mardi 11 novembre 2014

Sur le style : Baudelaire par Théophile Gauthier

… il commença cette vie de travail interrompu et repris sans cesse, d'études disparates et de paresse féconde, qui est celle de tout homme de lettres cherchant sa voie ; Baudelaire l'eut bientôt trouvée. Il avisa, non pas en deça, mais au-delà du romantisme, une terre inexplorée, une sorte de Kamchatka hérissé et farouche, et c'est à la pointe la plus extrême qu'il se bâtit, comme dit Sainte-Beuve qui l'appréciait, un kiosque, ou plutôt une yourte d'une architecture bizarre.
Plusieurs des pièces qui figurent dans les fleurs du mal étaient déjà composées. Baudelaire, comme tous les poètes-nés, dès le début posséda sa forme et fut maître de son style, qu'il accentua et polit plus tard, mais dans le même sens. On a souvent accusé Baudelaire de bizarrerie concertée, d'originalité voulue et obtenue à tout prix, et surtout de maniérisme.
C'est un point auquel il sied de s'arrêter avant d'aller plus loin. Il y a des gens qui sont naturellement maniérés. La simplicité serait chez eux une affectation pure et comme une sorte de maniérisme inverse. Il leur faudrait chercher longtemps et travailler beaucoup pour être simple. Les circonvolutions de leur cerveau se replient de façon que les idées s'y tordent, s'y enchevêtrent et s'enroulent en spirale au lieu de suivre la ligne droite. Les pensées les plus compliquées, les plus subtiles, les plus intenses, sont celles qui se présentent à eux les premières. Ils voient les choses sous un angle singulier qui en modifie l'aspect et la perspective. De toutes les images, les plus bizarres, les plus insolites, les plus fantasquement lointaines du sujet traité, les frappent principalement, et ils savent les rattacher à leur trame par un fil mystérieux démêlé tout de suite.
Baudelaire avait un esprit ainsi fait, et, là où la critique a voulu voir le travail, l'effort, l'outrance et le paroxysme du parti pris, il n'y avait que le libre et facile épanouissement d'une individualité.
Ces pièces de vers, d'une saveur si exquisement étrange, renfermées dans des flacons si bien ciselés, ne lui coûtaient pas plus qu'à d'autres un lieu commun mal rimé.
Baudelaire, tout en ayant pour les grands maîtres du passé l'admiration qu'ils méritent historiquement, ne pensait pas qu'on dût les prendre pour modèles : ils avaient eu ce bonheur d'arriver dans la jeunesse du monde, à l'aube, pour ansi dire, de l'humanité, lorsque rien n'avait été exprimé encore et que toute forme, toute image, tout sentiment avait un charme de nouveauté virginale.
Les grands lieux communs qui composent le fonds de la pensée humaine étaient alors dans toute leur fleur et ils suffisaient à des génies simples parlant à un peuple enfantin.
Mais à force de redites, ces thèmes généraux de poésie s'étaient usés comme des monnaies qui, à trop circuler, perdent leur empreinte ; et, d'ailleurs, la vie demeure plus complexe, chargée de plus de notions et d'idées, n'était plus representée par ces compositions artificielles faites dans l'esprit d'un autre âge. Autant la vraie innocence est charmante, autant la rouerie qui fait semblant de ne pas savoir vous agace et vous déplait.
La qualité du XIX e siècle n'est pas précisément la naïveté, et il a besoin, pour rendre sa pensée, ses rêves et ses postulations, d'un idiome un peu plu composite que la langue dite classique.
La littérature est comme la journée : elle a un matin, un midi, un soir et une nuit. Sans disserter vraiment pour savoir si l'on doit préférer l'aurore ou le crépuscule, il faut peindre à l'heure où l'on se trouve et avec une palette chargée des couleurs nécessaires pour rendre les effets que cette heure amena...
… le poète des fleurs du mal aimait ce qu'on appelle improprement le style de la décadence, et qui n'est autre chose que l'art arrivé à ce point de maturité extrême que déterminent à leur soleil oblique, les civilisations qui vieillissent : style ingénieux, compliqué, savant, plein de nuances et de recherches, reculant toujours les bornes de la langue, empruntant à tous les vocabulaires techniques, prenant des couleurs à toutes les palettes, des notes à tous les claviers, s'efforçant à rendre la pensée dans ce qu'elle a de plus ineffable et la forme en ses contours les plus vagues et les plus fuyants, écoutant pour les traduire les confidences subtiles de la névrose, les aveux de la passion vieillissante qui se déprave et les hallucinations bizarres de l'idée fixe tournant à la folie.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Commentaire admirable, d'un auteur compétent qui sait s'exprimer avec talent et sans langue de bois, avec précision et beauté.
Gina

Marc Delon a dit…

Ouais Madrid n'est plus Madrid certes, puisque tout a foutu le camp, mais il reste quand même un parfum de différence de l'ordre d'être baptisé à la cathédrale ou dans la chapelle familiale...