lundi 8 novembre 2010

Voyage au campo 3


Faenon del camarero

4H08. Je n’invente rien, c’est ce que l’horloge digitale indique juste avant d’inscrire « out » le signal de sortie. L’impatience de descendre marcher gronde à l’arrière : le chauffeur a deux portes à ouvrir et il oublie toujours la porte de l'arrière où nous nous trouvons, nous autres grands gabarits et forts en gueule. Il est pourtant doté d’origine de deux circonvolutions cérébrales comme tout un chacun. Les connecter entre elles est une autre affaire. On le lui fait savoir vertement. « Chauve qui peut » lui hurle ‘’GG’’ qui le scalperait volontiers si seulement il en avait un. Notre troupeau de pisseurs assoiffés et affamés débarque dans le cafestore d’une station essence. L’établissement est vide. La compagnie des aficionados l’investit d’un seul coup, d’un seul. Cinquante personnes au comptoir, en rang serré, à l’offensive, estomacs creux et crocs acérés. Un bataillon se détache qui contourne immédiatement par le flanc droit, le théâtre des opérations et s’engouffre dans la brèche servicios y aseos afin d’alléger la cavalerie. La majorité percute le comptoir de front, en grand nombre, l’affaire semble entendue, le débordement ne fait aucun doute. C’est sans compter sur les forces adverses, une troupe de… attendez que je dénombre…un, … oui, il est tout seul, derrière l’immense comptoir hérissé de défenses, énormes croissants pégueux, brioches fourrées, piles de soucoupes, hérissons de petites cuillères, platos de garbanzos con chorizo, j’en passe et des plus roboratifs.


Il est tout seul mais c’est un héros, un chevalier, un combattant macho fier comme un Hidalgo, qui va infliger à tous ces cégétistes franchouillards à peine sortis de leurs grèves pour se précipiter dans leurs vacances, une cruelle démonstration de ce que travailler veut dire. Jamais il ne perdra pied. Il a dépassé allègrement la soixantaine, la calvitie ridée mais une grande mobilité dans les membres, une grande dextérité, une méthode infaillible. Il coupe court aux demandes qui fusent, anarchiques et ne déroge pas à sa tactique :



- Café solo : cuanto ?



il enregistre le chiffre, débite les soucoupes à la volée sur le zinc, distribue tasses, cuillères, sucres, à toute allure ; dépose les croissants sur des assiettes avec des couverts, oui, y’a du service et de la vaisselle en plus. Je l’observe, il me scotche, la difficulté loin de le naufrager, le galvanise. C’est un battant. Pas le genre à éclabousser l’Espagne du sang de sa blessure en cas de cornada. Pas le genre à quémander le trophée, à tenter le départ d’une vuelta indue. C’est un vaillant qui aime la confrontation et n’attend rien en retour.



- Con leche : cuanto ?



et ça repart pour une série. Les gestes sont rapides, précis, il ne cherche rien, il trouve, sert tout en mémorisant les commandes spéciales tandis qu’il encaisse la série précédente. C’est de la haute volée, barman, tout un art, il est en train de nous l’apprendre. La machine à café claque, chuinte, siffle, écoule ses jus à toute pompe.



- Ocho chocolate, cuatro con leche, dos churros, tres zumo de naranja, cinquo bocadillos de jamon y dos tortillas de patatas, bien !



Incroyable, on n'a jamais vu un Français travailler avec cette intensité, il relève le défi, fournit, efficace et concentré, décoche ses viennoiseries, réchauffe ses tortillas à un train d’enfer, produit sa marche militaire, son solo de percussion en déplaçant du verre, du métal de la porcelaine à vitesse supersonique et c’est lui maintenant qui attend les désirs des consommateurs dont la deuxième vague s'extirpe des aseos et là se trouve, tenez-vous bien, un type encore plus vieux que lui, oui… à 4H17 un type de soixante et dix piges est posté en blouse blanche - ce n’est pas un progrès social je vous l’accorde - un rouleau d’essuie-tout à la main qu’il débite feuille à feuille pour ceux qui se lavent les mains ! En fin de circuit trône une assiette en plastique où se perdent deux ou trois pièces jaunes que Bernadette n’aura pas. On espère qu’il a un fixe mais rien n’est moins sûr. J’use de sa feuille pour me sécher les mains mais je n’ai pas usé de ses aseos.



Comme tous ceux qui ont un jardin, je sais le luxe de pisser nez au vent dans la nature. Sitôt sorti du car, j’ai rejoint le cul des camions en stationnement, et j’ai arrosé de ma puissante lance télescopique (oh, ça va, je déconneuuu...) le pré sous les étoiles. Je voulais respirer un peu d’air frais mais un effluve âcre et puissant m’a assailli. Il y avait non loin une bétaillère sombre. Je me suis approché pour savoir quelle tête avaient ces porcs qui donneraient tantôt leurs cuisses pour le fameux iberico de bellota qu’un obscur camarero nyctalope servirait à des groupes d’aficionados affamés. Mais c’est avec le plus bovin des regards que je me suis confronté. Il en a beuglé d’effroi dans la nuit, le manso. J’en ai reculé pour ne pas prendre la brume de son haleine fétide dans le nez.



