mardi 25 février 2014

Mercedes garde le Cap


Valenciaaaaaa, come miiiiiierda con pacienciaaaaa y tu verras que buen estaaaaaa…

De l’autre côté de la porte blindée de son appartement, dans les hauteurs de cette tour battue par le vent et souillée par les pigeons, elle chante. Je tends une oreille pour surveiller son approche. J’ai peur qu’elle tombe et ne puisse m’ouvrir. Je traduis à l’oreille tous les défauts de sa déambulation. Les enfants peuvent être rééduqués, ils écoutent. Les vieux, non. Ils t’emmerdent. Ils ont verrouillés leurs convictions depuis lurette dans leur cerveau, une certitude qui tient dans le ''parle toujours, je continuerai à faire ce qui m’arrange'', viscéralement cramponnée à leurs défauts pour que tout le système mis en place ne s’écroule pas et eux avec lui.
Au bruit de ses pantoufles chuintantes et du déambulateur brinquebalant, je peux identifier toutes les erreurs que je lui demande de corriger à chaque passage, essayant de la concentrer sur la méthode, pendant qu’elle noie le poisson sous sa logorrhée de mamie ravie d’avoir une visite de courtoisie dont elle ne retirera que ce qu’elle veut.

Mercedes n’est pas intéressée par mes conseils, elle le serait plutôt par mon approbation à sa mauvaise mise en œuvre, histoire de concilier le plus important, sa paix intérieure qui dépend de celle que lui ficheront éventuellement ses enfants s’ils sont persuadés qu’elle est une élève appliquée.
Proverbe chinois : « au début, ce sont les parents qui ont des enfants, mais après, ce sont les enfants qui ont des parents »
Mercedes est très gaie, elle chante tout le temps. Une sorte d’argot francespagnol pied-noir. Elle a passé sa vie à bosser très dur sans jamais être déclarée. Elle a recueilli ses vieux parents qui n’ont jamais connu la maison de retraite, sa mère l’aidant à élever ses six enfants pour lui permettre de travailler.
Autrefois, j’ai soigné son mari aussi : un tout petit monsieur, siffloteur impénitent, toujours mince et élégant, œil malicieux sous un petit chapeau blanc éclatant, été comme hiver, qu’il devait avoir ramené d’Estepona où ils vécurent cinq ans, dans un bel appartement, face à la méditerranée, la meilleure période de leur vie qu'ils m'ont souvent narrée.

Policier à Alger, il était un jour parti du commissariat faire une course. Quand il est revenu, cinq de ses collègues étaient pendus là, surplombant les locaux saccagés. Après la minute d’hébétude, il avait quitté précipitamment l’uniforme, récupéré un pantalon et un tee-shirt pour rentrer chez lui prendre sa femme et ses enfants, et monter sur le premier bateau sans même une valise. Sauver leur peau, pas plus, en regardant, hagards, s’éloigner le quai et leur vie.

Mais Mercedes, évidemment moins rutilante que du temps de sa splendeur, aux ''suspensions'' douloureuses rongées et déformées par l’arthrose, qui n’a jamais voulu fréquenter l’hôpital et ses chirurgiens, roule son cap et chante tout le temps… Le plus souvent de ces chansons populaires rigolotes et coquines sorties d’on ne sait où, qu’elle termine dans un éclat de rire. Parfois, elle a même un peu honte de me les traduire, mais cède toujours à mon insistance en cachant son visage, sauf un coin d’œil rieur pour observer ma réaction. Plus c’est canaille, plus je me régale, ce qui la rassure. Un jour elle ma expliqué tout le bien qu’elle pensait des bordels :
« Un mari, ça doit pas divorcer ! Si ça le démange, qu’il aille au puticlub, là-bas gesticuler… au moins pendant qu’il est là-bas, je suis tranquille… vas-y raconter tes couillonnades là-bas, moi je les connais par cœur… mais attention, hein, ne dépense pas l’argent dont j’ai besoin pour nourrir les enfants que tu m’as fait, c’est tout !... »

Le bordel selon Mercedes ? Une mesure de salubrité publique bienvenue pour limiter les drames familiaux.

