jeudi 19 avril 2012

Antoine Martin Plombier


Le Chauffe-eau

C’est drôle comme cet objet, mentionné en gros caractères sur la couverture de l’ouvrage (édité chez le Diable vauvert) intéresse les écrivains. Tandis que Barthes et Perec célébraient cette chose, signe d’une bonne intégration à la société consumériste des années 50, Quim Monzo puis Houellebecq et maintenant A. Martin le préfèrent en panne. A première vue, on s’étonne aussi de voir associées à ce terme qu’on pourrait juger trivial en littérature, les abstractions modestement écrites sur la couverture « Histoire de l’humanité, fragment 1 » ou « épopée ».

C’est vrai, Cumulus est bien personnage d’épopée. Une bête malade, incontinente, diabolique qui développe toutes les avanies possibles pour mettre à l’épreuve le père, protagoniste du récit. Pour dompter Cumulus, franchir les difficultés croissantes dues aux pannes successives, il devra vaincre sa nature lymphatique, s’accommoder d’un manque d’aides et de la lenteur à réagir - comme on pouvait s’y attendre - du Plombier. On suit sa difficile évolution quand, à ses hésitations et dérobades au travail, à sa procrastination encombrée de prétextes, succèdent un essai infructueux et enfin une réussite qui le transforme en personnage presque heureux et confiant.

Ce décalage qu’annoncent les différents titres se retrouve forcément dans l’écriture. A. Martin met au service de ce grand voyage initiatique du père combattant le chauffe-eau, de grands moyens littéraires qui ne laissent pas de nous amuser. Le narrateur omniscient proche des lecteurs que nous sommes nous avertit de temps en temps que le combat va durer. Le récit progresse en chapitres courts dont certains, qui figurent en italique en alternance avec les autres, sont de véritables trésors littéraires, des mises en abyme d’épopée. D’un registre très soutenu à tonalité biblique, épique et fantastique, ils correspondent à des arrêts, à des réflexions, aux fantasmes du père qui, hésitant et inquiet, s’interroge sur son essence et celle des choses dans un style pompeux avec un lexique propre à susciter notre inquiétude face à l’étrangeté de certains phénomènes – en l’occurrence l’électricité et le tartre !

« le père eut un songe » ou « le père eut une vision »… : Les mers s’évaporaient qui formaient des nuages.

Les nuages se résolvaient en précipitations.

Les précipitations se conjuraient en ruisseaux, en rivières…en fleuves, en estuaires…Le père vit des cumulo-nimbus qui s’ouvraient en averse, des deltas qui s’écartelaient dans les océans. Il vit des glaciers profonds et des cloaques…et il vit que toute l’humidité du monde se déversait chez lui, par le groupe de sécurité du chauffe-eau »

Ou alors : « le tartre, cette poudre si claire, si suave, n’était que le vil produit de la sale alchimie du chauffe-eau, une œuvre au noir de couleur blanche qui diffusait en sournois dans les nervures de la maison. Peu à peu, les tuyauteries s’enfarinaient, les robinets devenaient chenus…les conduites étaient prises de calcaire, menaçant d’une embolie plombifère… »

Dans les autres chapitres ordinaires - nous dirions réalistes -, le lexique de la religion, de la maladie ( tous les accessoires étant par moments, personnifiés), du combat, voisine avec les termes techniques, les passages didactiques (dans la satire de « l’homme de l’Art plombier » qui sait tout du haut de son savoir-faire), ou les passages lyriques quand le héros se lamente ou supplie ou se réjouit : « Ô le retour déconfit devant la famille, ô les silences agacés, ô les commentaires vitriolés…Heureuses les familles que l’exorcisme paternel tenait protégées des goules de la panne. » ce qui n’interdit pas les termes argotiques, l’utilisation d’ adages tronqués ou transformés, d’extraits de chants, de mots d’esprit, de jeux sur l’ambiguïté des mots dont raffole l’auteur peut-être avec excès parfois. Ce constant décalage entre de savants procédés stylistiques manipulés avec tant de talent et d’aisance pour ce quotidien chauffe-eau entretient l’humour tout au long du texte.

Quand on se dégage de l’emprise de cette tonalité légère et amusante, on perçoit ce fragment d’Histoire de l’humanité, la critique de ce monde où la technique nous possède, où on l’utilise sans réfléchir et sans compter, où elle nous soumet à la toute puissance de l’homme de Savoir et à celle de l’argent. Le récit réhabilite le père, cet oublié des médias ( le plus souvent réduit au cinéma ou en littérature à un sexe vagabond). C’est un être solitaire, esseulé et inquiet, victime des clichés de fausse suprématie véhiculés à son endroit à travers les siècles, objet à tout faire, ballotté de responsabilités en exigences ou caprices ou impatiences familiaux. Même l’amitié n’existe pas, qui ne partage pas les joies, ricane et c’est tout (et sait tout).

Et si le bonheur, nous signifie A. Martin emporté par l’ivresse de la langue, était dans la création littéraire ?

Gina

4 commentaires:

Marc Delon a dit…

Gina, merci du tuyau...

Anonyme a dit…

Ben oui, merci beaucoup, Gina.
AM

Maja Lola a dit…

De la belle ouvrage Gina. Voilà un texte ciselé avec professionnalisme qui nous donne envie d'aller courir découvrir l'univers de Cumulus ...

Ah les histoires de plomberie ... il m'en revient une à l'esprit dont l'épopée se déroula il y a peu !
N'est-ce pas ?

Anonyme a dit…

Oui, Lola, à lire absolument, c'est du beau sérieux amusant et deux tomes vont suivre.

Et, le jour où j'achetais le livre, je venais d'apprendre qu'on avait encore un chauffe-eau en panne!

Gina