Ah...! Antoine Martin... Voilà un candidat sérieux pour le prix Hemingway. D'ailleurs, si je publie aujourd'hui son aimable contribution à la question récurrente de ce blog, c'est qu'il est mon pronostic. Comme ça, d'instinct, je n'ai aucune information, mais si lui ne le gagne pas, je ne vois pas qui pourrait... Or il concourt depuis quelques années maintenant. Et moi, chaque fois que je le lis, j'éprouve un drôle de sentiment mêlé : une jubilation teinté d'anéantissement devant tant de virtuosité. C'est ainsi que j'aimerais écrire un jour mais, soyons réalistes, c'est inaccessible. Bref, si Antoine Martin gagne, ce ne sera que justice ! En attendant qu'il nous offre sa copita, voilà ce qu'il m'avait envoyé spontanément à une époque où l'on ne se connaissait pas encore. Sympa, non ?
Une carte postale en couleurs naturelles
Certainement, les parents s’étaient saignés à trois ou quatre veines et à tempérament pour avoir cette cuisine, la table à deux rallonges télescopiques, le buffet aux vastes rangements, les six chaises profilées à l’américaine, pour avoir cette belle cuisine en formica. L’ensemble reluisait dans des nuances céladon veinées d’un vert plus soutenu, et c’était ça qui valait le coup d’œil. Le vendeur l’avait dit : voilà le coloris au dernier cri de la mode des Arts ménagers. Pour le reste, on ne trouvait pas mieux sur le marché, comme mobilier fonctionnel, hygiénique et facile d’entretien.
Sur l’appui du buffet, il y avait une carte postale, posée entre autres objets décoratifs ou d’agrément, une rose des sables, une poupée en costume de savoyarde, un bouquet de piques à escargots, il y avait une carte postale en couleurs. On ignorait qui l’avait envoyée et si même quelqu’un l’avait jamais écrite. Peut-être n’était-ce qu’une pièce inexplicablement distinguée parmi la nombreuse pacotille qu’on ramenait en souvenir, tous les ans, du séjour d’août au pays natal. On ne savait pas, au juste. Et personne ne se soucia jamais de la retourner, pour voir à élucider le cas.
La plupart des cartes postales se bornent à offrir une illustration unique sur le recto. Pas celle-ci. Celle-ci appartenait à la catégorie de ces missives enluminées qui prétendent épuiser, en une mosaïque grossière de quatre clichés, tous les aspects d’un paysage, d’un lieu ou ( comment dire ?) d’un concept. Il est de moindres ambitions. A l’intersection de ces médianes formées par ces quatre images, l’imprimeur de la carte postale avait pavoisé d’une sorte d’oriflamme en trompe-l’œil, un petit calicot rouge et jaune, on disait sang et or, parce qu’on n’avait pas peur des mots, ni du ridicule, sur quoi se détachait, en fortes capitales noires, le simple nom ESPANA.
La première photo, en haut à gauche de la carte, montrait la vue aérienne d’une plage vautrée sous les a-plats d’un soleil que les techniques d’héliogravure s‘appliquaient à rendre plus radieux encore. Des parasols au bord de la grande bleue, des pédalos sur elle, et rideau sur les malheurs fratricides de naguère, et place aux plaisirs balnéaires pour touristes gyrovagues. Des bains de sang aux bains de mer, ainsi allait le sens de l’histoire. Désormais, il fallait le comprendre, la rengaine Cuando calienta el sol allait lentement, mais sûrement, prendre le pas sur l’hymne franquiste Cara al sol. C’était ce que disait la première photo de la carte postale.
A la droite de cette marine, dans le coin opposé, triomphait la reproduction d’une paella d’excellentes dimensions et de très bonne apparence. À vu d’œil, rien n’y manquait, ni le grain copieux, orangé à force d’être pigmenté de jaune safran, ni le rouge fluorescent des poivrons en lamelles, ni le verni des coquilles de moules hospitalièrement ouvertes. Cette représentation presque sulpicienne du riz en gloire annonçait que le temps des longues disettes d’après-guerre était clos, qu’il y avait maintenant à boire et à manger, dans ce pays, et à bon compte, au moins pour les visiteurs à fortes devises, si ces messieurs-dames voulaient bien se donner la peine de passer les Pyrénées. C’était ce que disait la deuxième photo de la carte postale.