  • Maiiiiiis… vous pensiez ça aussi à trente ans ? Que je risque, perfide…
  • Noooon... qu’est-ce que j’étais bête quand j’avais trente ans… maintenant je connais la vie, pardi…
  • Voyez bien qu’il faudrait virer tous ces meubles, là, qui ne servent à rien et vous encombrent, vous n’arrivez pas à passer avec le déambulateur ! Ce serait déjà assez compliqué sans ça…
  • Ooooh mais oooh… c’est ça, je vais me priver de mes meubles pour faire plaisir à monsieur Delon qui passe ici trois fois par semaine, qui voudrait tout me vider et après je vis dans un désert, moi…
  • Ohoooo… engueulez-moi sans lâcher votre déambulateur s’il vous plait… faudrait pas se recasser un nonos pour si peu… c’est juste que ça vous rendrait la vie plus facile… vous seriez plus autonome… plus… c’est quoi ce vase en onyx d'un mètre de diamètre qui doit peser un quintal ???
  • Monsieur Delon… vous la connaissez, ma vie… elle n’a jamais été facile hein… ? (elle plante ses yeux dans les miens jusqu’à ce qu’elle sache que je suis bien en train de penser à ce qu’elle évoque) Alors eh ben, que je me casse un os, qu’on me jette à la poubelle et puis fini, tiens… et le vase c’est un cadeau de mon mari, oh !
  • L'amour est encombrant, parfois... Oui, mais moi, c’est pas dans mes attributions ça… vous jeter à la poubelle… je ne suis pas là pour ça… par contre le vase, si vous voulez…
  • Oui tiens pardi, ça va pas, non ? Et vous préféreriez masser une petite de trente ans, vous…
  • Beuh… pas du tout… je…
  • Tatatatataa pas à moi, monsieur Delon, pas à moi… à moi vous pouvez le dire, vous savez que je répète rien, moi (traduction : le lendemain tout le quartier est au courant) Vous voulez un café ?
  • Non, merci, je n’ai pas le temps…
  • Une jeunette à masser après moi, hihihihi...?
  • Ouais, cent deux ans…
  • Pauvre monsieur Delon ! Une vieille bique toute escranquée… encore plus vieille que moi, je vous plains !!!

Puis elle éclate de rire et entonne à nouveau gaiement sa chanson de la journée :

Valenciaaaaaa… come miiiiierda con pacienciaaaaaa y tu verras qué buen estaaaaaaa…

Car elle est comme ça Mercedes, elle chante tout le temps. Dans son salon, en essayant de tricoter de ses doigts tordus, dans sa cuisine, en noyant tout ce qu’elle mange sous des flots d’huile d’olive, dans son couloir, en contestant mes conseils avec malice, elle chante. Elle est gaie Mercedes... C’est vrai qu’en douze mois, elle a perdu son mari qui avait quand même bénéficié d’un fameux sursis depuis le commissariat d’Alger, puis son fils chéri bouffé par le crabe et enfin son petit-fils, cycliste fauché sur la route.

Je dois vous avouer, Mercedes, que pour vos articulations c’est foutu, je n’y pourrais rien, même pas le chirurgien, c’est trop tard pour être opérée, vous êtes devenue trop vieille, mais si vous saviez Mercedes, comme je vous aime, comme j'admire votre force de caractère, toute cette force dont vous me montrez le chemin, si vous saviez, comme vous me soignez bien, de tant de maux à venir.

Valenciaaaa... come mierda con paciencaaaa...


2 commentaires:

gina a dit…

Merci pour ce beau récit, spontané, vivant qui respire la franchise par tous ses pores. Encore un témoignage à conserver pour élever nos consciences souvent entachées d'opinions malveillantes, pessimistes, débilitantes.

Maja Lola a dit…

J'adore tes mamies ! Surtout les "pétroleuses ibères" du style de Mercedes ;-) Sous l'humour, beaucoup de force et de courage....