
Les cénacles taurins, enclins à l’hyperbole, prétendent appartenir à une mystérieuse « planète des taureaux »…. Une planète, diable ! c’est beaucoup dire, en effet. Mais comment qualifier ce fragment d’astre ancien, ce météorite encore incandescent, ce petit monde (mundillo) sulfureux, qui résiste à la volonté universelle de prohibition ? Quand presque tout « ce qui nuit gravement à la santé » est illicite ou sur le point de le devenir, quand la modération est une fin et la compassion un devoir, on continue de tuer des taureaux en place publique…. Impunément, puisque la loi qui interdit le principe « tolère » les exceptions…. Inexplicablement, puisque les puissantes sociétés protectrices d’animaux, qui ont l’opinion pour elles, dénoncent en vain « cette barbarie d’un autre âge ».
Pour être honnête, il faut préciser que le mundillo constitue lui aussi un lobby. Depuis l’Espagne, il rayonne sur les colonies taurines que sont la Colombie, le Pérou, l’Equateur, le Venezuela, le Mexique, le Portugal (ou la mise à mort est interdite), le sud de la France, et y brasse beaucoup d’argent. Pour la seule Espagne, une saison s’évalue ainsi : 60 millions d’entrées, 6 milliards de francs de chiffre d’affaires, sans compter les bénéfices induits par 250 retransmissions télévisées. Son poids économique ne suffit toutefois pas à expliquer que la corrida ait survécu à la réprobation générale même en Espagne, ses adversaires sont plus nombreux que ses partisans – ni aux tentatives inlassables d’éradiquer cette rumeur archaïque du corpus humaniste. S’il ne s’agissait que de gros sous, si la corrida n’était qu’un avatar cruel du cirque, elle serait passée de mode comme le cirque lui-même – sinon comme la cruauté.
Au lieu de quoi, la ville de Saint-Sébastien a reconstruit d’immenses arènes et, un peu partout, des jeunes gens et des jeunes filles, qu’aucune influence, ni familiale, ni culturelle, ne prédisposait à cette dilection, vont sur des gradins au soleil de cinq heures chercher autre chose que ce que leur offrent les circuits de Formule 1 ou les stades de football.
C’est ce durable pouvoir d’aimantation, qui explique la persistance du scandale et mérite examen. Il n’est pas question d’entamer ici un plaidoyer. D’une part, cette cause perdue se défend fort bien elle-même, ne serait-ce que par l’ironie du fait accompli ; d’autre part, comme l’avoue Hemingway dès la première page de Mort dans l’après-midi : « d’un point de vue moral moderne, c’est à dire d’un point de vue chrétien, la course de taureaux est tout entière indéfendable ; elle comporte certainement beaucoup de cruauté, toujours du danger, cherché ou imprévu, et toujours la mort ». Notons tout de suite que ces désagréments, ou pour parler plus sérieusement, ces contradictions inaliénables, sont précisément celles que nous essayons désespérément d’escamoter derrière l’euphémisme, le simulacre, les faux-semblants.
Etant d’abord acquiescement à la violence ontologique, la corrida ne peut être qu’insupportable à une époque dominée par la dénégation. Celle ci sous tend d’ailleurs le discours animalitaire, dont il est facile de pointer les incohérences. Il a, sans jeu de mots, ses vaches sacrées et ses quantités négligeables. Ainsi s’échine-t-il à sauver le chien fidèle, le bon phoque, le beau taureau, pour abandonner sans frémir l’insignifiant homard à l’ébouillantement ou l’infime escargot au grill, en vertu d’un anthropomorphisme sélectif et fluctuant qui postule au centre du monde l’assomption d’un Homme idéal.