4H23 je rejoins les néons blafards et clignotants du cafestore qui donnent aux vieux travailleurs un teint livide. Tout le monde est servi, a été encaissé et s’est lavé les mains. Du grand art ! Faramineux : le type nous fait face, les mains appuyées sur le zinc débarrassé, les lave-vaisselle tournent, pas une miette, il attend, serein, le prochain coup de feu... Que font les syndicats ? On se le demande…



Revenus dans le car, tout le monde ne parlait que de lui ! ‘’GG’’ a clamé :



- Putainggg ! Celui-là, pour Pentecôte, tu le mets à la bodega, il te la tient à lui tout seul !!!

Et puis il fallut se rasseoir dans notre espace confiné, il n'y avait plus rien à se dire, seulement se résigner au temps lent alors que le temps rapide, de tous les jours, courait encore dans nos têtes, celui-là même que la fantastique accélération du camarero avait évoqué, patienter encore, se soustraire au désir prégnant de voir le premier toro, laisser le temps au bus d'aller sur son erre trouer la nuit, de tomber les mille quatre cents kilomètres jusqu'à ce que le petit jour nous dévoile le premier des toros, un Osborne dans sa robe de fer noir. Fier, comme seuls les toros savent l'être. Noir, dans sa robe de fier.

14 commentaires:

Anonyme a dit…

il serait pas sur son ''aire'' plutôt, le bus ?

Marc Delon a dit…

Qué no... l'erre d'un navire c'est l'élan conservé après coupure des moteurs. Son inertie sur le plan d'eau, sa vitesse résiduelle.
Le truc qui a empêché le Titanic de freiner quand il a vu l'iceberg, quoi...

Anonyme a dit…

Bien observé. On croit y être. Comme quoi, dans l'euphorie d'un voyage où s'échangent des futilités salutaires et reposantes, il y a place pour l'admiration des hommes qui mettent dextérité et compétence silencieuse au service de gens en vacances. Sûr qu'il doit être difficile de passer de l'épopée du débarquement et du petit déjeuner - sans oublier le pipi écologique - à la lenteur molle d'un bus sans éprouver un sentiment de gaspillage d'existence ou d'impatience puérile.
Gina

Marc Delon a dit…

le voisinage de la "lenteur molle" avec le "pipi écologique" m'a fait craindre un instant une déduction abusive de cause à effet...

Anonyme a dit…

Pour l'anonyme qui fait des remarques sans même les signer, sachez que Marc Delon ne commet pas d'erreur aussi grossière. Vous avez sous estimé l'étendue de son vocabulaire et de sa culture. Vous vouliez lui couper l'envie de nous faire partager son voyage ? C'est pas sympa ça!
isa .

Marc Delon a dit…

Ouh-lààààà mais c'est que j'ai un fan club qui me défend, moi... oh que si j'en commets des erreurs "graussières" mais là c'est juste que j'ai passé mon permis bateau à Sète il y a déjà longtemps. Un très jolie ville, Sète, typée, typique, marine, portuaire, qui sent bon la sardine marinée au gasoil, j'aime ! Son théâtre de la mer, son cimettière, sa lumière, j'y retournerais bien manger une bourride... mais où ? il me faudrait un guide...

el chulo a dit…

muy bien marcos! el camarero, perfecto! y mear asi en el viento, mas que un placer un lujo!

pour le reste, toujours les croissants ou autres viennoiseries ibères avec couteau et fourchettes car sinon, tu ruines tes doigts et ça part difficilement!

beau texte amigo

Anonyme a dit…

je trouve que la mention "salida de emergencia" va bien à proximité du toro d'Osborne toujours prêt à charger...
Zou

Anonyme a dit…

Moi, j'aurais situé la belle photo au bas du texte, qu'on le voie surgir pour de bon cet animal surtout avec l'indication qu'il semble lancer lui-même.

Gina

Maja Lola a dit…

Jolie, la faena del camarero.
Mais l'arrosage bio de Marcos m'a donné à réfléchir. Quand je pense que je fais la guerre à mon pauvre père qui s'obstine à arroser les pins de garrigue qui jouxtent son logis sous prétexte que c'est plus naturel (dit-il).
Alors que je découvre que l'exquis Marcos en fait un savant "way of life" du meilleur effet. Bon, j'arrête de tyrannier mon cher géniteur.
Chouette le toro OSBORNE, mythique compagnon des routes ibères.

Maja Lola a dit…

Sûr que tu peux être fier de ton fan club toujours prêt à voler à ton secours. Mais je constate ton opportunisme sympathique : une bourride sétoise ? une bouillabesse marseillaise ? une potée auvergnate ? une souris d'agneau à Fontvieille ?
Alors là, ce ne sont plus des allusions, mais des perches "hénaurmes" que tu tends à tes compagnons d'aventure !
On reconnaît bien là le gourmet (gourmand ?)

Marc Delon a dit…

Maja Lola est fatiguée ce soir, elle fait des fautes : je n'ai jamais fait bouillir d'abesse et il m'étonnerait fort que ce soit très tendre, cette viande contrite...
par contre une souris d'agneau confite à la braise des Alpilles dans une marmite en fonte, je prends !
Por tu padre, laisse pisser...

Maja Lola a dit…

Oh ! l'horrible faute. Et je dirais même "les", car il y en a d'autres.
Fatiguée ? Oui, cher observateur bienveillant. Il se fait temps d'un repos réparateur.
Buenas noches.

el chulo a dit…

Maja, ton géniteur est un homme de goût, ce qui n'a rien d'étonnant.
Pisser à l'air est un bonheur purement masculin, je crois, sauf quelques exceptions pathologiques féminines.un exercice précieux et gratuit d'une liberté un peu crapuleuse. C'est bon!