dimanche 5 décembre 2010

Faut Voir


Sur la porte, au-dessus d’un juda, une plaque en métal indique :


Essuyez-vous les Pieds.

Dessous une autre plaque, plus petite, précise :

Monsieur ‘’R’’, Agent de Sécurité. Quand on la pousse, un long chemin de paillassons divers vous guide jusqu’au salon. Dans un coin, une chapelle ardente : photos des défunts, fleurs de plastique, cierges, bougies, bibelots, amulettes, chapelets. La petite mémé a bientôt nonante ans. Fracture de la tibio-tarsienne.


- Où on se met ?

- Là, sur votre canapé, il faudrait un coussin et une serviette éponge…


- J’étais en train de travailler… je travaille vous savez, sans arrêt, vous pouvez regarder, vous ne trouverez pas de poussière chez moi… Regardez comme ma cheville est enflée !


- Vous avez un tabouret ? Dis-je en avisant les ''moutons'' sous l’armoire


- Oui, oui, oui, alors un tabouret…


Elle s’en va farfouiller dans son appartement.


- Voilà un tabouret, je m’assois ?


- Non, c’est pour moi, vous allez vous mettre à plat ventre sur votre canapé


- A plat ventre…. Sur le dos ?


- Ben , non… sur le ventre !


- Ah voui, voui, voui…


- Attendez, vous ne m’avez pas donné le coussin et la serviette éponge


- Ah oui… alors…où je vais trouver ça, maintenant…


Je m’assois, je sens que ça va être long. Il règne dans cette pièce un fatras terrible. En ne prélevant que la moitié des meubles, on pourrait ouvrir une brocante. Dans les angles du salon, des palmiers, des ficus, des caoutchoucs tout plastique. Pas d’eau, pas d’engrais, jamais fatigués, toujours adaptés. La Nature polypropylène. Sur les accoudoirs de tous les fauteuils, des napperons brodés qui glissent au sol dès qu’on les effleure. J’en ai déjà ramassé trois. Sur la table basse une boite à couture, le modèle en osier tressé genre panier à chat. Elle revient avec une serviette jaune sale peu engageante. Je connais bien ces mémés qui ne pouvant plus assumer l’entretien de leur maison, clament avec force méthode coué, qu’elles y parviennent toujours. Vous en persuader étant moins fatigant que d'assumer réellement le ménage.


- Et le coussin ?


- Ah oui ! Elle fait le double de l’autre, non ?


Elle repart. Au mur un ''diplôme'' encadré de bois doré mentionne que le cercle ''Art et poésie'' lui a décerné un prix lors d’un concours de nouvelles… Des couvercles de boites de chocolat, et des hologrammes, ces trucs qui varient de couleur et de relief quand on varie l’angle de vue.


- Sur le dos donc…. ?


- Eh non… sur le ventre… à plat : le nombril sur le canapé, le dos vers le plafond…


- Posez le coussin que j’y mette ma tête.


- Non…, le coussin c’est pour surélever votre cheville ! Mais d’abord, enlevez vos pantoufles et vos chaussettes…


Elle trifouille cinq minutes par pied vu qu’elle a cousu et noué des brides en laine, à la chinoise pour, ne pas perdre, je le suppose, ses charentaises distendues. Assise sur son canapé et penchée en avant pour desserrer l’étreinte des brides bridées, elle force en apnée. Mon pronostic est indécis : va-t-elle mourir dans cet effort suprême avant que la cheville soit rééduquée, ou bien ? Elle se redresse rouge comme le petit livre de Mao, hirsute et suffocante.


- Donc à plat ventre ?

- C’est ça… obligé !


Elle s’exécute en maugréant, se couchant d’abord sur le dos puis gigote pour se tourner alors que je lui avais indiqué une autre façon qui ne lui a pas convenu.


- Aaaah mais vous n’avez pas quitté les chaussettes ni relevé les pantalons ! Et les lunettes pendues autour du cou, vous n’allez pas les écraser ? Non, non, ne bougez plus je m’en occupe… mais qu’est-ce…


- Ah oui, j’ai cousu des brides à mes pantalons aussi, vous savez, comme des fuseaux de ski… c’est pratique…


- Oui, enfin…on n’est pas sur les pistes…


Mobilisation de la cheville, vérification des amplitudes, contractions statiques, drainage du mollet.


