samedi 29 juin 2013

Pépite

J'ai beaucoup de mal à lire. C'est un aveu qui me coûte car pour qui se pique d'écrire il n'y a évidemment pas pire handicap. Le plus souvent, les livres me tombent des mains, peinent à m'intéresser. Ou bien c'est moi qui suis incapable de m'y ouvrir. Car s'il est si difficile de se faire éditer, c'est bien que les gens qui le sont, ont du talent, non ? C'est peut-être à cause d'un seuil d'excitation très relevé qui m'afflige à force de voir des corridas ou de lire des nouvelles, parfois si percutantes, mais le roman dilue mon engouement. Les femmes, les auteures, me perdent en de trop longues descriptions qu'elle détaillent peut-être pour démontrer toute la finesse de leur analyse. Elles me lassent. Les romans policiers me coûtent un effort trop grand. J'en ai horreur. Je ne peux pas les lire passivement en me soumettant au rythme voulu par l'auteur. Je hais son plan qui n'est que fausse piste où m'entraîner. Et la partie d'échec commence. Mon cerveau se met en branle feignant de lire alors qu'il mouline comme un moteur de recherche égaré pour comprendre l'énigme avant sa délivrance. L'histoire, son écriture, ne me sont alors plus accessibles, je deviens un concurrent de l'auteur et j'essaye de me mettre dans sa peau pour décortiquer son plan. C'est idiot mais plus fort que moi. Cela fait très longtemps que je n'ai pas lu le moindre polar, je ne les regarde même plus à la télévision. Je crois que je pourrais être scénariste, sans me vanter. Je regarde le premier quart d'heure, puis je me lève pour aller à l'ordinateur en disant que machine va s'amouracher de bidule et que l'assassin c'est le beau-frère du voisin, là. Quand ça se termine, l'infirmière me dit que c'était bien ça... comme si après en avoir vu des milliers, j'avais soudain décodé le mécanisme. Si j'ai eu tout faux, le truc commence à m'intéresser et je m'arrange pour le revoir.
Dans un roman, si le texte est plat, sans style ni esprit, sans sexe, humour ou émotion, l'encéphalogramme aussi est plat et je renonce. Pourquoi l'a-t-on édité ? Parce qu'il a su tenir la distance au long cours du roman ? Parce qu'il y a d'autres sensibilités ? Parce que je suis passé au travers ? Peut-être...
Et puis parfois, un soir, sans prévenir, où l'on a fait l'effort d'ouvrir le livre d'un auteur inconnu, surgit une page marquante. J'ignore si cette page d'Alvaro Mutis dans sa nouvelle ''La mort du stratège'' de son recueil ''Le dernier visage'' vous fera autant d'effet qu'à moi, sûrement pas. Mais hier soir, moi, quand je l'ai lu, j'ai ressenti le frisson de la satisfaction, l'avidité croissante de découvrir ses mots, d'entrer dans les phrases et une adhésion étroite à son idée. Oui, à la demande générale, je m'astreins à sa saisie et vous livre la dernière page de cette nouvelle dans tout sa beauté :



