vendredi 25 juillet 2014

Soins à Domicile V



« Chouïa »





Un quartier du genre banlieue, voyez ? Cosmopolite, peuplé de graines de couscous, de bamboulas, de fromages blancs et de sires concis. Une adresse où vous ne souhaiteriez pas habiter. Je ne juge pas, je constate : l’entrée de l’immeuble est taguée, bombée, maculée de toutes les façons que vous ne pouvez imaginez si pour vous la banlieue est un bronx où votre mocassin Tod’s n’a jamais compromis sa semelle. Quelques aphorismes lapidaires ornent des façades délavées, tels que « ici s’arrête la loi » ou « Fatima la pute » ou « Nike la police » . Oui, ici, c’est la célèbre marque de chaussures de sport qui outrage la police, because les études se font sur les trottoirs ou dans les caves. Chimie est la matière la plus travaillée et surtout en TD : on y fume et snife différentes substances, j’hallucine ou je gêne ? Je souris en pensant qu'il suffirait de ''bomber'' un ''L'' à la place du ''N'' de Nike pour « provoquer grave »...



Des groupes d’enfants jouent sur les marches de chaque entrée d’immeuble. C’est le mois d’Août, leurs vacances se passeront là, sur le trottoir. L’aînée, dix ans, surveille le petit frère de huit ans, qui surveille le suivant, six ans, et ainsi de suite. Enfin presque, car il y en a un, le plus petit, peut-être deux ans, qui farfouille dans le ventre d’un réverbère dont un cache a été enlevé. Je m’approche et retire sa main des fils électriques avec lesquels il jouait. J’explique le danger réel à la grande soeur, lui conseillant d’alerter tout de suite sa mère afin de prévenir le service compétent pouvant y parer d’urgence. Sa mine aussi inexpressive que si je lui avais parlé en dialecte Songye, laisse à penser qu’elle se préoccupe plus du ''de quoi j’me mêle'' que de la probabilité annoncée de la mort de son petit frère.



Les vitres des parties communes sont brisées, les boites aux lettres défoncées, excréments de chiens et ordures diverses jonchent le sol du hall. Les prospectus publicitaires sont parterre, toujours attendus en vain par la gueule béante d’une poubelle pourtant avide, consciencieusement ignorée des usagers. Faut-il penser de ceux-ci qu’il préfèrent enjamber des ordures plutôt que d’entretenir la salubrité de leur lieu de vie ? Je n’ai pas la réponse... mais on pourrait presque se demander si à un certain niveau d'inculture, crasse et laideur ne rassureraient pas plus... quitte à choquer les bonnes âmes.



L’escalier est gluant et puant. Sur le trottoir d’en face stationnent des bagnoles. Certaines n’ont plus de pare-chocs, d’autres, plus de vitres ou plus de roues, la plupart cabossées et avec des pneus crevés. De temps en temps, parallèle aux façades, la chute d’un sac poubelle qui s’éventre au contact du sol, nourrit chiens, chats, pigeons, rats. Pas con cette façon de prévenir les disputes au sein des familles concernant la corvée de descente des poubelles par défenestration spontanée... Un gros rat crevé finit de pourrir dans le caniveau.



Quatrième étage sans ascenseur, année de canicule, quarante degrés à l’ombre, j’attaque la montée. Vraiment, ça pue. Chaque palier est une mini-décharge d’objets hétéroclites : de la ferraille, des godasses, des jouets d’enfants qui encombrent sans vergogne les communs, simplement parce que l’on ne s’en sert plus. Un cagibi de pallier. De presque chaque appartement, la musique joue à un tel volume que, dans un monde plus urbain, l’on pourrait être persuadé que chacun se croit sans voisins. A moins que, ne sachant trop que l’on en a, il faille couvrir sa nuisance pour entendre la sienne. Tunning à tous les étages. L’escalier est toujours gluant, le décibel prégnant. J’ai vu l’autre jour l'homme d'entretien à l’oeuvre : il y dépose une mélasse parfumée dont l’écœurante odeur matinale évoque le Malabar qui aurait tourné trop longtemps dans une bouche fétide. Chacun de mes pas décolle de cette mélasse mes chaussures dans un ‘’snaaash‘’ d’adhérence molle.



Surprise, au troisième on fait des efforts : une tablette supporte un bouquet de fleurs séchées devant lequel trône un désodoriseur Airwick censé rendre les effluves printaniers perdus. Les murs sont décorés par des couvercles de boites de chocolat reçues au Noël dernier. Pas forcément par mauvais goût, mais parce que les reproductions des couvercles de boites de chocolat, font des tableaux gratuits que l’on ne volera pas. Pas encore. Sûrement l’œuvre d’un dinosaure, une mamie ringarde, qui s’accroche désespérément à des valeurs qui n’ont plus cours dans ce monde : la propreté, le respect... Quoique...respecte-t-on l’Art et le regard neuf des enfants, voire le crépi des murs, quand on leur scotche des couvercles de boîtes de chocolat sur lesquels est vantée la magnificence du dribble de chatons avec des pelotes de laine ?



