On voit des tas de gens devenir vieux.
Je me souviens de ce type, qui pour expliquer le comportement de son père, disait :
« il ne faut pas se faire d’illusion, papa s’est arrêté de vivre au palier des années cinquante, ses raisonnements datent de cette période, quand il était à l’apogée de sa vie professionnelle et sociale. C’était son monde, il s’y raccroche car il ne comprend plus le nôtre. Il ne reconnaît que l'humour de Fernand Raynaud, il n’a qu’une haine musicale, celle développée à l’encontre des Stones et des Beatles qui ont changé la société dans laquelle il vivait si bien, bercé par les mélodies heureuses de Tino Rossi… Pour lui, un toro qui ne prenait pas six ou sept piques et n’étripait pas deux ou trois chevaux n’était qu’un veau atone et un torero qui ne chargeait pas la suerte, un imposteur indigne motivant sa demande de remboursement auprès de la direction des arènes…»
En ce temps-là, le mot ''viril'' s’écrivait plusieurs fois par resena dans la revue ''Toros'', les tendidos ne croulaient pas sous les jolis fessiers de ces dames et dans l’arène on se préoccupait davantage de réduire un fauve pour approcher la possibilité de le tuer que de s’apparier à lui pour suggérer un accord artistique suave. Javier Conde aurait été quasi plébiscité… comme comique authentique dans la troupe des Bomberos Toreros, malgré sa taille.
J’en viens à mon tour et assez fréquemment, à me demander si je n’aurais pas tellement vieilli, si je ne commencerais pas à présenter les mêmes symptômes que ce vieux monsieur : souvent dans l’arène je m’angoisse, j’ai l’impression d’être seul, ne comprenant plus rien de ce qui s’y passe ; je ne vois rien qui suscite les applaudissements permanents du public, je m’insurge dans 99% des cas d’attributions des trophées, la récompense d’une oreille devant pour moi rester exceptionnelle, de deux oreilles rarissime, seulement pour saluer un triomphe majeur incontestable et, deux oreilles et la queue, pour un événement que l’Histoire de la tauromachie jamais n’oubliera. La grâce d’un toro ? Envisageable oui, bien sûr, s’il a envoyé deux ou trois chulos à l’infirmerie, pris cinq piques en poussant de toute sa rage en recrutant le moindre de ses muscles, provoqué quatre batacazos, et bu inlassablement le leurre au cours de charges vibrantes qu’il fallait aguanter comme un héros et si le ganadero supplie que le fruit de son travail de longue haleine et les gênes du bestiau ne soient pas perdus pour sa ganaderia. Là, oui, volontiers. Mais certainement pas parce qu’on jugerait une faena si émouvante qu’on ne saurait plus comment récompenser le torero lui refilant tout en bloc, et pourquoi pas ma belle-mère, avec, ses bigoudis et son canevas à broder ?
Je sens bien que j’ai terriblement vieilli, qu’on va lire ces lignes comme le discours passéiste et croquignolet d’un cacochyme retiré des réalités. Il paraîtrait, selon le mundillo qu’une telle posture ''manquerait de sensibilité''. C'est l'expression officielle trouvée pour marginaliser ceux qui ne sont pas dupes. Pas mal joué, la com. Mais je conserve malgré tout des raisons de garder espoir : finalement, lors ''d’accident'', comme à cette corrida de Palha un dimanche de Pentecôte à Nimes où ces toros avaient tout cassé, le public était enchanté ! Que d’émotion dans les travées, beaucoup découvraient enfin ce qu’est un toro qui combat. Et alors l’entonnoir nimois est le seul de France assez ample et puissant pour vous filer un frisson majeur. Il fallait entendre le niveau sonore des Olés ! Fallait voir dans quel état de choc étaient les spectateurs à la fin de la course, l’ambiance qu’il y avait dans les bars et sur les boulevards, parce que six señors toros avaient très chèrement vendu leur peau.
