dimanche 28 février 2010

Ni mon esprit, ni mon corps

Pour l'inverti le vice commence, non pas quand il noue des relations car trop de raisons peuvent les commander, mais quand il prend son plaisir avec les femmes.
Marcel Proust

L'Anxiété d'Etre Homme
Le soir venu, je constatai que Lisbeth avait déménagé mes affaires dans sa chambre et reprisait déjà mes chaussettes. Cette prise de possession m'épouvanta et je crus devoir me dégager en racontant que j'aimais surtout les garçons, que les femmes, etc.
Cela lui fit autant d'effet que si j'avais parlé des moeurs des Martiens ; elle me regarda en souriant, glissa la main dans ma braguette et se mit à me caresser doucement. Ses petits doigts se moulaient si bien au doigt capital que nous roulâmes sur le lit et que je lui donnais tout aussitôt la preuve que les femmes pouvaient me plaire aussi. Ce parfait dédain des considérations abstraites m'enchaîna pratiquement. Elle demandait le plaisir comme un enfant demande un gâteau, par un sourire, un baiser, un battement des paupières, avec des gentillesses silencieuses. Nous nous établîmes tout à fait ; cela dura plusieurs mois. Le dimanche nous allions chercher en ville un petit garçon qu'elle avait eu avec je ne sais qui ; c'était un enfant de quatre à cinq ans, mignon, renfermé et un peu triste. On se promenait tous les trois, Lisbeth et moi tenant chacun une main du gosse. Ce fut mon temps de père de famille. Et ma foi, je ne mesurai jamais si bien ces puits de calme, ces tunnels de douceur où l'âme s'enfonce dans l'ordre établi par la nature et la société. Tout prend autour de soi un air d'être éternel. La femme est auprès de vous une compagnie d'assurance : sécurité du corps, sécurité du temps, sécurité d'une postérité, sécurité d'un foyer organisé. Vous lui appartenez ; cela efface peu à peu l'anxiété d'être un homme.


J'aurais été passionnément heureux, je crois, auprès d'une femme si je les avais mieux aimées physiquement, mais mon corps, très capable d'exercer sa fonction masculine, s'exécutait vaillamment et sans volupté. Oh! nous éprouvions bien tous les deux ce chatouillement de plaisir que procure la sève qui monte, mais ce n'étaient pas cette joie immense, ce déchirement délicieux, cette crête où le flux du désir vous porte, ni cette brèche où le spasme vous abandonne ; ce n'était pas au creux tendre de Lisbeth une liqueur de l'âme que je versais, mais seulement une écume du corps.

je n'ai eu que quatre maîtresses depuis que j'ai l'âge de virilité ; c'est peu au regard des innombrables garçons avec lesquels j'ai fait l'amour, et pour dire vrai, je le regrette. Je sens constamment tout ce qui me manque à vivre sans femmes, et qu'une connaissance extrême, corporelle, de l'humanité ne s'acquiert qu'auprès d'elles. J'ai mesuré la vanité d'une chair qui ne se perpétue pas dans la chair ; et dans l'orage qui parfois m'entourait de toutes parts, les éclairs illuminaient ces cavernes désertes et glacées où se promène le solitaire ; qu'une main de femme m'eût été douce au front, que j'aurais aimé la voix d'une femme qui dit "mon ami" et qui veut dire "mon amant", ce vouvoiement qui tutoie ; que j'ai souhaité de rencontrer ces dévouements absolus et concrets qu'on ne rencontre que chez les femmes, cette soumission de l'esprit qui est une sorte d'esclavage librement consenti, ces attachements fervents et durables qui font qu'une femme marche, trente ans, appuyée au même bras. Ce besoin qu'à tout homme d'être le Dieu de quelqu'un et qu'exauce une femme en laquelle brûle le besoin complémentaire de veiller en vestale au temple de l'amour, ce besoin d'être aimé, admiré, approuvé à coup sûr, que toutes les femmes n'assouvissent pas sans exception mais qu'une femme seule peut assouvir, je l'ai vivement éprouvé. C'est sans doute pourquoi je me suis fiancé trois fois, mais j'ai reculé trois fois au moment des noces. Quelque obscure contrariété remontait à la surface.