Tout de suite au-dessous, en suivant le sens horaire, était figée une de ces scènes qu’on dit de genre. Au premier plan, une femme exagérément brune, les bras déroulés en arc, les mains chaussées de lourdes castagnettes, donnait une danse immobile aux longs volants de sa robe carmin. En retrait d’elle, chemise blanche, un guitariste, qui n’avait pas exactement la tête du type à qui on achèterait sans crainte une voiture d’occasion, singeait un accord de musique. Derrière encore, minuscule au fond du tableau, on distinguait un petit âne empomponné et chargé de toutes sortes d’alcarazas. Le tout, ce trio, planté dans un décor aveuglant de chaux, et l’on devinait facile qu’un tel cirque venait en référence, on dirait même en déférence, aux coutumes de toujours, au folklore séculaire, à la tradition. Mais une tradition enfin bien comprise, bien administrée, un peu putassière, qui saurait aguicher l’Europe opulente, l’Europe pâle, celle des belles voitures, des blondes maigres et des gros rubiconds. C’était ce que disait la troisième photo de la carte postale.
Et voilà. Restait la dernière vignette, à l’angle inférieur gauche, qui donnait sens à l’ensemble et qui, dans quelque mesure, le justifiait. On y voyait le portrait d’un jeune homme à la mèche trop longue, à la moue trop rageuse, au costume bien trop enguirlandé, avec ses épaulières tellement dorées qu’elles semblaient ciselées dans de l’or même. A la maison, malgré les origines, on se foutait du tiers comme du quart de l’art de tuer des taureaux, mais on savait, car le monde entier le savait, le nom de ce toréador en quadrichromie. Ce qu’on comprendrait beaucoup plus tard, c’était le genre de syncrétisme qu’était en train de réaliser la tauromachie d’El Cordobes, une tauromachie tonifiante comme un plongeon dans la Méditerranée, roborative comme un bon riz à l’espagnole, grotesque, pathétique et vitale comme le flamenco qui se tramait dans ces cabarets de la Costa Brava.
En ce temps-là, la cuisine ne servait pas seulement à préparer les repas. La cuisine, en ce temps-là, était la principale cellule du parti familial. On y mangeait, on y causait, on y écoutait la radio, sous peu on y regardait la télévision, on y bâclait un brin de toilette, en hiver, devant la cuisinière bois et charbon. On y faisait aussi ses devoirs, les coudes contre le vert apaisant de le table en formica. C’était alors qu’on en bavait sur la règle de trois, qu’on en chiait, tranchons le mot, pour essayer de s’entrer dans le crâne et d’apprendre par cœur les vers poussifs d’Emilie Verhaeren ; dans le livre d’histoire, le duc de Guise était plus grand mort que vivant (un peu comme Manolete) et Michel de l’Hospital prêchait la tolérance ; dans celui de morale, Bernard Palissy illustrait la vertu de persévérance en faisant cramer tous les meubles du ménage ; la Loire prenait sa source au mont Gerbier-de-Jonc et le participe passé s’obstinait à s’accorder un peu comme bon lui semblait. On n’en avait pas lourd à faire, de tout ça, mais il fallait ce qu’il fallait, on devait se résigner à se le coller dans le cigare : travailler bien à l’école, on serinait, c’était le bon moyen de devenir le moins étranger, dans ce pays. D’espérer être un jour quelqu’un, dans ce pays.
Mais en face, sur la desserte du buffet, le regard appuyé du jeune homme de la carte postale suggérait qu’un autre monde, le vrai, sans doute, était ailleurs, loin des leçons de choses et de la preuve par neuf, loin des jeudis après-midi à peiner sur la composition française du lendemain, un monde où les habits du dimanche étaient cousus d’or et la fortune moins inaccessible que le trésor de Long John Silver. C’était ce que me disait la quatrième photo de la carte postale. Des fois je pense que c’est à cause de ça que je vais aux corridas.
Antoine Martin
Certainement, les parents s’étaient saignés à trois ou quatre veines et à tempérament pour avoir cette cuisine, la table à deux rallonges télescopiques, le buffet aux vastes rangements, les six chaises profilées à l’américaine, pour avoir cette belle cuisine en formica. L’ensemble reluisait dans des nuances céladon veinées d’un vert plus soutenu, et c’était ça qui valait le coup d’œil. Le vendeur l’avait dit : voilà le coloris au dernier cri de la mode des Arts ménagers. Pour le reste, on ne trouvait pas mieux sur le marché, comme mobilier fonctionnel, hygiénique et facile d’entretien.
