qui a touillé soixante ans de sauces succulentes.

Reconstitution et débriefing terminés, on rejoint le séjour où l'on quitte le peignoir pour la séance. Peu à peu, le calme revient dans la maison. Les effluves de la sauce nous parviennent comme la voix d'Incarnacion qui s'est adoucie pour chantonner une comptine de l'autre côté des Pyrénées. Tout va mieux, la paix s'établit, nos mouvements s'engourdissent quand résonne soudain un jovial :

- Alain Délooon.... !

Dont me gratifie de temps en temps la douce sénilité de Juan-Antonio...

- Laisse-le où il est Alain Delon, maintenant qu'il est vieux comme toi, rétorque Incarnacion du fin fond de sa cuisine. J-A lève les yeux au ciel et me dit à voix basse

- Toujours, il faut qu'elle se mêle...

C'est fini, je lui demande de se lever et, combat terminé, pendant qu'il s'efforce de décoller de sa chaise, vais chercher son peignoir de boxeur empéguoumassé avec lequel je dessine una media veronica au milieu du salon. Je la termine en bombant le torse et pointant le menton je lui proclame :

- Curro Romero !


J-A dubitatif, fait la moue et m'articule une de ces très lentes sentences dont il a le secret et qui me font douter de sa sénilité, en templant bien les syllabes :


- Pas encore...








12 commentaires:

Anonyme a dit…

Très joli cadeau de fin d'année,tous nos vœux a J-A et Incarnacion que nous espérons retrouver tout au long de 2012.Merci Marc , ces morceaux de vie sont à la fois très touchants et très drôles.
Victorina

Maja Lola a dit…

Tout à fait d'accord Victorina.
Et faire sourire gentiment parce qu'aimant bien ses personnages est une spécialité dans laquelle Marc excelle...
Au fait, qu'est-ce qu'elle touillait sur le feu ce jour-là ?
On attend la suite des aventures du couple en passe de devenir mythique !!

Anonyme a dit…

Malgré son sourire "aéré",Juan-Antonio a réussi à t'en envoyer une sévère dans les gencives!

Bonnes fêtes quand même ,Marc.....

Tolosa

El Jipe a dit…

Le gros avantage, c'est que "pas encore" peut aussi s'entendre "mais ça en prend le chemin..." Bonnes fêtes de Noël à toutes et à tous.

el Chulo a dit…

excellent texte marcos
j'aime beaucoup la momie d'albe qui danse avec le pharaon! bonita!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

Maja Lola a dit…

Chuloooo ... Je ne savais pas que tu fantasmais sur la momie d'Albe ! Que desilusion !

Anonyme a dit…

Chulo, pendeur d'aristo à la lanterne, un peu de respect pour la Mamie au teint d'Albâtre voyons !
JLB

Marc Delon a dit…

Meuh Chulito fantasme sur tout le monde : Martine Aubry, Eva Joly, Cécile Duflot, Nathalie Arthaud... bon évidemment avec un petit faible pour Cécile...

Anonyme a dit…

Texte et commentaires valent le détour.
Merci.
Bonnes fêtes à tous.

Gina

Maja Lola a dit…

Pauvre péquélet ! La terreur qui se lit sur son visage donne envie de l'arracher au barbu-lunettu avant le traumatisme irréversible ....

el Chulo a dit…

je crains que tu te trompes marcos.

JLB je le promets je serai plus délicat avec l'albatre.

Maja, cette pûlsion m'étonne moi même.

bonnes fêtes à tous, nonobstant!

Marc Delon a dit…

il a raison le péquelet, de trembler, je crois que c'est Xavier sous la barbe...