vendredi 26 février 2010

Pourquoi allez-vous voir les corridas ?



QUI AIME SAIT

Christian-Noël Duran

Pour qui sait – et qui aime sait – étudier le comportement humain, la corrida est un terrain d’observation à nul autre comparable. Les réponses aux questions existentielles fondamentales ne s’y trouvent pas forcément, mais on dit que se poser les bonnes questions recèle déjà une grande partie de la réponse…

Alors, interrogeons-nous sur l’affrontement de l’homme et du fauve, cette fourmilière d’interrogations, ce vivier de contradictions, cette pléthore d’évidences qui tutoient les paradoxes !

Bien avant que la porte du toril ne s’ouvre, ouvrons grandes les portes de nos cinq sens, et entamons, une bonne heure avant l’ouverture des arènes, une promenade dans les environs immédiats de la plaza de toros… Quel climat ! Sentez-vous cette chape un peu lourde et mystérieuse qui enveloppe les lieux ?… Certains, bavards d’habitude, ne disent pas grand-chose. D’autres, aficionados notoires, parlent de tout et surtout de rien, mais surtout pas de la course qui va avoir lieu… Un peu comme lorsque l’on tait ses projets par superstition, par crainte que le verbe ne détruise l’action à venir. D’autres encore donnent l’impression de jouer les blasés, immobiles en posant nonchalamment leurs yeux sur les vendeurs de revues, les filles qui passent et les revendeurs de billets qui se croient discrets. Puis il y a ceux qui mettent l’habit de lumière devant l’arène en même temps que les matadors revêtent le leur dans quelque hôtel de la ville. Ces spectateurs-là, s’habillent devant tout le monde. Ils achètent le cigare du jour, celui sans qui ils aimeraient moins le toro. Dans les bistrots environnants, l’afición a los toros y a la cerveza bat son plein, et l’on refait sinon le monde, a tout le moins cette fameuse faena d’il y a dix ans maintenant… « comme le temps passe mon bon monsieur, et à l’époque au moins on voyait des toros… ». Devant la taquilla, la queue s’allonge et fait grandir l’impatience ambiante et non-dite de tous. Les « vrais » remarquent les touristes, et les touristes ne remarquent même pas les « vrais »… Qui est vrai, et où sont les faux ? Avant d’aimer, il faut bien rencontrer…

Et les grilles s’ouvrent. Les billets sortent des poches. La file, épaisse, se tait souvent. L’avancée est calme et a quelque chose d’un peu cérémonieux. Chacun est ailleurs, juste devant, dans un très proche avenir qu’il n’arrive pas à visualiser, ou si peu… Le paseo, oui, on peut l’imaginer, on a l’habitude. Mais pas plus. Après, Dieu seul sait ce qui va arriver. Et d’ailleurs, le sait-il ? Lui aussi doit se tromper parfois dans ses pronostics de corrida.

L’heure sonne.

Le brouhaha regarde vaguement les alguazils, des yeux écoutent cette fabuleuse créature brune et bronzée parler à son macho qui ne la regarde même plus parce qu’ils sont là : ils avancent, majestueux et anxieux. Ils viennent saluer et saluent. Puis ils regardent le sable. Très vite, les capotes sont soupesées, manipulés devant rien, comme pour exorciser l’instant.

Les clarines sonnent.

La piste est vide. La seconde est lourde et longue, presque infinie. Plus rien n’existe. L’autarcie totale. Tous les habitants du pays ‘’corrida’’, isolé de tout l’univers, sont égaux pour un instant. Ils ont peur et ne le disent pas. Peones, spectateurs, maestros, empresas… tous à l’identique durant ces secondes de plomb.

Il sort.

Maintenant, l’égalité est finie car tout va commencer. Chacun reprend sa place, son comportement, ses droits et ses devoirs. Peon, spectateur, maestro… et toro, chacun se bat pour soi. Certain pour défendre sa vie, d’autres leur salaire ou leur réputation. Sur les gradins, c’est la fourmilière. Ça va dans tous les sens, et chacun a raison :

Lui se tait et n’entend rien. On dirait qu’il communie avec lui-même.

Elle, bardée de soleil, applaudit à tout rompre et aime passionnément ce héros qu’elle épouserait sur le champ.

Ces deux-là gueulent comme des putois. Ils sont à cent années-lumières d’avoir les tripes de porter l’habit du même nom et taxent de couardise celui qui se débat, parfois c’est vrai pris d’effroi… Je les entends, devant leur télé, apprendre Zidane à dribler.

Eux, plutôt discrets et ne parlant doucement qu’entre eux, décortiquent chaque geste et cherchent à anticiper chaque regard du toro.

Lui, semble s’ennuyer.

Cette jeune fille prend des notes. Parfois elle interroge l’homme à côté. Visiblement, il lui explique et partage son expérience. Elle acquiesce et revient sur la piste, appliquée.

Ce couple est sûrement là par hasard. Elle s’ennuie et est outragée souvent. Lui sourit, jaune parfois.

Son puro brûle lentement. Il hoche la tête souvent et sporadiquement se redresse violemment. « Mata lo , il t’a vu… ! ».

Ce groupe a dû faire l’apéro. On les rappelle à l’ordre de temps en temps… Les faenas supportent mal les relents éthyliques.

Cet homme basané a dû en voir des mises à mort… Ces rides en disent long lorsqu’elles se mettent en mouvement. Il se retourne de temps en temps, le regard plein de compassion pour l’auteur de l’hérésie qu’il vient d’entendre.

Ils ont tous raison.

Mais au fait, pourquoi suis-je là ? Pourquoi vais-je à la corrida ? Peut-être parce que je suis un peu comme chacun d’entre eux ?

Capote. Piques. Banderilles. Faena. Mise à mort.

Cinq fois. L’après-midi s’étire. Le soleil, comme pour respecter le drame qui se joue, baisse de son intensité. Plus qu’un combat. Peut-être maintenant ? Est-ce maintenant que l’on va assister à… ? L’ultime fauve de la tarde va-t-il sortir comme… ? l’homme en face va-t-il le mettre en valeur ? Le public va-t-il être de respect ?…

Voilà le sixième ! Il est superbe, altier. Il est allé directement au centre de la piste, s’est arrêté et a rapidement observé avant d’écrire quelques merveilleuses lignes de l’histoire de la tauromachie. Il n’était pas parfait. Non. Le matador non plus. Mais à eux deux, ils ont composé de belles images et ont su les enchaîner pour en faire un film. Le film de la vie : un combat aussi inutile qu’indispensable et constant, aussi plaisant que grotesque, aussi logique que paradoxal, aussi artificiel que profond. Un film, comme un ballet, qui permet de vivre une tranche de sa vie par procuration. Pour qui sait – et qui aime sait – vivre, ce ballet donne toujours le Frisson.

Vous savez l’expliquer, vous, le Frisson ?


1 commentaire:

Anonyme a dit…

C’est mieux qu’une grande analyse philosophique. L’auteur dit tellement bien que la corrida, ce sont les gens à la corrida, qui y vont, qui y sont, qui se parlent ou se taisent, qui la jouent.

Les observer, au détail près, c’est l’aimer.

Gina