vendredi 11 juillet 2014

Une nouvelle de Jérôme Sudres finaliste du PH 2014



Fissures





                             Je ne suis pas un mort ordinaire, allongé sous une rangée de pierres tombales rigoureusement alignées, toutes à la même hauteur, toutes perpendiculaires à une allée de gravier blanc soigneusement entretenue. Je ne suis pas un mort qui décline son identité gravée sur une plaque de cuivre patinée d’une oxydation verdâtre et visée sur une stèle en granit en partie cachée par un bouquet fatigué, défraichi et terne. Non. Je ne suis pas un mort ordinaire. Je suis un mort de salon. 
Pour certains, le passage de ce monde à - éventuellement - l’autre, est un instant bref et indolore, dénué d’incertitude et de réflexion inutiles. Ceux-là sont ensevelis dans un sol tiède et meuble, entourés de commentaires bienveillants qui préservent à jamais dans la mémoire de ceux qui les prononcent le souvenir des vivants qu’ils étaient. Dans l’improbabilité d’un après, ils expérimentent, certainement bien avant que l’on ne les inhume, la pratique heureuse de se retrouver enfin libres au-delà de leur propre corps. Peut-être. Mais pour d’autres, c’est un piétinement glacial, une attente triste et incroyablement lente du jour ou enfin ils pourront profiter pleinement de leur mort. Pour moi, c’est ce soir.

Si le toreo de salon est l'apprentissage des gestes de la tauromachie en dehors de toute présence d'un taureau. La mort de salon est l’apprentissage de l’oubli des autres en dehors de toute présence de geste. Un mort de salon est un homme immobile, dans un carcan métallique, oublié dans un coin du salon. Figé. C’est un homme que l’on déplace tous les jours depuis plus d’un an, le matin, de la chambre au salon et, le soir, du salon à la chambre.
Je suis un mort de salon. Je suis tous les jours rigoureusement à la même place, entre la cheminée et la porte de la cuisine, dans un immobilisme qui représente bien plus le déclin de mon âme - puisque je suis bien obligé maintenant que je suis mort et que je vous parle de croire en son existence - que ma présence inutile et statique dans cette tubulure d’acier.
Un an que l’on me promène tous les jours sur un parcours de huit mètres cinquante. Croyiez-moi, ce n’est pas une mort ! Mais ce soir c’est fini. Je ne retourne pas dans cette chambre.

Maintenant que tout va s’arrêter, je me souviens comment tout a commencé. Il faisait beau. La route était sèche et pourtant, dans un virage, ma maladresse m’a jeté en bas de ma moto, dans les bras du bitume qui, excité par l’empressement de notre rencontre, me saisit sans ménagement et me traîna jusqu’au terre-plein. Là, l’élan prit le relais et balança mon corps hors des limites de la route, contre la glissière trapue qui, elle, resta tout simplement immobile, campée sur ses positions, au ras du sol.
Une heure plus tard, la bande organisée qui orchestra ce carnage, reprenait son utilité première, à la grande satisfaction de mes amis automobilistes bloqués depuis tout ce temps dans un insupportable bouchon.
Le trafic reprenait son rythme d’artère sanguine, et moi, quelques jours plus tard, tant bien que mal, dans un coin du salon, je commençais à faire le mort.

Ma discrétion - ou plutôt l’indifférence que je suscite à l’égard des autres - est la seule raison de ma présence dans cette pièce. Les miens, ne se préoccupant plus de ma vie, aiment à penser que je fais encore partie de la leur. Je ne leur en veux pas. Nous sommes tous sujets à ce genre de sentiment face à ceux qui partent : l’émotion nous submerge comme la première fois que l’on voit le soleil se lever sur la mer, puis, on finit par s’habituer et simplement se contenter de savoir que tous les matins, tous les océans du monde s’illuminent d’argent.
Mais ce soir c’est fini je quitte le salon et je meurs pour de bon. Mes amis – je n’en ai jamais eu que deux - viennent me chercher. Je le sais. Je le sens. Je suis immobile comme un arbre gelé depuis trop longtemps. Ils vont me déraciner !