- C’est normal qu’elle soit enflée, comme ça ?


- Après ce que vous avez eu, oui…

- Et ça va rester enflé longtemps ?


- Pour se faire mal c’est toujours instantané, pour récupérer par contre, c’est toujours très progressif…


- Mais jusqu’à quand elle va rester enflée ? Et pourquoi c’est enflé ?


- La stase veineuse, l’inflammation, l’épaississement dû au cal… y’en a des raisons… Mais, ça dépend, vous marchez un peu ?


- J’arrête pas… je vais, je viens, je fais mon ménage vous savez, pas comme la grosse de trente-cinq ans du troisième qui a une bonne… ça lui ferait du bien pourtant… elle est grosse… si vous voyiez son cul… mon Dieu qu’il est gros… là, y’a pas que la cheville… elle devrait se le bouger pour maigrir… et ben moi, j’ai pas eu droit à une aide-ménagère, rien… je m’en fous, elle le ferait moins bien que moi… enfin, si elle n’était pas si enflée…


- Mais est-ce que vous sortez ?


- Jamais ! Pour quoi faire ? Attraper la mort ? Ben, siouplait… C’est mon petit fils qui me fait les courses. J’ai du travail moi, je dois gagner ma vie, il faut que j’attende chez moi, si quelqu’un vient…


- Donc vous ne marchez jamais. Parce que dans votre petit appartement, c’est du piétinement, vous n’avez pas le bienfait de la marche… cet effet de pompe qui…


- C’est que j’ai des clients, moi, je dois gagner ma vie !


- Vous faites quoi ?

- Je vois !


- Que…hein… ? Vous voyez …?


- Voui monsieur, je vois dans les cartes !


- Aaaaah… ah bon… voyante cartomancienne… d’accord… à domicile nous allons être limités vous savez, vous devriez venir au cabinet pour vous remuscler, vous gagneriez du temps…


- Non, non, non, c’est pas possible !


- Bon… alors allez un peu dans votre cage d’escalier monter et descendre quelques étages au moins, maintenant que c’est consolidé. Un peu tous les jours…


- Ben pardi… et si la grosse descend on peut pas se croiser ! Et mon petit-fils me monte le courrier, alors…


- Non mais, peu importe que vous n’en ayez pas la nécessité, faites-le pour votre cheville…


- Oh mais, je travaille, chez moi… vous pouvez regarder… pas de poussière…, tout bien rangé, la seule chose qui m’embête c’est qu’elle soit gonflée comme ça… ça va rester longtemps ?


- C’est à voir… interrogez les cartes… sans jamais marcher, il est vraisemblable qu’elles vous diront oui…

28 commentaires:

Maja Lola a dit…

Bien, de nous faire partager ta visite chez la mémé. Entrer dans l'intimité des gens ne doit pas être évident mais avec les mémés tu sembles très à l'aise (j'ai lu un autre de tes textes très touchant sur une grand mère).
Ah mais c'est que celle-ci ne se laisse pas faire. Elle a un sacré caractère et tu ne l'allongeras pas sur le canapé si facilement !
En plus c'est une mémé active : elle gagne sa vie, "customise" ses bas de pantalons, fait son ménage (en déblatérant sur la grosse voisine).
Au fait, est-ce qu'elle t'a montré sa nouvelle primée au concours "Art et Poésie". Pourquoi une plaque sur sa porte : Monsieur "R" Agent de Sécurité ?
Le mystère s'épaissit ....

Marc Delon a dit…

Elementaire ma chère Lolatson...
Avant même d'entrer, deux avertissements essentiels mettent en garde le visiteur : non seulement veiller à ne pas crotter son antre, mais aussi décourager toute tentative d'agression qui serait réprimée par du personnel qualifié.
Sa nouvelle reste introuvable. Elle n'en a écrit qu'une dans sa vie et elle a gagné : je ne lui ai pas touché mot du prix Hemingway...

Anonyme a dit…

C'est bien de toi de vouloir faire marcher des mémés de 90 balais!!! Et dans des escaliers étroits encore...
Quel beau métier que le tien, quand j'ai fait le recensement, j'ai adoré aller chez les gens...
isa du moun

el chulo a dit…

Beau texte mon Marcos!

félicitations!

