lundi 17 août 2009

POURQUOI ALLEZ-VOUS VOIR LES CORRIDAS ?



MILLE FACETTES A L’AFICION

de Nicole LUCHTMAYA




Au cœur des étés chauds, courir ; courir d’une corrida à l’autre, d’hôtel en sorteo et quelquefois à Pampelune pour de littéraires frayeurs.
Qui ne s’est adonné à ce singulier tropisme ?

Et si pourtant j’interroge ma bienheureuse errance pour en saisir et la clef et la cause, les mots se bloquent et ma plume se fige. Car les réponses se pressent, innombrables, pareilles à des myriades d’étoiles, à ces souffles turbulents et légers qu’un jour peut-être, un jour sans doute, Ordoňez arrêta de sa gauche souveraine.

Mon aficion a los toros ?
Comme l’air qui me fait vivre, chevillée si fort à ce qui me constitue, à chaque instant me qualifie. Chaque fois que je le peux, j’accours voir ''les vaches de compagnie'', bétail brave s’il en est. Elles paissent non loin de Nîmes, accompagnées par quelques brebis, l’âne Coquet le bien-nommé, mon vieux cheval. De sa houlette bienveillante et ferme, l’ami Désiré endigue leurs turbulences. Loisir d’un autre temps peut-être, mais ces bêtes-là gardent l’âme du vieux monde, nourries à l’herbe pure.

L’œil du taurillon, dix-huit mois déjà, scintille de la folie trouble de la terre. Rien ne l’apprivoise. Ni l’abondante pitance tendue à bous de bras, ni le bâton caressant et complice qui lui effleure les fanons . Sauvage il naît, sauvage il partira. Bientôt sonnera l’heure des séparations. Car Donbosco pèse sur le voisinage, prêt à l’échappée belle, mû par une impalpable idée dont les hautes clôtures ne sauraient retenir la violence . Pour l’instant, il investit son territoire d’une présence absolue, sans ambages comme sans partage. Là commence mon aficion. J’aime la corrida parce que j’aime les toros à l’état brut, sans concessions.

Le téléphone m’annonce en plein décembre un tentadero à Fontvieille. J’hésite devant les rigueurs hivernales .
- « Oui, organisé par la peňa El Coco, pour le Téléthon, avec des vaches de Granier ».
Je vacille, je tergiverse. Je m’emmitoufle en maugréant. Je me rends au garage. Je fais chauffer le moteur tout en me houspillant intérieurement :
« risquer une pneumonie pour une tienta, tout de même. »
A l’heure dite, me voilà dans la modeste placita .Plus rien n’existe. Juste le jeu des becerras s’employant avec acharnement dans le caparaçon. Patrick Varin, impérial et précis, orchestre leurs trajectoires . Moulés dans le costume de campo qui célèbre si bien la majesté des corps, les petits Arlésiens, centrés sur la justesse de leurs gestes, s’appliquent à être beaux.

Avec la grande Flo, nous poussons notre commentaire :
« Oui, cette vache, elle a du Santa Coloma ; ça lui donne ce combat de bonne qualité même si elle s’éteint vite . » L’aficion renaît malgré le froid.

J’aime aussi la corrida pour cela, ce jaillissement furieux et ordonné de la jeunesse des êtres, véritable élixir de jouvence. L’empathie nous confère la qualité du phœnix : être un instant durant ce torero éternel et déchiffrant l’énigme, voilà qui vaut bien quelques sacrifices, un rhume même..

L’identique au cœur de l’aventure : quelle rassurante immobilité, celle du bouillonnement de la vie .La stabilité des rituels forge la structure du temps.
A Madrid, les Lozano achèvent de détrôner l’inexpugnable basque. Micro à la main, je traque le scoop :

- Pour cette temporada, qu’allez-vous changer à Las Ventas ?

- Changer ?

Interloqué, José-Luis, porte-parole de la fratrie bafouille, puis peu à peu ajusté à plaire et à complaire selon la pente propre au torero négociant la charge, concède :
- Eh bien, nous changerons peut-être le dessin sur les billets d’entrée…
Et pour porter à son zénith la prise de risques, rajoute, triomphant :

-« Et peut-être aussi le design de l’affiche de la San Isidro ! »

En ce lieu, la variante bouleverse : El Fandi de Grenade banderillant à reculons, Rafaël, Anthony, doublant leurs capes de bleu, le Fritero et ses rouflaquettes. Un rien crée l’événement. Pourtant la règle porte à l’immobilité, suprême valeur.
Chopera parle du Nino ( de la Capea) :

-« On peut en penser ce qu’on veut. Comme la porte d’Alcalà, il est toujours là »

J’adore à la fois la persévérance des marbres et l’insolente futilité qui l’outrage : une chiure de sansonnet. Dans monde pétrifié par l’esprit de sérieux, ne croire qu’à la légèreté mortelle des statues. Bientôt la temporada va reprendre, l’incessant ballet des aficionados, la sempiternelle ronde des professionnels. Quantité, qualité ?
Comme le vin vieux se bonifie avec l’âge, le goût vient au palais sur le tard.
Je sélectionne mes cartels soigneusement : qui abuse du pico ? Qui se joue la vie à patte déployée ? Le tri s’opère vite. A ces corridas-là , on croise d’abord des spécialistes, de connivence. L’occasion se fait belle d’échanger des signes de reconnaissance .
J’aime ces multiples contacts, tant de personnalités distinctes gravitant autour du cercle ultime, de Salvador Dali au dernier vendeur de cacahuètes. Tous ces toreros croisés le temps d’un interview en des lieux exotiques, en de lointains tentaderos ; fraternités du risque partagé, cheminements conjoints deux, trois saisons peut-être dans la quête mythique.
Milliers de trajectoires humaines, de destinées à part : le mundillo, divers et rassurant à la fois. Même les crocodiles à lunettes noires, empresas gorgés du sang des sacrifices donnent de la familiarité au réel. Ici, on vit ; c’est drôle, c’est cruel, c’est impitoyable, tragique même. Comme à la Samaritaine, l'événement habite le décor ; de divorces à l’amiable en sanguinaires séparations, de Porte du Prince en trophées pileux, tout fait récit. Une grande famille à la sicilienne, tout amour, toute haine et multiple passions.

Le soleil revenu s’affiche enfin la litanie des grandes ferias. Mon esprit se prend à battre la campagne , la fe di biou, cette étrange fêlure qui déconcentre . Aux orties, les vieilles résolutions : sur la route à nouveau ! Voici la bienheureuse errance ; et au bout de l’errance, la faena absolue, la dernière. Celle de l’infinie douceur, de l’apprivoisement total. J’aime la corrida parce que j’aime quand la guerre se transforme en grand œuvre, comme un chant pour les anges. Que la brutalité se fasse grain de soie, que la furie du monde s’écoule par les canaux de la pacification. Parce que sans corridas, il n’y aurait plus d’élevages, plus de chants d’oiseaux dans les roselières, plus d’aube rougeoyante aux mugissements énormes secouant des siècles de ténèbres. Juste un monde vide titubant dans un univers déraciné du sens .

Mille facettes et tant d’images !
Les toros m’ont aidé à rêver ma vie .
N’est-ce pas la bonne clef de tout pourquoi ? Au cœur de l’intime………

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