Déjà dans l’escalier j’entends leurs pas. J’entends la porte qui grince lentement. Ils sont là et se parlent à voix basse. Mes muscles ne bougent plus et mes yeux sont éteints mais je sens leur présence et résonner leurs voix. Je savais qu’ils viendraient. Je ne peux pas parler mais je sais qu’ils m’entendent. Allez, cessez donc de tourner avec anxiété autour de moi. Vous êtes venus jusque-là, ce n’est pas pour faire demi-tour maintenant. Contre la raison il n’y a que l’amitié qui peut donner ce cap. Suivez-le sans dévier. Allez-y, en silence, et que personne ne vous voie. Il n’y a plus de temps à perdre, les heures passent si vite à présent. Prenez une grande bouffée d’air et soulevez-moi. Je ne pèse presque plus rien. Allez…Oui !... Je sens que je décolle. Mes amis, portez-moi et sortons dans la rue.

J’entends battre vos cœurs bien au-dessus du rythme normal des choses, comme celui d’un gosse qui vole pour la première fois des bonbons ou - pour peu que le gamin soit honnête - qui déballe sous le sapin le train électrique qu’il a commandé, exalté de craindre que le paquet contienne autre chose. J’entends battre vos cœurs, comme le martellement des tempes quand des lèvres en frôlent d’autres pour la première fois, comme une poitrine d’étudiant compressée dans un couloir de rattrapage, ce genre de palpitations qui laissent à penser, qu’après, la cadence des battements sera à jamais modifiée.
Du calme !
Reprenez votre souffle les garçons. Je veux bien croire qu’un premier kidnapping ce n’est pas rien, que cela marque la vie d’un homme. Pas d’inquiétude ! Je sais que tout va bien se passer.
Allez, avançons et ne restons pas là. Perdons-nous au sein de la multitude. Il ne faut pas que l’on nous voie.

L’arrivée à Nîmes d’une telle foule soumet la ville à une forte tension qui invite à tous les abus et à toutes les inspirations. Les rues de feria offrent à une jeunesse désinvolte ses plus belles heures et à un poète de ma connaissance ses plus beaux mots. Mais au matin l’insouciance s’évapore et le poète a tout oublié. C’est un poète qui écrit peu puisqu’il compose en marchant. Quand il se pose il ne retient en général que ses propres silences. Alors, il rentre tard, se lève encore plus tard, se douche, change de chemise, boit un café long et sans sucre, fume une cigarette, tousse, crache et descend vers les arènes à cinq heures précises en construisant en silence des textes qu’il n’écrira jamais. Je ne peux pas emprunter le boulevard Victor Hugo sans penser à lui et à toutes ces nuits de pure exaltation, mais sans que jamais, à mon tour, ne me revienne aucun de ses vers.
Regardez mes amis si ce fou n’est pas monté dans un arbre pour se rapprocher de la lune. Portez-moi en haut de vos épaules pour qu’il me voie, peut-être a-t-il décidé de m’accompagner pour la dernière fois aux arènes. Les taureaux sont énormes et les toreros morts de trouille …il ne doit pas être loin.
Il n’y ait pas ?...Ah ! Est-il mort lui aussi ? Redescendez-moi alors. Marchons, je veux sentir la foule qui se masse autour de nous. Je veux qu’elle se frotte, qu’elle nous colle, je veux sentir sa transpiration et l’entendre crier et rire.
Laissez ! …Cela fait bientôt plus d’un an que j’attends le plaisir de me faire bousculer sans que personne ne s’excuse.