Ce besoin d'une femme était un besoin de l'âme, et ce n'étaient pourtant ni celui de mon corps ni celui de mon esprit. Soit dit en passant, je ne crois pas que l'âme et l'intelligence soient une. L'intelligence est une activité très corporelle : elle a son siège défini : le cerveau où certains croient voir positivement la richesse d'érudition que donne un bon lobe pariétal, un don d'orateur situé dans la circonvolution de Broca, ou de la subtilité et un heureux jugement parce que les relations entre les neurones, par les neurofibriles, de tel cerveau sont plus exactes et plus fines que dans tel autre ; tandis que l'âme, ce mouvement intime de l'être qu'il faut encore différencier du principe de vie, du moteur humain contre lequel l'âme le plus souvent se meut est en nous éparse et parfois, me semble-t-il, jusqu'autour de nous.
Or cette âme a des besoins qui lui sont propres, que ni le corps ni l'esprit ne partagent forcément. La mienne a souvent le désir d'une femme, tandis que par l'esprit je les trouve presque toujours un peu niaises, parce qu'elles sont généralement assez lourdes, assez terre à terre, non pas légères, mais frivoles ; parce qu'il leur manque le plus souvent ce qui donne à l'homme son envol : l'imagination. Et de même, si mon âme a parfois besoin d'elles, mon corps ne s'en amuse pas. Autant il me plairait de coucher avec une femme dont j'attendrais un enfant, pour la joie concertée de créer, autant j'ai peu besoin, peu l'envie d'aller chercher la volupté auprès du corps féminin. Tout en lui me rappelle la maternité, ce bassin que je ne puis regarder sans penser au puissant mystère dont il est ouvrier, ces seins que je crois toujours pleins de lait, et cette ouverture sacrée, porte étroite par laquelle passe toute l'humanité n'inquiète en rien mes sens. La femme m'est un foyer ; c'est l'homme, aventure continuelle, qui me parait plaisir.
Aussi bien n'ai-je jusqu'à présent ressenti qu'une seule fois, auprès d'une femme, un émoi physique un peu vif ; c'était un après-midi d'été en province. J'étais seul chez moi lorsqu'on sonna. La jeune bonne d'une maison amie me livrait je ne sais plus quoi. Le soleil, dehors, était terrible : elle était en nage ; sur son visage rond et vermeil, la sueur coulait à grosses gouttes ; elle était entourée de vapeur comme si l'on venait de la cuire ; sa main épaisse et rouge, comme une viande crue, me tendait le paquet. Sa poitrine roulait sous son corsage ; c'était un plat merveilleusement appétissant qui sortait, tout brûlant, du fourneau de l'été. Il m'en prit une gourmandise effrénée, et elle, déjà penchée sur le seuil, tendait le bras vers la fraîcheur de l'ombre et m'y trouvait comme on trouve la méduse au fond de l'eau. Elle me suivit, hypnotisée, jusqu'à la chambre où le lit était encore défait et je n'eus même pas à la dégrafer ; elle tirait sur ses boutons avec une frénésie extraordinaire. Nous ne prîmes pas le temps de nous étendre l'un près de l'autre pour les chatteries préliminaires ; nous haletions de désir. Elle n'avait qu'une courte chemise qui se releva d'emblée lorsqu'elle ouvrit ses cuisses, étonnamment blanches, rondes et lourdes, qu'ornait un poil touffu bien noir. Il s'échappait de cette fournaise une senteur de ferme, une amertume d'engrais, une douceur de lait caillé ; je me jetai sur elle, brandi et caracolant, et nous nous épousâmes dans un essoufflement de bêtes heureuses ; sa croupe montait et descendait sous moi comme l'échine brûlante d'un taureau à l'estoc, mais dans le retrait de mousse humaine naissait une rosée toute fraîche et je m'enfonçai plus avant dans sa chair accueillante, plus fort, plus vite, au rythme de cette grande marche que l'homme suit d'âge en âge pendant, qu'au tréfonds, le bâton du sourcier sonde l'éternité, ho-hisse, ho-hisse, ho-hisse, jusqu'à ce qu'un grand cri de victoire nous eût affaissés l'un contre l'autre, trempés de sueur et délivrés du mirage. Nous ne nous étions rien dit. Cette passade n'eut pour moi ni lendemain ni pareil.
extrait de "Le Sabbat"
Maurice Sachs

Maurice Sachs : Mort de façon fort mystérieuse en 1945 à Hambourg - assassiné par ses co-détenus ? Dévoré par les chiens des SS ? Par ceux des policiers américains ? On ne l'a jamais su - Il demeure un de ces témoins équivoques et singuliers de l'avant-guerre. Homosexuel, débauché, ivrogne, probablement délateur, voleur, parasite, il fréquenta néanmoins tous les "grands" de la littérature d'avant 1940, fut lecteur à la NRF, marchand de tableaux à New-York, conférencier aux USA où il contracta même un mariage de quelques semaines, avant d'aller s'engager pour le STO à quarante ans, déjà déchu, mais encore capable de séduire.
On l'avait toujours jugé dangereux et futile, mais "Le Sabbat" publié après sa mort, révéla un auteur plein d'humour, de férocité, de lucidité et même de poésie. La Chasse à courre, Abracadabra, ne recèlent pas moins de qualités, dont la plus certaine est sans doute un sens du tragique, de la dérision, qui a frappé tous les critiques de notre époque.
(source Les chefs-d'oeuvres de l'érotisme. anthologie planète)