J’aimerais revenir à ça, j’aimerais qu’on ne donne plus d’oreille à un type qui a raté sa première épée même si la faena fut remarquable et qu’il soit dignement et chaleureusement fêté lors d’une vuelta triomphale, j’aimerais qu’on arrête de donner des vueltas al ruedo pour des toritos qui s’appuyaient au caparaçon pour tenir debout, j’aimerais qu’on emmerde par des sifflets constants tous les types venus tricher et nous prendre ostensiblement pour des cons, j’aimerais que le style sobre et méritant d’El Cid soit plus reconnu et plus fêté que cette farce dégénérée du ''mordant de Pirata'', j’aimerais que jamais ma sensibilité ne puisse rejoindre celle des ''zantis'' à qui je dois l’honnêteté de dire – même si ça dérange – qu’ils ont parfois raison, tellement c’est indigne, j’aimerais que l’adjoint à la culture de ma ville arrête de se ridiculiser ou d’avouer naïvement son incompétence, ce qui revient à peu près au même, en expliquant dans le journal qu’il faut se garder de faire du triomphalisme pour que la plaza garde de sa crédibilité, ''concept'' qu’elle a abandonné sans qu’il s’en aperçoive depuis belle lurette, j’aimerais que mes frères aficionados ne partent pas à Vic puisqu’il y aurait dans notre ville des toros aussi puissants et aussi bien présentés, j’aimerais que règne un semblant d’éthique sur le sable, que le toro soit épargné quand il a mis son adversaire hors de combat au lieu d’être tué par un autre torero surgi pour l’achever, j’aimerais qu’on n’assassine pas la mère et toute la lignée d’un toro qui a tué son torero, j’aimerais je l’avoue, présider les courses, choisir mes assesseurs et me faire conspuer jusqu’à la haine par l’imbécillité de la foule en colère et tenir bon, sur une décision que j’expliquerais le lendemain dans le journal… Pas par mégalomanie, non, ou par sentiment de supériorité qui me persuaderait que je saurais juger mieux que la multitude. Non, juste pour rendre sa place centrale au toro, qui lui n’a pas choisi d’être là pour nous offrir sa vie et de ce seul fait mérite ce minimum d’égard.
Autant dire que j’appartiens à la tribu des aficionados romantiques en voie d’extinction, autant espérer qu’un Churchill de Romeo et Julietta trouve tout seul ma boite aux lettres pour conjuguer le soir venu, la noblesse de ses notes empyreumatiques à l’agréable souvenir de quelques combats épiques de grands toros par des hommes courageux, qui laissèrent des traces si indélébiles qu’on en perçoit encore les émotions flotter dans les volutes bleues absorbées par la nuit. Tout cela n’est pas possible, mais qu’est-ce qu’un aficionado sinon un homme plein d’espoir ? Et parfois, merci, il est exaucé.
Je me souviens de ce type, qui pour expliquer le comportement de son père, disait :
« il ne faut pas se faire d’illusion, papa s’est arrêté de vivre au palier des années cinquante, ses raisonnements datent de cette période, quand il était à l’apogée de sa vie professionnelle et sociale. C’était son monde, il s’y raccroche car il ne comprend plus le nôtre. Il ne reconnaît que l'humour de Fernand Raynaud, il n’a qu’une haine musicale, celle développée à l’encontre des Stones et des Beatles qui ont changé la société dans laquelle il vivait si bien, bercé par les mélodies heureuses de Tino Rossi… Pour lui, un toro qui ne prenait pas six ou sept piques et n’étripait pas deux ou trois chevaux n’était qu’un veau atone et un torero qui ne chargeait pas la suerte, un imposteur indigne motivant sa demande de remboursement auprès de la direction des arènes…»
En ce temps-là, le mot ''viril'' s’écrivait plusieurs fois par resena dans la revue ''Toros'', les tendidos ne croulaient pas sous les jolis fessiers de ces dames et dans l’arène on se préoccupait davantage de réduire un fauve pour approcher la possibilité de le tuer que de s’apparier à lui pour suggérer un accord artistique suave. Javier Conde aurait été quasi plébiscité… comme comique authentique dans la troupe des Bomberos Toreros, malgré sa taille.