On s’approche, je sens l’odeur des camions cuisine qui débordent de beignets, de crêpes et de glaces italiennes. Et partout autour je devine des pommes d’amour, rondes, serrées dans de la toile de jeans. Racontez-moi, allons, ne soyez pas timide. Là ? Et là ! Et encore là ? Y en a-t-il vraiment autant ?
J’entends que l’on longe maintenant les auberges de fortune installées sous des tentes contre des baraques en planches. Les cuisiniers y préparent-ils encore de gigantesques paellas ? Les vendent-ils avec ce même enthousiasme qui finit presque toujours par nous convaincre qu’elles sont bonnes et que c’est leur métier ?
Un verre aux « Trois Maures » … vous deux et un mort ! Dommage que vous ne m’entendiez pas. Dans mon état, l’humour noir m’amuse. Mais vous ? … Je n’en suis pas certain. C’est sans doute mieux comme cela. Je vous entends trinquer et c’est tout ce qui m’importe. Buvez mes amis, je sais que les arènes sont là. Je les sens. Je devine le colossal édifice solide comme l’amitié qui se dresse devant moi.
Prenez-en un dernier. Maintenant, c’est l’heure d’y aller. C’est l’heure des Miuras les enfants. Les taureaux sont énormes et la rue devient folle.

Oui, posez-moi là, je sens qu’on est en bas, sur les pierres. On a de bonnes places, vous avez mis le prix.
Qui est dans le callejon ? La présidence est-elle en place ? A qui le maestro parle-t-il ? Racontez-moi. Racontez-moi les charges et la sueur du combat. Mes amis, décrivez-moi chacune des passes. Parlez-moi de cette faena. Parlez-moi de ce taureau. Et celui-ci, combat-il ? Ce torero est fou ! Ses pieds sont-ils encore immobiles, plantés dans le sable ? Mais n’a-t-il d’autre but que de placer son destin entre le danger des cornes, comme si à chacun des assauts il cherchait le courage de vivre juste un instant de plus? L’a-t-il bien tué ? Quand la corne passa et que l’épée rencontra l’échine, était-il bien en face ? Mes amis, à mots bas, je vous en supplie, décrivez tout dans les moindres détails. Allez, racontez-moi encore la pique du second. Chargea-t-il vraiment de si loin ? Et le piquero, plaça-t-il le cheval de front ?...

C’était une grande course les enfants, les toreros sortent à dos d’hommes pour se rapprocher des étoiles. Le soir descend, les arènes se vident lentement, et ma dernière heure se consume inexorablement.
On ne peut pas rester là, on va nous repérer. Il faut monter maintenant. Allez, du courage et encore un effort, je veux aller là-haut sur la dernière pierre, la plus haute, pour sentir sur moi la nuit de ma mort descendre avant qu’elle ne se répande sur la ville en liesse.

Là, au sommet du plus haut bloc de pierre, au bord du vide, nous y sommes enfin, immobiles, entourés par le vent. Et bientôt je serai libre. Les arènes se sont vidées et, derrière le mur droit, au-dessous du vide, la ville bourdonne comme du miel.
Maintenant, il faut le faire. Le ciel s’assombrit déjà, allons, un peu de sang froid ! Tous ces efforts ce sont autant de raisons d’aller au bout. Non ? Même s’il vous faut plus de courage que vous ne pensiez en avoir, vous ne pouvez plus reculer. Je vous en supplie, surtout ne reculez pas !

Oui, comme ça, portez-moi au bout de vos bras, je dois partir maintenant, avancez-vous et surtout ne regardez pas en bas !
Enfin je bascule, je sens l’armature d’acier qui me quitte et je perds l’équilibre, je sens le vide, je sens le brouillard salin de vos yeux, je sens l’urne qui se renverse et le vent tiède qui me disperse. Cendre d’homme, je vole et dévale les gradins en rafales pastel. Fermez vos yeux mes amis, et comptez jusqu’à dix, que je me cache à jamais dans les fissures des pierres. 

Jérôme Sudres

2 commentaires:

el Chulo a dit…

superbe!

Anonyme a dit…

On reste sans voix, submergé d'émotion.
Gina