Au contraire, la tauromachie rive au sol un monstre bicéphale, allégorie de ce qu’il y a d’incurablement « inhumain » dans l’homme. L’animalitarisme est un produit dévoyé des Lumières. La tauromachie les ignore. Voilà pourquoi un aficionado un tant soit peu scrupuleux répugne au prosélytisme. Il aime « ça », sans toujours savoir pourquoi. Peut-être y pressent-il un moyen de connaissance intime, donc difficilement communicable. Le plaisir que cette connaissance engendre parfois n’est jamais exempt de mélancolie. Certes il s’agit d’une fête, et , et des plus colorées qui soient, l’imagerie nous le montre à satiété. Fiesta ! Féria ! Alegria! Empoignades dionysiaques de Pampelune, nuits de poivre et d’oeillets à Séville où l’Amour monte en amazone, le chignon pris dans une résille : cela existe, cela se chante encore. Il ‘n’empêche qu’au sortir d’une bonne corrida – on nous pardonnera de ne pouvoir définir ce qu’est une bonne corrida – tandis qu’il s’éloigne à pas lents des arènes, l’aficionado un tant soit peu scrupuleux sent descendre en lui la mélancolie des soirs de taureaux.
Est-ce le vague remords d’avoir fait partie, deux heures durant, de ce que Freud appelle « la horde originaire », la foule aux pulsions louches ? Est-ce le passage de la mort en allée avec la dépouille de la bête noire tirée par les chevaux de l’arrastre ? Est-ce l’éclat soudain d’une lune de marbre ? Est-ce l’angoisse du nevermore, la poignante certitude qu’on ne pourra revivre ce qu’on a vécu et que peut-être on n’aurait jamais dû voir ? Le desancantado des soirs de taureaux est un précipité de ces diverses impressions. Mauvaise conscience de la transgression et trouble d’une révélation dont on était indigne…. Si ce sentiment a quelque chose de religieux, est-ce un hasard ? Il confronte irrépressiblement celui qui l’éprouve à la fuite du temps et au deuil du visible.
Rien de plus voyant à tous les sens du terme, qu’une course de taureau. Pourtant, les meilleurs connaisseurs, c’est-à-dire les toreros eux-mêmes, affirment que l’essentiel ne cesse de s’y dérober au regard le plus attentif. La « séduction brève » (Florence Delay) est aussi fugace qu’un baiser volé. Stricto sensu cela ne se voit pas, ou cela ne peut pas se voir. Compte tenu de la réputation dont nous parlions plus haut, le destin de la corrida serait donc d’être mal vue. Il n’est qu’à considérer l’impuissance des photos de faena en face de ce qu’elles mitraillent. Saturées de signes et de couleurs, quelquefois plastiquement belles, elles sont inhabitées. Vides de ce que l’opérateur avait cru entr’apercevoir dans son objectif. Elles ressemblent à ces photographies de « miracles » où les moindres détails du décor ont été fixés mais où manque l’apparition. De même en multipliant les ralentis, la télévision n’aboutit-elle qu’à fausser le rythme de la faena par injonction d’une lenteur fabriquée, d’un temple électronique, à s ‘approprier l’œuvre, à la vampiriser (comme fait la vidéo de tout ce qu’elle envisage) pour n’en restituer qu’une coquille chatoyante et
creuse. La « solitude sonore du torero » (José Bergamin) en est absente. Sa musique, tue aussitôt qu’éclose, ne s’enregistre guère. Pas plus que ne se filme l’invisible. Que la corrida soit ainsi réfractaire à toute forme de duplication en fait un spectacle à part. Pas seulement un spectacle, autre chose. Et cette autre chose est une séance où s’est engouffrée l’interprétation. Autant l’arène forme un champ clos, autant la tauromachie est un champ ouvert, véritable openfield symbolique, labouré par la littérature, la peinture, la sculpture, le cinéma, la musique, la psychanalyse. Chacun creuse son sillon, en lorgnant sur celui du voisin, si bien qu’en la matière, il y aurait plutôt surabondance que pénurie de sens. Dans les années 60, la fiesta nacional était supposée incarner à la fois l’oppression franquiste, et sa subversion secrète (dans ce cas, le taureau mourait à la place du dictateur !). Moyennant quoi les exégètes des deux camps pouvaient assister, pour des motifs opposés, à la même corrida.
