vendredi 22 avril 2011

Pourquoi allez-vous voir les corridas ?


ESQUISSES ET PORTRAITS

« Il faut écrire comme la musique joue, comme la peinture peint, comme la sculpture sculpte, comme la danse danse. Ce qui veut dire : comme la parole parle, et comme l’écriture, si elle est libre, écrit. »

Philippe Sollers ''Les passions de Francis Bacon''


La corrida est une affaire de corps, comme la musique, la sculpture, la danse , la parole et l’écriture. Une affaire de corps à corps bien sûr, mais pas seulement. Et comme il y a cet enjeu, cet enjeu du corps, présent, vibrant, et pensant, on passe totalement à côté du sujet, si l’on se contente d’y voir seulement un spectacle, où un homme se doit de dominer un taureau dans les règles de l’art, et cette remarque s’applique ipso facto à la peinture, la musique, la danse, la parole et l’écriture. Je vais voir et entendre une corrida, ce que josé Bergamin appelle fort justement « la solitude sonore du toreo », le corps et la plume en alerte. C’est la seule attitude qui convienne me semble-t-il à l’art taurin. C’est la seule attitude qui permette de se mettre à la hauteur de ce qui ‘’se joue’’ dans le ruedo. Le jugement vient plus tard, les fleurs et les épines peuvent attendre.


Ce rituel exige de nous une attention aiguë, la peau ,les muscles, le moindre neurone, le corps est là, d’une présence absolue, ce qui n’est pas chose aisée il faut bien le dire, pas d’abandon, mais une tension continue qui n’est justifiée que parce qu’il assiste à cela. Une telle présence trouve parfois son double dans l’analyse. Rien ne doit nous échapper, il s’agit donc de ne pas se prélasser sur son tendido. Se prélasse-t-on d’ailleurs face au ‘’ jeune peintre ‘’ ou à la ‘’ jeune fille assise ‘’ de Pablo Picasso, lorsque l’on écoute le ‘’ Dejarme solo ! ‘’ de Michel Portal ou la ‘’ Sonate en B mineur Opus 58 de Frédéric Chopin ‘’ par Martha Argerich, lorsque l’on assiste à la procession des trois pasos de San Benito sur la place Alfafa de Séville, ou que l’on s’arrête étonné, puis stupéfait devant une toile de Willem de Kooning ? Tout homme attentif à ce rituel, qui met ses sens en éveil, sa mémoire en route, alors que le plus souvent elle se complaît dans la déroute, est prêt pour le sacrifice.


J’ai devant les yeux une photo de Louis Aragon, prise en 1964 à Paris par Lutfi Özkök. L’auteur de ‘’ La défense de l’infini ‘’, un titre qui pourrait figurer sous une photo de Curro Romero, est assis dans un fauteuil, la main droite, celle de la plume et de l’épée, semble retenir la tête de l’écrivain, légèrement penchée sur le côté, les doigts serrés cachent une partie de la joue. Si c’est un masque, et l’on sait qu’Aragon en raffolait, il n’a pas encore trouvé sa place. Les yeux sont mi-clos, dans l’ombre. A quoi pense-t-il ce corps à la fois relâché et tendu ?


Cette photo de Louis Aragon n’est pas muette, elle écrit, écoutons :

« Mais je salue d’une façon très humble, jusqu’à terre, ceux qui s’avancent maintenant. Sont-ils les véritables sages, je ne le saurais jamais. A supposer par grande audace qu’ils se sont, eux, trompés, et que tout contre eux a raison, comment réprouverais-je un égarement sans retour, qui suppose un instant de gravité parfaite, et le tout bien pesé qui suffit à faire taire le monde un néant » Vous avez dit toreros ?