Au quatrième jour de siège, Alar décida de tenter une sortie nocturne afin d'attaquer, le matin venu, les assiégeants sur leurs arrières. En leur faisant croire ainsi qu'il s'agissait de renforts envoyés de Lycandos, on pouvait encore espérer les mettre en fuite. Il réunit les Macédoniens et deux régiments de Bulgares, et leur proposa cette sortie. Tous acceptèrent sereinement et, à minuit, ils se glissèrent en rampant sur les sables frais qui s'étendaient jusqu'à l'horizon. Sans donner l'alerte aux Turcs, ils traversèrent leurs lignes et furent se cacher dans un pli du terrain pour y attendre l'aube. Par malheur pour les grecs, au matin, le gros des troupes de l'Emir arriva sur le champ de bataille. A la première lueur du jour, une pluie de flèches vint leur annoncer la fin. Une marée de fantassins et de janissaires se répandit, les entourant de toutes part. Il ne leur était même pas possible de lutter au corps à corps, tant était impénétrable la barrière que formaient les flèches décochées par les Turcs. Les Macédoniens attaquèrent follement et furent anéantis en quelque minutes par les cimeterres des janissaires. Quelques Hongrois et la garde personnelle du Statège entourèrent Alar qui contemplait, impassible, le carnage.
La première flèche l'atteignit dans le dos et ressortit par la poitrine à la hauteur des dernières côtes. Avant de perdre totalement ses forces, il avisa un mahdi qui, du haut de son cheval, s'amusait à tuer des Bulgares avec son arc, et le traversa de son épée de part en part. Une deuxième flèche lui transperça la gorge. Il commença à perdre rapidement son sang et, s'enveloppant dans sa cape, se laissa tomber sur le sol, le visage empreint d'un vague sourire. Les Bulgares fanatiques chantaient des hymnes religieux et des psaumes, avec cette foi aveugle et fervente des récents convertis. Et c'est au milieu des voix monocordes des martyrs que la mort commença à gagner le Statège.
Il vit venir d'un coup la confirmation joyeuse de tout ce qu'il avait pensé. En vérité, nous tombons en naissant dans un piège sans issue. Tous les efforts de la raison, la toile d'araignée spécieuse des religions, la foi fragile et périssable de l'homme en des puissances qui lui sont étrangères ou qu'il s'invente, la marche aveugle de l'histoire, les systèmes des grecs et des Romains pour conduire l'Etat, tout cela lui parut n'être qu'un inepte jeu d'enfant. Devant le vide qui avançait vers lui en même temps que s'échappait son sang, il chercha une raison d'avoir vécu, quelque chose qui justifiât la sereine acceptation de son néant, et aussitôt, comme un giclement de son sang plus fort que les autres, le souvenir d'Ana la Crétoise fut là pour donner un sens à toute l'histoire de sa vie sur cette terre. Le délicat réseau bleu de ses veines sur ses seins pâles, ses pupilles s'ouvrant avec étonnement et tendresse, la douce caresse de sa peau pour veiller sur son sommeil, leurs deux respirations mêlées durant tant de nuits comme une mer battant éternellement ; ses mains sûres, blanches, ses doigts fermes et ses ongles en forme d'amande, sa façon de l'écouter, sa manière de marcher, la mémoire de chacune de ses paroles remontèrent pour dire au Statège qu'il n'avait pas vécu en vain, car il est vain d'exiger de la vie davantage que cette secrète harmonie qui nous unit passagèrement au grand mystère des autres êtres et nous permet de parcourir en leur compagnie une partie du chemin. L'harmonie inaltérable d'un corps et, au travers de celle-ci, le cri solitaire de l'autre, de l'amant qui a cherché à s'unir à l'aimée et qui y est parvenu, même imparfaitement, même confusément. Il ne lui en fallut pas davantage pour que, se confondant avec le sang qui jaillissait à gros bouillons, un grand bonheur l'envahît à l'instant d'entrer dans la mort. Une dernière flèche le cloua au sol en lui perçant le cœur. Mais déjà l'avait emporté la folle ivresse qu'il avait fuie si longtemps, l'ivresse de celui qui se sait vainqueur du vide illusoire de la mort.

12 commentaires:

Anonyme a dit…

Et pour ceux qui ont aimé l’ambiance saturée de vapeur de rhum et les personnages écorchés sous les tropiques de Cuban Missile Crisis, je ne peux que conseiller les (courts) romans d’Alvaro Mutis comme « La dernière escale du Tramp Steamer », « Abdul Bashur, le rêveur de navires » ou « Ilona vient avec la pluie »… du Hugo Pratt en roman… du très grand.
Fabien

Anonyme a dit…

Comme il répond bien à ta question !

Pourquoi allez-vous voir les corridas ?

parce que << en vérité, nous tombons en naissant dans un piège sans issue >>

parce que << il chercha une raison d'avoir vécu, quelque chose qui justifiât la sereine acceptation de son néant >>

parce qu'il faut connaître << l'ivresse de celui qui se sait vainqueur du vide illusoire de la mort >>

Elodie

Marc Delon a dit…

Merci Fabien grâce à qui j'ai découvert Mutis, pour la bibliographie. Va encore falloir dépenser des sous...

Elodie inconnue, bravo, un premier commentaire particulièrement judicieux !

Anonyme a dit…

Si vous me permettez quelques grains de sel ( marin en ce moment), puisque je retrouve internet, Marc, j'ajouterai qu'un écrivain n'a aucune honte à ne pas aimer lire, même si le talent de tous les créateurs - qui est inné -, n'a jamais pu se passer d'apprentissage.
C'est vrai que l'entrée dans un livre comme dans un film est parfois laborieuse, embarrassée, mais vous reconnaissez vous-même, qu'avant d'en arriver à vous pâmer devant la belle page que vous nous offrez, vous avez fait l'effort d'ouvrir le livre, tout comme avant de se lancer sur une piste de ski, il a d'abord fallu sortir de son chalet bien chaud !
Le roman par rapport à la nouvelle, vous laisse le temps de la jouissance, de l'identification aux personnages, de l'imagination, de la recréation des lieux, de la réflexion.Et vos longues descriptions, féminines  font s'agiter Balzac, Hugo, Chateaubriand, et tant d'autres  dans leur beau tombeau.
Les romans policiers savent nous égarer, un peu tous de la même façon, c'est vrai, mais il en est de très surprenants, ancrés dans l'Histoire,  propres à un pays, une culture dont on ne devine pas l'intrigue : Lisez donc La vérité sur l'affaire Harry Quebert  -  Goncourt des Lycéens et Grand Prix de l'Académie française 2012 puisque vous l'avez, et vous changerez d'avis.
Voilà, j'ai insisté, lourdement, tant pis : bonnes lectures !
Gina