Anonyme a dit…

On a un bel exemple de grandeur dans ce débris humain plein de pudeur et de fierté . Je comprends, à la suite d’ Isa, qu’il doit être intéressant de promener son regard loin des hautes royales bravitudes politiques télévisées.
Et merci, Marc de ce partage plein d’humour.

Gina

Anonyme a dit…

Marc, c'est aussi bordélique que chez la mémé !
Figurez vous qu'habitué à voir apparaître, en haut de mon écran et donc le plus récent, le dernier article de votre production, j'ai sauté celui sur la grand-mère. Je pensais que vous n'aviez rien écrit après les vaches (qui, digo yo, ont déja été tientées !. Mais j'aperçois au-dessus de la photographie de Ségolène "3 commentaires". Comme un couillon j'ai cru qu'ils concernaient la madone des Charentes. Et je lis. Et je me demande pourquoi Maja Lola l'appelle "la mémé". "Qu'elle ne se laisse pas faire, que tu ne l'allongeras pas sur le canapé". Je crois même que "déblatérant sur sa grosse voisine" concerne les méchancetés qu'envoie Ségo à Martine Aubry ! Et l'illuminée aurait gagné un concours "Art et Poésie"... Et ce "R...agent de sécurité", je crois que cela a à voir avec le cambriolage de l'appartement à Neuilly... Un délire ! Jusqu'à ce que Isa Du Moun affuble Ségolène de 90 balais et parle du beau métier de kinésithérapeute. Là, je me dis qu'il y un os.
Alors je reprends tout le déroulé du blog, depuis les vaches jusqu'à "Peña Oliva - Rincon". Et je comprends mon erreur.
C'était quand même étrange comme confusion , non ? Mais dites donc, Marc, amusez vous à appliquer votre portrait de la mamette et la description de son appartement à l'Hallucinée du Poitou... Alors ?
Bon, de toute façon c'est pas du boulot ça Marc, de nous mettre les articles du jour avant les vachettes. Vous êtes aussi bordélique que votre voyante, il faudra devantage de sérieux à l'avenir. Sérieux, j'ai dit, pas besogneux...
Amicalement.
JLB

Marc Delon a dit…

Bon ben voilà, si ça vous plait tant mieux, c'est le thème de mon roman qui ne sortira jamais, l'histoire d'un Kiné qui part en tournée (tiens, tiens, original ...!) ce qui donne prétexte au ''brossage'' d'une galerie de portrait, sauf qu'au lieu de vous décrire une matinée ordinaire, j'y ai concentré les personnages les plus marquants de 25 ans de travail : celle qui voulait me violer, celui qui m'a appris à faire du pâté, le gitan éperdu, l'aficonado, etc... ça vous plairait ? y'aurait un éditeur dans l'avion ? Ah si je m'appelais Samuel Benchetrit, j'en trouverais un tout de suite...

Anonyme a dit…

Pour le prix du livre inter c'est rapé, on a déjà eu" la maladie de Sachs"de Martin Winckler. On a même eu le film de Deville avec Dupontel.Mais pourquoi pas, "Lumbago, tendinite et vieilles douleurs" de Marc Delon, ça peut faire ...
isa

el chulo a dit…

putain, marc, toi t'es pas besogneux.

l'ange et juge suprême veille, l'adepte de l'écriture au kilomètre, il nous manquait, le critique volubile omniscient.

moi vois tu, et c'est un compliment, je vois du carver la dedans. plus qu'une tendance. concis, dur, vrai et profond. difficile, et surement travaillé, malgré tout!

muy bien!

Marc Delon a dit…

il y a eu "Ron l'infirmier" aussi qui a commencé par un blog puis a édité le livre de ses aventures chez les patients. Il y a eu un psy aussi qui dépeignait les ''en détresse'' qui frappaient à sa porte... mais de Kiné pas encore... mais à l'allure où je vais on va me passer devant.

Marc Delon a dit…

Ron l'infirmier : sa première télé

http://www.leblogtvnews.com/article-4358268.html

el Chulo a dit…

ouais, il suffit parfois de la seule rencontre d'un écrivain et d'un personnage ou d'un thème.

Anonyme a dit…

Oh !l'énervé de la garde rapprochée, vous savez que Carver a écrit "Will you please be quiet, please ?". Je suggère...
JLB

Anonyme a dit…

Chez les psy, il y a eu récemment le psy très aficionado Joël Pon, qui a raconté de très jolies choses.
Si l'énervé totalitaire m'y autorise j'affirme, du haut de mon omniscience que tout est très très bien dans votre texte, Marc.
Signé : L'Ange Boufarel (c.a.d. qui peut aussi filer des bouffes).