Sur l’appui du buffet, il y avait une carte postale, posée entre autres objets décoratifs ou d’agrément, une rose des sables, une poupée en costume de savoyarde, un bouquet de piques à escargots, il y avait une carte postale en couleurs. On ignorait qui l’avait envoyée et si même quelqu’un l’avait jamais écrite. Peut-être n’était-ce qu’une pièce inexplicablement distinguée parmi la nombreuse pacotille qu’on ramenait en souvenir, tous les ans, du séjour d’août au pays natal. On ne savait pas, au juste. Et personne ne se soucia jamais de la retourner, pour voir à élucider le cas.
La plupart des cartes postales se bornent à offrir une illustration unique sur le recto. Pas celle-ci. Celle-ci appartenait à la catégorie de ces missives enluminées qui prétendent épuiser, en une mosaïque grossière de quatre clichés, tous les aspects d’un paysage, d’un lieu ou ( comment dire ?) d’un concept. Il est de moindres ambitions. A l’intersection de ces médianes formées par ces quatre images, l’imprimeur de la carte postale avait pavoisé d’une sorte d’oriflamme en trompe-l’œil, un petit calicot rouge et jaune, on disait sang et or, parce qu’on n’avait pas peur des mots, ni du ridicule, sur quoi se détachait, en fortes capitales noires, le simple nom ESPANA.
La première photo, en haut à gauche de la carte, montrait la vue aérienne d’une plage vautrée sous les a-plats d’un soleil que les techniques d’héliogravure s‘appliquaient à rendre plus radieux encore. Des parasols au bord de la grande bleue, des pédalos sur elle, et rideau sur les malheurs fratricides de naguère, et place aux plaisirs balnéaires pour touristes gyrovagues. Des bains de sang aux bains de mer, ainsi allait le sens de l’histoire. Désormais, il fallait le comprendre, la rengaine Cuando calienta el sol allait lentement, mais sûrement, prendre le pas sur l’hymne franquiste Cara al sol. C’était ce que disait la première photo de la carte postale.
A la droite de cette marine, dans le coin opposé, triomphait la reproduction d’une paella d’excellentes dimensions et de très bonne apparence. À vu d’œil, rien n’y manquait, ni le grain copieux, orangé à force d’être pigmenté de jaune safran, ni le rouge fluorescent des poivrons en lamelles, ni le verni des coquilles de moules hospitalièrement ouvertes. Cette représentation presque sulpicienne du riz en gloire annonçait que le temps des longues disettes d’après-guerre était clos, qu’il y avait maintenant à boire et à manger, dans ce pays, et à bon compte, au moins pour les visiteurs à fortes devises, si ces messieurs-dames voulaient bien se donner la peine de passer les Pyrénées. C’était ce que disait la deuxième photo de la carte postale.
Tout de suite au-dessous, en suivant le sens horaire, était figée une de ces scènes qu’on dit de genre. Au premier plan, une femme exagérément brune, les bras déroulés en arc, les mains chaussées de lourdes castagnettes, donnait une danse immobile aux longs volants de sa robe carmin. En retrait d’elle, chemise blanche, un guitariste, qui n’avait pas exactement la tête du type à qui on achèterait sans crainte une voiture d’occasion, singeait un accord de musique. Derrière encore, minuscule au fond du tableau, on distinguait un petit âne empomponné et chargé de toutes sortes d’alcarazas. Le tout, ce trio, planté dans un décor aveuglant de chaux, et l’on devinait facile qu’un tel cirque venait en référence, on dirait même en déférence, aux coutumes de toujours, au folklore séculaire, à la tradition. Mais une tradition enfin bien comprise, bien administrée, un peu putassière, qui saurait aguicher l’Europe opulente, l’Europe pâle, celle des belles voitures, des blondes maigres et des gros rubiconds. C’était ce que disait la troisième photo de la carte postale.