J’en viens à mon tour et assez fréquemment, à me demander si je n’aurais pas tellement vieilli, si je ne commencerais pas à présenter les mêmes symptômes que ce vieux monsieur : souvent dans l’arène je m’angoisse, j’ai l’impression d’être seul, ne comprenant plus rien de ce qui s’y passe ; je ne vois rien qui suscite les applaudissements permanents du public, je m’insurge dans 99% des cas d’attributions des trophées, la récompense d’une oreille devant pour moi rester exceptionnelle, de deux oreilles rarissime, seulement pour saluer un triomphe majeur incontestable et, deux oreilles et la queue, pour un événement que l’Histoire de la tauromachie jamais n’oubliera. La grâce d’un toro ? Envisageable oui, bien sûr, s’il a envoyé deux ou trois chulos à l’infirmerie, pris cinq piques en poussant de toute sa rage en recrutant le moindre de ses muscles, provoqué quatre batacazos, et bu inlassablement le leurre au cours de charges vibrantes qu’il fallait aguanter comme un héros et si le ganadero supplie que le fruit de son travail de longue haleine et les gênes du bestiau ne soient pas perdus pour sa ganaderia. Là, oui, volontiers. Mais certainement pas parce qu’on jugerait une faena si émouvante qu’on ne saurait plus comment récompenser le torero lui refilant tout en bloc, et pourquoi pas ma belle-mère, avec, ses bigoudis et son canevas à broder ?
Je sens bien que j’ai terriblement vieilli, qu’on va lire ces lignes comme le discours passéiste et croquignolet d’un cacochyme retiré des réalités. Il paraîtrait, selon le mundillo qu’une telle posture ''manquerait de sensibilité''. C'est l'expression officielle trouvée pour marginaliser ceux qui ne sont pas dupes. Pas mal joué, la com. Mais je conserve malgré tout des raisons de garder espoir : finalement, lors ''d’accident'', comme à cette corrida de Palha un dimanche de Pentecôte à Nimes où ces toros avaient tout cassé, le public était enchanté ! Que d’émotion dans les travées, beaucoup découvraient enfin ce qu’est un toro qui combat. Et alors l’entonnoir nimois est le seul de France assez ample et puissant pour vous filer un frisson majeur. Il fallait entendre le niveau sonore des Olés ! Fallait voir dans quel état de choc étaient les spectateurs à la fin de la course, l’ambiance qu’il y avait dans les bars et sur les boulevards, parce que six señors toros avaient très chèrement vendu leur peau.
J’aimerais revenir à ça, j’aimerais qu’on ne donne plus d’oreille à un type qui a raté sa première épée même si la faena fut remarquable et qu’il soit dignement et chaleureusement fêté lors d’une vuelta triomphale, j’aimerais qu’on arrête de donner des vueltas al ruedo pour des toritos qui s’appuyaient au caparaçon pour tenir debout, j’aimerais qu’on emmerde par des sifflets constants tous les types venus tricher et nous prendre ostensiblement pour des cons, j’aimerais que le style sobre et méritant d’El Cid soit plus reconnu et plus fêté que cette farce dégénérée du ''mordant de Pirata'', j’aimerais que jamais ma sensibilité ne puisse rejoindre celle des ''zantis'' à qui je dois l’honnêteté de dire – même si ça dérange – qu’ils ont parfois raison, tellement c’est indigne, j’aimerais que l’adjoint à la culture de ma ville arrête de se ridiculiser ou d’avouer naïvement son incompétence, ce qui revient à peu près au même, en expliquant dans le journal qu’il faut se garder de faire du triomphalisme pour que la plaza garde de sa crédibilité, ''concept'' qu’elle a abandonné sans qu’il s’en aperçoive depuis belle lurette, j’aimerais que mes frères aficionados ne partent pas à Vic puisqu’il y aurait dans notre ville des toros aussi puissants et aussi bien présentés, j’aimerais que règne un semblant d’éthique sur le sable, que le toro soit épargné quand il a mis son adversaire hors de combat au lieu d’être tué par un autre torero surgi pour l’achever, j’aimerais qu’on n’assassine pas la mère et toute la lignée d’un toro qui a tué son torero, j’aimerais je l’avoue, présider les courses, choisir mes assesseurs et me faire conspuer jusqu’à la haine par l’imbécillité de la foule en colère et tenir bon, sur une décision que j’expliquerais le lendemain dans le journal… Pas par mégalomanie, non, ou par sentiment de supériorité qui me persuaderait que je saurais juger mieux que la multitude. Non, juste pour rendre sa place centrale au toro, qui lui n’a pas choisi d’être là pour nous offrir sa vie et de ce seul fait mérite ce minimum d’égard.