Aujourd’hui, la métaphore politique n’a plus cours. C’est le libidinal qui prospère. Les fantômes de Bataille et de Leiris président sans le savoir à de nombreuses courses. Le milieu taurin a fini par admettre qu’il y avait du sexe là-dedans, voire du sado-masochisme, et quantité d’autres fantasmes que le machisme ordinaire traitait autrefois par le mépris.
A y regarder de près, il n’est pas impossible que les bas roses, les dorures, les broderies, soient en effet des attributs féminoïdes et que la première phase de la lidia ressortisse à la réduction. Au fur et à mesure qu’on approche de la mise à mort, la figure ambiguë du torero se masculinise jusqu’à l’estocade où c’est un mâle agresseur qui enfonce son épée dans le vagin sanglant ouvert par le picador. Et cetera…. A vrai dire les variations érotico-freudiennes sur le thème du « drame copulatif » et de « l’orgasme du taureau » sont devenus des poncifs de la littérature taurine.
Quelle que soit la lecture qui en est faite, la corrida est implicitement regardée comme un sacrifice. C’est à dire une façon pour le profane d’accéder au sacré grâce à l’immolation d’une victime. Or, il est difficile de soutenir que le sacré, tel que l’entend, par exemple, Marcel Mauss, ait jamais inspiré la tauromachie moderne, née à proximité des abattoirs. Dans le sacrifice, la victime propitiatoire est prise par les dieux à la place du sacrificateur qu’ils protègent. Dans la corrida, les dieux n’interviennent pas et le sacrificateur peut tout aussi bien être le sacrifié. Non seulement la victime désignée n’est guère passive, mais le torero se compromet avec la mort.
Plutôt que de sacrifice, parlons plutôt d’un rituel de la mort où tous les protagonistes sont actifs et dont aucun n’est objet de consécration. De ce point de vue le torero apparaît moins comme un sacrificateur que comme un intercesseur, ou mieux, un médiateur entre le public et la mort. Tantôt bourreau, tantôt victime, car les rôles peuvent s’inverser à chaque instant.
Plus on voit de corrida et plus on mesure à quel point cette médiation est individualisée. Sacrificateur, le torero serait mandaté par un chœur univoque, ce que le public n’est pas. On attend donc du torero qu’il soit l’interprète de chacun en particulier. Ce qui nous ramène à « l’invisibilité » de la corrida. Personne ne voit la même, personne ne voit rien, parce que chacun regarde différemment la peur, le courage, le désir et le petit homme seul là-bas sur le sable, qui va rencontrer la mort à notre place.
Comme il la terrasse, nous en faisons un héros. Mais seul le héros sacrifié devient un mythe. Joselito. Manolete. Paquiri….Ce qui distingue la corrida de tout autre spectacle, ce qui la ritualise, c’est donc la présence de la mort. Depuis quelques années, cependant, le public se montre plus sensible à la qualité esthétique des faenas qu’à leur conclusion. L’estocade, justement désignée comme « le moment de vérité », semble devenir secondaire même pour le torero. Alors que jadis il avait à cœur d’honorer son adversaire en lui donnant une « belle mort », il s’agit aujourd’hui d’être « bref » à l’épée, de ne pas tacher de sang le succès obtenu par le maniement de la soie.
En réalité, la sensibilité animalitaire imprègne peu à peu la tauromachie. Celle-ci cherche des toreros de plus en plus brillants et pour les mettre en valeur sélectionne des bêtes de plus en plus dociles. Elle veille à gommer les aspérités du drame, à éponger au plus vite les taches sur la piste, à ne point encourir le reproche de cruauté. Elle ne veut plus avoir partie liée avec la mort, qu’on ne lui ressorte plus à tout bout de champ son passé et ses mœurs de boucher. C’est de l’histoire ancienne. Elle s’est humanisée, elle ne cesse de s’humaniser. Elle mérite enfin d’être considérée comme un art à part entière : inoffensif et respectable.
D’un torero qui tue avec probité, on dit qu’il s’engage, qu’il se mouille les doigts. Voilà précisément ce que plus personne ne veut plus faire, se mouiller les doigts.