mardi 15 septembre 2015

Soins à domicile VI



Malade est son statut, terminal son état, grabataire sa condition. 
Une toute petite chose, menue, ratatinée parmi  les remous des couvertures d’où elle n’émerge qu’à peine. Elle ne parle pas. Un calot vissé sur le crâne, rencognée dans son matelas à eau, elle flotte sur son îlot sans jamais mettre pied à terre. Migrante de sa propre santé, tentant de retarder celle qui rôde et l’attend, obscure, sûre de son fait. 
Les bras repliés contre elle, mutique et un œil fermé, elle m’observe de cet œil encore ouvert où brille malgré tout une malice. Je soliloque, commentant ce que je lui fais ou lui indiquant ce que je voudrais qu’elle fasse, demandant à son mari de traduire ou de m’indiquer la traduction des mots dont j’ai besoin : tendre le coude ? Quelque chose comme « tirmas nichen… » ma foi, moi, je répète, me délectant de ces nouvelles prononciations et ça lui arrache des sourires. Quand je m’embrouille dans le maniement des trois moteurs du lit médicalisé, aussi. Elle tangue alors comme sur la houle avant que je n’arrive à stabiliser l’installation dont j’ai besoin. 
Elle ne dit rien, jamais, mais semble écouter avec attention. Selon mon horaire de passage par rapport à celui de l’infirmière, flottent des effluves qui nous renvoient à notre dépendance organique. Sa mine est alors renfrognée, son visage sans expression et elle ne me regarde plus. Elle a honte. De bon matin c’est difficile, parfois. L’envol des couvertures provoque la libération des effluves gênants, la mobilisation des membres inférieurs, aussi. Je force mes traits à l’impassibilité, je pense à l’infirmière pour qui ce sera pire… quel métier ! 
J’y vais depuis des mois et jamais elle ne m’a adressé la parole, elle ne doit rien savoir de notre langue.

Ce matin je mobilise machinalement ma patiente, ses membres ne pèsent pas lourd dans mes mains, essayant de discuter avec son mari qui parle un drôle de français, assez incompréhensible, avec des syllabes pourtant familières. Une sorte de français subliminal : tu comprends la première phrase lorsqu’il prononce la troisième tandis que tu réfléchis à la deuxième. Il me dit qu’ils sont de Ouarzazate, je lui dis que j’ai visité le palais du pacha Glaoui et ses quarante chambres où l’attendaient ses quarante épouses qu’il passait en revue tous les soirs pour choisir celle qui l’accompagnerait la nuit. Je lui dis que le type avait certainement réglé tous les problèmes passionnels. Sauf que c’est sa première épouse qui choisissait pour lui me précise-t-il… et qu’il y avait tout un jeu de conspirations savantes pour passer dans sa couche ou n’y jamais passer justement. Elle grimace, sa couche pince parfois l’entrejambe, mais elle reste mutique. Je dis qu’un jour, j’y retournerais volontiers, là-bas, et pousser jusqu’aux gorges du Todra. Et puis chacun se retranche dans ses pensées, silencieux.  

J’en termine, prenant congé du mari, enfilant ma veste et, la main sur la poignée de la porte pour la refermer derrière moi, la retrouve dans ''ma ligne de mire'', sa tête dépasse de la cloison du couloir. Je lui fais un dernier signe de tête entendu qui veut dire « à la prochaine » sauf qu’aujourd’hui ses deux yeux sont ouverts et qu’elle parle :
« Si tu vas à Ouarzazate, emmène-moi... »

10 commentaires:

el Chulo a dit…

très beau!

Maja Lola a dit…

Marc,
J'ai pleuré .... beaucoup ...
"Si tu vas là où je suis née, emmène-moi"

Texte douloureusement touchant et vrai.

Marc Delon a dit…

Une grosse bise à Lola et une bourrade d'épaule au chulo...

Anonyme a dit…


Merci beaucoup !


ernesto.

el Chulo a dit…

Bourrade d'épaule tu veux dire Abrazo?
Remarque, tant que ce n'est que l'épaule!
Heureux de revoir Maja!

Marc Delon a dit…

bourrade, mouclade, brandade et tapenade

el Chulo a dit…

Putain!

Marc Delon a dit…

Manade, Dorade, Cagade !

Anonyme a dit…

Et celle qui rôde et nous atttend : la Camarde.
Depuis notre Andalousie à tous, salut.
JLB

el Chulo a dit…

Tiens JLB, on se faisait rare! Bienvenue à bord!