Quatrième étage. J’attends sur la palier que ma respiration se calme. Je suis déjà envieux de la bouffée d’air chaud mais moins vicié que j’inspirerais en sortant de cet immeuble, une fois la séance terminée. J’attends, fixant le globe blanc sale qui peine à éclairer le couloir. Des insectes l’ont fixé plus intensément que moi et ont fini par s’y décalquer. Je m’efforce de visualiser le trajet de cette goutte de sueur qui dégouline dans mon dos. Un triangle de métal chromé dépasse du plan de la porte ; je dois le faire tourner à l’aide du pouce et de l’index afin de produire la note en sonnette de vélo qui va m’annoncer. J’en joue. Aussitôt, l’oeil du judas s’opacifie puis la porte s’ouvre.





C’est toujours elle qui m’ouvre. C’est une mamie arabe comme il y en a beaucoup, douce, gentille et trop grosse. L’appartement est plongé dans la pénombre qu’elle s’applique à maintenir pour lutter contre l’envahissement calorifique. Mes yeux doivent attendre avant d’arriver à distinguer les détails. Elle est vêtue d’un foulard sur la tête qui n’est pas un voile prescrit par Mahomet mais une pudeur cachant sa calvitie et d’une chemise de nuit légère, la couvrant jusqu’aux chevilles. Elle roule vers le haut, du mieux qu’elle le peut, la manche droite qu’elle a fendue d’un coup de ciseaux pour pouvoir y passer son bras. Son énorme bras, d’un volume comme beaucoup n’ont pas leur cuisse. Un bras que l’agressivité de son cancer a fait tripler de volume. Mais je n’en sais pas plus que ce que le médecin de l’hôpital a prescrit :



« DLM du MSD, à domicile - 30 séances -»



Comprendre, drainage lymphatique manuel du membre supérieur droit à domicile



Je n’en avais jamais vu de si impressionnant. De sa racine jusqu’aux doigts, il est boursouflé, rouge, des crevasses strient l’avant-bras, coude et poignet n’ont plus que très peu d’amplitude, la peau ne peut donner plus d’élasticité pour contenir l’ensemble.



Je commence par le dos. Se calmer, rester professionnel, ne pas se laisser troubler par la gravité de ce qui la touche, par l’ampleur du travail qui m’attend, par la responsabilité que j’ai dans l’efficacité de mes manœuvres en terme de confort à lui apporter. Elle est assise, je suis debout derrière elle, la surplombant. Ma main attaque par le bord radial et roule jusqu’au bord cubital, répète cinq fois, puis glisse au secteur suivant et recommence en cette manœuvre d’appel. Du rachis vers l’épaule. Peut-être aurais-je du d’abord pomper les ganglions sus-claviculaires ? Je ne sais plus. Dans le doute, je le fais. Puis après l’appel, la chasse : c’est le bord cubital qui attaque maintenant déroulant la paume dans l’autre sens. La chemise de nuit est tâchée d’auréoles beiges et rouges. La petite odeur qui s’en échappe, aigrelette, est tenace et m’incommode. La lymphe suinte d’une plaie qu’elle ne peut voir, presque sous et en arrière de l'aisselle. La peau est recouverte de petites vésicules qui parfois éclatent et suintent. Je n’ai jamais vu ça. A croire qu’un cancer de la peau se surajoute à l’autre.



C’est pas bon… je ne me sens pas être efficace. Je ne suis pas dans le rythme. Je vais trop vite et j’appuie trop. C’est tout le contraire, il faudrait aller lentement et être doux, ce serait bien mieux. Un, deux trois, quatre, égrenait la voix du professeur qui nous l’enseignait, quatre secondes d’un bord à l’autre, pas moins. Pour le toucher, c’était « ailes de papillons » pas plus. Ce n’est pas un rythme qui m’est naturel, ce qui est lent m’énerve. A l’intérieur je bous, il faut que je calme ma tête pour calmer mes mains. On ne se parle pas, elle ne se plaint jamais, j’essaye de rester impassible quand je regarde son bras, pour qu’elle ne puisse se rendre compte qu’il m’horrifie. Je crois que parfois elle me teste du regard, je le croise alors crânement, lui souris comme si tout allait bien.


Mais cette odeur ! Pourrais-je éviter de grimacer, tellement elle m’incommode ? Je m’assois maintenant en face d’elle, ne lui faisant tenir son bras sur le plateau de la table du séjour, que par l’appui de sa main. Et j’attaque par le haut, en appel, un, deux, trois, quatre... ailes de papillons... Un, deux, trois, quatre. Il fait chaud, très chaud. Une canicule, mais lourde, étouffante, qui vous empêche de parler, dont les gestes tiennent compte, s’économisant pour que l’énergie des mouvement n’ajoute pas à la chaleur ambiante. Mes mains s’évertuent à être ces ailes de papillons requises pour se poser délicatement sur ce bras gros comme une cuisse qui suinte sa lymphe. Ce bras qui me dégoûte et que je dois prendre à pleine mains. Voilà, je crois que le problème est là, je n’y arrive pas, parce que son aspect me rebute, parce que mes mains ne veulent pas s’attarder le temps qu’il faudrait. Ce bras, repoussant, qui me pisse carrément sa lymphe sur les doigts, c’est dégueulasse. Pourtant, il faudrait que je l’aime pour arriver à quelque chose. Il fait trop chaud. Une canicule de plomb fondu, de chien effondré, de mouches exaspérantes, de mort qui chasse dans les hospices de vieux. Elle suinte sa lymphe et moi ma sueur. Mélange de liquides intimes à pleines mains. J’essuie mon front ruisselant en deux gestes rapides et inélégants qui mouillent les manches de ma chemise sans interrompre le drainage.              