Autant dire que j’appartiens à la tribu des aficionados romantiques en voie d’extinction, autant espérer qu’un Churchill de Romeo et Julietta trouve tout seul ma boite aux lettres pour conjuguer le soir venu, la noblesse de ses notes empyreumatiques à l’agréable souvenir de quelques combats épiques de grands toros par des hommes courageux, qui laissèrent des traces si indélébiles qu’on en perçoit encore les émotions flotter dans les volutes bleues absorbées par la nuit. Tout cela n’est pas possible, mais qu’est-ce qu’un aficionado sinon un homme plein d’espoir ? Et parfois, merci, il est exaucé.
4 commentaires:
Ben t'es mûr pour aller poster sur la Bronca Clandestina!
Mais non, n'y vas pas!!!
Reste là avec tes fans, Gina, Maja, Isa et les garçons...
Bises, isa du moun
Le problème, cher Marc, est que l'authenticité et l'éthique pour un vrai aficionado cela s'acquiert, se cultive, se transmet. Et ce n'est pas passer pour un vieux nostalgique que de vouloir préserver et pérenniser l'âme de cette passion.
Mais qu'en est-il de la crédibilité et de la compétence de nos présidents et assesseurs ? Eux par contre contribuent, avec leurs galvaudages et compromissions, se pliant aux cris d'une foule hétéroclite qui s'agite, à tirer le spectacle vers le bas, le réduisant à un folklore "joliment décoratif" (c'est de qui ?) destiné au plus grand nombre. Pour les nîmois que nous sommes, l'écrin est certes majestueux, mais le duende ne surgit plus aussi souvent dans l'arène. On privilégie l'ambiance dans le sens le plus général et large (couleurs, musique, "people") au rituel sacré entre le torero et le toro. Le flacon est bien là .... mais où est l'ivresse ?
Il est heureux que ton romantisme d'aficionado garde ses rêves de "puros" évocateurs de souvenirs forts. Ah ! le pouvoir des arômes et parfums. Aucun palco ne viendra s'immiscer ni arbitrer ceux-là.
Chulo, je n'y arrive pas. Lorsque je "pointe" sur ton texte pour intervenir, son titre ne s'affiche pas sur le bandeau du bas de l'écran (alors que c'est le cas pour tes textes précédents). Je pense que tu n'as pas bien validé la mise en ligne de celui-ci, ou oublié quelque autorisation ? J'attends de voir si d'autres ont plus de chance que moi. A ver.
On passe tous son temps à vieillir, à regretter que le monde de la culture et de l'éducation, entre autres, se détériore dans de nombreux domaines, se nivèle par le bas, se focalise sur la productivité et le fric.
D'un autre côté, chacun recherche son plaisir, ne peut vivre qu'en fonction de son niveau intellectuel, culturel, économique. Les uns supportent les déficiences des autres.
On ne se protège qu'en restant clairvoyant, vigilant, averti.Alors on avait besoin de cet article et de celui d'A. Martin
Gina
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