Marc Delon a dit…

Que la littérature soit assez riche et variée pour contrecarrer tout avis émis sur elle je n'en doute pas une seconde mais en l'occurrence je n'en avais pas émis.
C'est plutôt une question de ressenti basé sur un rythme intérieur, de centre d'intérêt, de disponibilité, de nostalgie.
Ca peut être beau et m'emmerder considérablement...
Là, c'est sûrement Ana la Crétoise qui m'a convaincu !
Et puis vous, vous aimez apprendre... moi, j'ai toujours eu beaucoup de mal à suivre des cours ! En première et terminale je connaissais mieux le barman de ''la petite bourse'' que mon prof de Français en ces années post soixante-huitardes où l'appel en début de cours était une ringardise dont s'affranchissaient volontiers les prof-gressistes de gauche.
mais j'ai appris des trucs au bistrot, aussi....

Anonyme a dit…

ce texte donnerait presque envie de mourir !

Anonyme a dit…

"Disponibilité", voilà tout est dit. Il faut être libéré de tout pour se vautrer dans un roman, savourer une histoire et une belle écriture. voilà pourquoi tant de gens lisent au lit (quand ce n'est pas dans les toilettes !), en paix.

On ne lit pas forcément pour apprendre, même si cela aussi est un plaisir sans prof !
Gina

el Chulo a dit…

on peut aussi lire pour vivre. c'était le cas de ma mère qui ne peut plus le faire.
expliquer un goût pour la lecture peut être aussi vain et aléatoire qu'exprimer ou rationaliser celui pour la corrida. il y a beaucoup de points communs entre littérature et corrida y compris dans les absurdes chapelles. il est des auteurs que je n'ai jamais pu lire, y compris proust d'ailleurs, simplement parce que je n'entre pas dans leur monde,de même certains toreros me laissent froids, de même que d'ailleurs je me refuse de tout sacrifier à saint prieto en matière de toros.
aussi bien en matière de toros que de littérature, les pontifiants, ceux qui savent, les autoproclames prophètes, les méprisants, les condescendants, ceux qui en général savent sans se poser les bonnes questions autres que leur ego de voleurs de pommes m"emmerdent!
gina je vous adore!

Marc Delon a dit…

Hélas Gina, quand j'écris disponibilité je ne parle pas du temps mais de sensibilité, de disponibilité d'esprit ou d'accointances...
je crains donc que les cagoinsses ne changent rien à l'affaire !

Olé Chulo !

marianîmes a dit…

Je suis admirative de vos commentaires à tous, quelle finesse, quelle répartie ! Je suis tombée sous le charme et de votre message, Marc , et de l'extrait que vous avez choisi ! J'ai beaucoup de mal à lire ... Et tout le monde me croit super Wonder lectrice ... Donc j'adhère absolument , n'empêche que votre dernière nouvelle et votre blog me captivent ! Un trait d'humour !... J'ai peut-être des talents d'auteure ! Ultième degré ! Merci pour cette découverte car oui je lis aussi ... Avec parcimonie mais à chaque fois avec ferveur ! J'ai noté évidemment :'' n'avait pas vécu en vain, car il est vain d'exiger de la vie davantage que cette secrète harmonie qui nous unit passagèrement au grand mystère des autres êtres et nous permet de parcourir en leur compagnie une partie du chemin. L'harmonie inaltérable d'un corps et, au travers de celle-ci, le cri solitaire de l'autre, de l'amant qui a cherché à s'unir à l'aimée et qui y est parvenu, même imparfaitement, même confusément. ''
À bientôt Marianne

Marc Delon a dit…

Ben moi Marianne, je carbure à la Pina Colada en ce moment... les autres je sais pas...
Pire, l'autre jour, une sorte de Lupita que je soignais en fin d'après-midi m'a apporté un Mojito dans un petit shaker glacé ! Top ! manquait plus qu'un puro et qu'elle me danse le reggeton...
ça m'a changé des pots de confiture ou des gâteaux de fin de Ramadan !

el Chulo a dit…

je te donnerai un cohiba si je te vois!