Marc Delon a dit…

pour l'infirmier quand je dis sa première télé, ce n'est pas une video, il raconte l'expérience de sa première télé... c'est marrant à deux ou trois occasions...

el Chulo a dit…

oui tout à fait, mais ma pratique de l'anglais m'oblige à lire carver en français, ce que je regrette fort, bien que la traduction me semble bonne, car on ne la sent pas.

Anonyme a dit…

Il faut que tu précises à tes futurs éditeurs que tu as une bande de fans prêtes à acheter toute ta production...
Heu non, c'est pas un bon argument!
Mais pour en avoir lu quelques extraits, c'est vraiment ce que tu fais de meilleur, quand tu parles de tes patients!
isa du moun

Anonyme a dit…

Marc, c'est fatigant d'entendre que ce roman ne sortira jamais !
G

Marc Delon a dit…

je souffre de dispersion congénitale...

Maja Lola a dit…

Allons bon ! Maintenant que le diagnostic est établi, cela ne se soigne pas, cette affaire ?
Une séance psy sur le divan de la mémé, ou un rémède miracle chez un bon apothicaire ?

Anonyme a dit…

ça veut dire quoi? Tu sèmes à tout vent?
Ou alors tu as une pomme d'arrosoir à la place de... heu non...

isa du moun

Anonyme a dit…

Je suis fan de l'humour de JLB! Il (elle) n'écrit pas souvent ici !Et c'est trop dommage!Serrons nous virtuellement la main,JLB, voulez vous? Vous me faites tant rire.Après Marc bien sur.

isa

Marc Delon a dit…

Eh non, pas de médication possible contre la curiosité et l'appétit...

Tu parles de quoi isa ? De mon sexe ? Tu veux voir ?

JLB n'est pas une jolie fille...

el Chulo a dit…

il me fait beaucoup rire ausi, surtout quand il file des bouffes. facile ici!

Anonyme a dit…

Hé bé tenez, Isa du Moun, ça tombe bien, je vous serre volontiers la main, de ma main droite encore graisseuse et poisseuse de toutes les graissitudes et de toutes les bazarmagnacitudes que j'ai tripotées il y a quelques jours dans votre belle ville de Mont-de-Marsan. Et des salmis de palombes, et des confits de canard aux cèpes, et des garbures, et des foies gras... vous en voulez de la bonne bouffe ? J'adore votre région Isa et je ne lui tiens pas rigueur d'une Madeleine 2010 bien décevante (euphémisme). J'ai bu un Fino dans un catavino sur la tombe de mon ami Henri Capdeville à Brassempouy : j'en ai profité pour visiter le musée de "la Dame" et l'église du XII ème siècle. Et pour combattre le froid de canard, j'ai bouffé du canard. D'ailleurs, virtuellement, je dois encore sentir le graillon. J'ai rencontré des gens extrèmement gentils, des gens de toros ou pas. Je reviendrai.
Comme dit Marc, je ne suis pas une jolie fille. Je suis un vieux canard.
Devant ma porte, il y a un très vieil arrosoir en fer, avec...(je peux le dire ?)... sa pomme. Je l'ai longtemps regardé ce soir avant de fermer l'huis. Et si cet arrosoir se mettait maintenant à me raconter des histoires de kiné ? Si un jour, la notoriété littéraire aidant, Marc Delon est statufié sur la Placette à Nîmes, il aspergera, nouveau Mannekin Piss affublé d'une pomme d'arrosoir, les belles énamourées. Vous en serez la cause Isa !
Pobrecito !
Allez, bonne nuit.
JLB

Anonyme a dit…

JLB, il y a 2 isa qui commentent le blog de Marc...Vous n'avez pas bien vu qui est qui...Dommage...Mais vous me faites rire quand même! Je n'habite pas dans les Landes ,cependant il y avait vraiment du confit de canard ce soir à diner chez moi ce soir!
isa

Anonyme a dit…

Oui, car moi qui habite les Landes, je n'aime pas le canard!

l'autre isa

el Chulo a dit…

moi non plus del moun, seulement le foie mi cuit de ma mère.