Bon, il faut que je fasse un gros effort de concentration, que je m’adresse à elle et non à son bras, que je mette du sentiment dans mes manœuvres, que je pense à son inconfort, à sa douleur, à l’inquiétude qui l’étreint. L’aspect de son bras ne doit compter pour rien. Passer outre, penser à cette douce et gentille mamie qui endure, courageuse, quand tant d’autres m’irritent avec leur bobo. Se concentrer sur la volonté de l’aider. Je suis maintenant dans cette disposition d’esprit. Je pose mes mains là où elles ne voulaient pas aller. Elles s’appesantissent, molles mais précises, désormais sans anticiper l’impatience dégoûtée de leur départ imminent, dans quatre secondes exactement. Elles tractent doucement la peau vers le haut et se rabattent constituant un bracelet de pression constante. Un, deux, trois, quatre... ailes de papillons... Un, deux, trois, quatre... ailes de papillons. Cinq fois répété, secteur par secteur, que je fais se chevaucher d’un tiers pour être sûr de passer partout. Mes mains enserrent, tractent, pressent, appellent, chassent, mes mains soudain, draînent.

Ca y est, je sens que ça passe. Ce bras qui n’était qu’un tronc noueux, induré, se met à réagir. Insensible à la pression des mes doigts jusque là, il se déprime, consent enfin sous l’insistante action des mains. Sa masse est roulée par mes doigts qui se prolongent avec lui et peuvent maintenant le modeler tant il s’est ramolli. Ça passe, je sens l’influence des pressions tractées sur l’œdème que je sens progressivement et comme par enchantement se résorber sous mes doigts. Il nous a tant imposé sa dure loi, celui-là, que le sentir céder, mollir et fuir est presque grisant. La couleur du bras se remet au ton chair, la douleur s’atténue, les mouvements gagnent en amplitude. Je vois de la reconnaissance dans les yeux de la mamie qui ressent qu’aujourd’hui, je travaille bien. Effectivement le gain de confort est immédiat. Cela fait plaisir et pose un problème : une espèce de jurisprudence, un préalable qui montre ce qu’il faudrait obtenir tous les jours. Serais-je capable de ''temple'', de cet accord de rythme tous les jours ? Sur la lancée de mon succès au bras, je passe au drainage de l’avant-bras. Le téléphone sonne, Rachida sa fille, s’extirpe de son lit, traversant la pièce semi-comateuse du réveil obligé, pour aller répondre.


« Chouïa...» dit-elle d’un ton pudique à son interlocuteur qui a vraisemblablement du lui demander comment allait sa mère. « Chouïa...», un p’tit peu, oui, c’est comme ça que va sa mère. Je pense aussitôt à la très relative efficacité de mon drainage, car au niveau de l’avant-bras, ça ne passe plus. Le Henné aux vertus purifiantes dont elle s’est teinté la paume de la main, aura peut-être plus d’effet, qui sait...

« Chouïa » tourne dans le vélodrome de ma tête, rattrape le peloton de mes pensées, tente et réussit l’échappée, caracolant maintenant en tête avec l’arrogance d’une évidence et même d’une sentence résumant l’efficacité dérisoire de mes manoeuvres face à l’agressivité de sa maladie : « Chouïa », le mot qui tue ?

8 commentaires:

Anonyme a dit…

tu excelles dans ce registre...
isa

Marc Delon a dit…

Isa, isa... l'audoise ou la landaise ?
merci en tout cas

el Chulo a dit…

Toujours depuis santa monica, superbe de bout en bout. J'aime ce delon.. rien a jeter,tout est juste. Bravo

"Jiès Arles" a dit…

MA-GNI-FI-QUE ... Rien de plus ... inutile d'en rajouter ...
Ailes de papillon ... 1,2,3,4 ... C'est beau ... c'est émouvant ... c'est la Vie !

Anonyme a dit…

j'ai adoré.... i like delon.....sans erreur de frappe..!!!!
laurent

Maja Lola a dit…

C'est poignant d'humanité et d'émotion.
Très beau Marc. Bien loin des délires et peopolades footeuses.

Anonyme a dit…

Tout est en harmonie dans ce beau texte, laideur des lieux et désespoir.

Gina

Anonyme a dit…

Du Grand Delon, l’écrivain et le kiné,infirmière de métier j'ai tout vu et tout senti ....félicitations kiné
Victorina