Et voilà. Restait la dernière vignette, à l’angle inférieur gauche, qui donnait sens à l’ensemble et qui, dans quelque mesure, le justifiait. On y voyait le portrait d’un jeune homme à la mèche trop longue, à la moue trop rageuse, au costume bien trop enguirlandé, avec ses épaulières tellement dorées qu’elles semblaient ciselées dans de l’or même. A la maison, malgré les origines, on se foutait du tiers comme du quart de l’art de tuer des taureaux, mais on savait, car le monde entier le savait, le nom de ce toréador en quadrichromie. Ce qu’on comprendrait beaucoup plus tard, c’était le genre de syncrétisme qu’était en train de réaliser la tauromachie d’El Cordobes, une tauromachie tonifiante comme un plongeon dans la Méditerranée, roborative comme un bon riz à l’espagnole, grotesque, pathétique et vitale comme le flamenco qui se tramait dans ces cabarets de la Costa Brava.
En ce temps-là, la cuisine ne servait pas seulement à préparer les repas. La cuisine, en ce temps-là, était la principale cellule du parti familial. On y mangeait, on y causait, on y écoutait la radio, sous peu on y regardait la télévision, on y bâclait un brin de toilette, en hiver, devant la cuisinière bois et charbon. On y faisait aussi ses devoirs, les coudes contre le vert apaisant de le table en formica. C’était alors qu’on en bavait sur la règle de trois, qu’on en chiait, tranchons le mot, pour essayer de s’entrer dans le crâne et d’apprendre par cœur les vers poussifs d’Emilie Verhaeren ; dans le livre d’histoire, le duc de Guise était plus grand mort que vivant (un peu comme Manolete) et Michel de l’Hospital prêchait la tolérance ; dans celui de morale, Bernard Palissy illustrait la vertu de persévérance en faisant cramer tous les meubles du ménage ; la Loire prenait sa source au mont Gerbier-de-Jonc et le participe passé s’obstinait à s’accorder un peu comme bon lui semblait. On n’en avait pas lourd à faire, de tout ça, mais il fallait ce qu’il fallait, on devait se résigner à se le coller dans le cigare : travailler bien à l’école, on serinait, c’était le bon moyen de devenir le moins étranger, dans ce pays. D’espérer être un jour quelqu’un, dans ce pays.
Mais en face, sur la desserte du buffet, le regard appuyé du jeune homme de la carte postale suggérait qu’un autre monde, le vrai, sans doute, était ailleurs, loin des leçons de choses et de la preuve par neuf, loin des jeudis après-midi à peiner sur la composition française du lendemain, un monde où les habits du dimanche étaient cousus d’or et la fortune moins inaccessible que le trésor de Long John Silver. C’était ce que me disait la quatrième photo de la carte postale. Des fois je pense que c’est à cause de ça que je vais aux corridas.
Antoine Martin
6 commentaires:
Bravo Marc!bon pronostic! il a gagné.Toutes mes félicitations à Antoine Martin!
isa
Je n’ai pas eu le temps de commenter ce beau texte, toute la résurrection précise, émouvante et pleine d’humour de ces intérieurs de nos grands-mères à l'époque où l’on enseignait à l’écolier le travail et l’espoir, que la clairvoyance de Marc, s’est révélée vraie.
Sur la piste des arènes, hier soir, vendredi 29 mai 2009, Antoine Martin a bien été déclaré lauréat du prix Hemingway.
Gina
Cher Marc,
Ainsi, en plus de tous tes autres talents et qualités, tu es aussi devin... Merci pour ton pronostic et toutes les amabilités (très excessives) que tu as écrites sur moi. Et pour la copita (pourquoi une seule, d'ailleurs ?), c'est quand tu veux. Merci encore, vraiment.
Un abrazo.
Antoine
Bravo Antoine, félicitations, justice a été rendue, Hugh ! (vielle expression indienne en patois Cheyenne de BD dont la traduction est : j'ai dit ! ...)
Aqui te espero aura donc eu raison de la fellation du chiquero ! ouf...
Si jamais l'organisation du prix ne t'en empêches pas et que tu veuilles bien confier à ce modeste blog le scoop de ta nouvelle, ne te gêne pas...
Encore merci à tous.
Pour la nouvelle, Marc, je vais voir avec l'organisation, comme tu dis, si c'est possible, mais ça ne sera cependant pas un scoop : la chose a déjà été publiée dans le Midi Libre. Je te tiens au courant.
Antoine
Je l'avais publié sans le relire. Je viens de le faire : superbe texte. Pour moi, mais on s'en fout de mon avis puisque je ne suis jury de rien (mais il ne faut jurer de rien...)plus profond et émouvant, supérieur par exemple à ta nouvelle gagnante. C'est, il est vrai, un tout autre exercice...
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