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10 commentaires:

Anonyme a dit…

Mala vida....Un enfant malaimé ,un ado paumé livré à lui même,un adulte sans repères dans une époque dingue...Comme il était intelligent ,il en avait conscience et nous a laissé des œuvres qui ne laissent pas indifférents.Mais bon,j'ai le droit de dire que je ne suis pas fan...
Si tu veux un éclairage autre que la source que tu cites:
http://culture-et-debats.over-blog.com/article-21328208.html

isa

Anonyme a dit…

Je ne connaissais que de nom Sachs - et encore ! -.
Only the good die young ; quel dommage qu'il ait disparu si jeune. Je me demande si j'ai lu ailleurs une analyse aussi fine de « l'âme », et, compte tenu de l'époque, de l'intelligence, tout cela dans le but de l'auteur de nous exprimer le besoin qu'Il aurait eu de la Femme. Oublions qu'il ne lui reconnaît pas d'imagination, beaucoup de frivolité, Elle est le remède à l'anxiété... On se rend compte, alors, que c'est pareil de l'Homme pour nous, les femmes.

Le paragraphe sur son émoi exceptionnel, c'est une merveille littéraire et une réelle apologie d'un retour à la Nature.
Merci Marc...et pour la photo aussi.
Gina

Anonyme a dit…

Etonnant de clairvoyance : niaises, lourdes, terre à terre, frivoles et sans imagination !

si je me risquais à dire le quart dans un dîner en ville, je serais lynché...
Alors que je ne suis pas homo...

Anonyme a dit…

Très "chaud" ce blog en ce moment.... Whâaôuuuuu....

Anonyme a dit…

Moi je dis : tant qu'on aura pas interdit aux femmes d'assister aux corridas, on ne s'en sortira pas...
Tchumpi

Anonyme a dit…

Ah ils seraient beaux les hommes, sans femmes aux corridas! Narcissisme inutile,costume et colifichets inutiles, courage et risque inutiles, figures inutiles, exploits juste pour se faire admirer et envier par les congénères.
PFFF!!!!!!!!

Anonyme a dit…

Gina,
la vie Sachs est triste à pleurer et moche à vomir.Ce ne sont pas forcement les meilleurs qui partent les premiers...
Ce sont les mères (biologiques ou de substitution) qui font les hommes,la sienne ne lui aura pas donné ce dont il avait besoin...Mais elle n'a pas oublié qu'il était son fils quand il s'est agit de revenir pour ramasser l'argent du succès posthume.
Il mettait,dans ses livres et dans sa vie, en pleine lumière la part d'ombre que les humains cachent en général.
je vous donne une autre lien qui complètera le premier(voir plus haut):
http://www.excentriques.com/sachs/index.html#sommaire
isa

Anonyme a dit…

Merci Isa.
Je me fiais à cette belle page pour apprécier l'auteur. Je crois qu'on a toujours intérêt à ne pas regarder l'homme qui est derrière et qui, comme tout un chacun "traîne" comme il le peut sa vie.
En tout cas ici, il célèbre la maternité et la paternité dont il a été privé. A notre époque, finalement, je crois que c'est rare.
Gina

Anonyme a dit…

Moi aussi je me suis imaginé longtemps que les seins étaient toujours pleins de lait !

el chulo a dit…

Celine était un grand écrivain, Brasillach aussi, et pourtant, quelle horreur, encore plus, dans ce dernier cas!
L'artiste n'est qu'un medium et il ne doit surtout pas exposer ce qu'il voit de lui, au risque du ridicule.
Ce qu'il est en vérité, passe par son art. Ses négations de lui, ses postures, ses fanfaronnades, ses confessions trop ,intimes ou faussement, n'intéressent que lui et perdent tout attrait métaphorique, donc de mon point de vue artistique.
Je pense que comme en tauromachie, l'art est dans ce qui dépasse l'homme tout en faisant totalement partie de lui, ou l'habitant.
Sauf qu'il ne se décrête pas, sauf en des lieux saints casasiens comme nimes, avec beigbeder en invité spécial.
Manquait plus que lui, tiens!