A quelques centimètres au-dessus de cette tête, qui est tout un roman, accroché sur un mur blanc, un Picasso, une taurine, et comme toujours chez picasso, on est à la fois au cœur de l’art primitif – taureau félin – et au centre même du volcan de l’art vivant. L’art de ce peintre est de nous révéler ce qui se cache. Ce qui se cache derrière un portrait, un visage, un groupe de jeunes femmes, un taureau, un massacre. Ces formes savantes, nous en disent aussi beaucoup sur la corrida, sur l’homme qui peint, et sur l’espace et le temps de ce travail – on pourrait définir ainsi le toreo – savante composition d’un centaure géant et d’une figure humaine, est-ce un ange ? est-ce un homme ? ou l’un rêvant de l’autre ? On n’accroche pas impunément sur un mur, un dessin ou un tableau de Picasso, il y a un risque, la force du trait, l’éclair du dessin, le noir de l’encre, le miroir de ses illusions, il faut donc avoir un corps qui fait corps à l’espace et au temps. Il en va de même si l’on s’aventure à fréquenter les toros. On ne s’affronte pas impunément avec cette bête, l’enjeu est immense car il porte en lui l’histoire immédiatement visible de tous ceux qui avant nous ont peint ces aquarelles. La responsabilité est immense, et l’amateurisme fleuri ne dure jamais très longtemps.


Le livre est beau. Papier bible et cuir. Au centre de la couverture une photo en noir et blanc, l’homme porte une barbe blanche, coupée court, ses yeux fixent une ligne absente, lointaine, le front est plissé, la bouche fermée, déterminée. Songe-t-il aux vertes collines d’Afrique, à Cuba, à Madrid, à Venise ? Ces yeux fourmillent d’histoires, d’histoires de vie, qui se sont coulées dans l’histoire du monde. Quelle présence ! Quelle force !

Un regard et une plume pour échapper à la mort. Et personne n’ignore qu’elle n’est pas avare de victimes. La fin, arme à la main est une autre histoire qui se passe de commentaires. Cet homme dissimule quelques fauves dans sa tête, mais il ne se laisse pas dévorer. Il est amarré au temps et à l’espace avec une dignité rare.


A bien y regarder, ce portrait pourrait bien être celui d’Antonio Ordonnez, à bien y regarder bien sûr ! Mais que dit-il vers la fin ? Qu’écrit-il à propos de Venise, et de la mort imminente de son héros, ancien militaire, venu là, au bout du monde - et quel monde !

Celui de Casanova, de Vivaldi, et de Proust – chasser le canard et séduire une jeune femme :


« Jackson, dit-il, savez vous ce qu’à dit le général Thomas J. Jackson en certaine circonstance ? Celle où il rencontra sa mort ? Je l’ai su par cœur autrefois. Je ne garantis pas que ce furent exactement ses paroles, bien entendu. Mais les voici comme on me les a rapportées : ‘’ Ordre à A.P. Hill de se préparer à l’attaque. Ensuite il délira encore vaguement. Puis il dit : Non, non, traversons le fleuve et reposons nous à l’ombre des arbres…

Le colonel voulut parler, mais y renonça pendant que ça le prenait pour la troisième fois et que ça le tenait si bien qu’il sut qu’il n’y couperait pas.


  • Jackson dit le colonel, rangez vous sur le bord de la route et mettez vous en code. Connaissez vous le chemin jusqu’à Trieste, d’ici ?’’

  • Oui mon colonel, j’ai ma carte.

  • Bien. Je vais me transporter à l’arrière et me caler sur la grande banquette de cette putain de monstre de bagnole de luxe.


Ce fut la dernière chose que dit jamais le colonel. Mail il parvint très bien à gagner la banquette arrière et referma la porte arrière. Il l’a referma soigneusement et comme il fallait.

Au bout d’un moment, Jackson repartit le long de la route bordée de fossés et de saules, tous phares allumés, cherchant un endroit où tourner. Finalement il en trouva un et tourna prudemment. Quand il fut sur le côté droit de la route, face au sud, en direction du croisement qui le mettait sur la grand-route de Trieste, celle qui lui était familière, il alluma la lampe de bord, tira la feuille et lut : Au cas où je mourrais, le tableau sous emballage et les deux fusils qu’on trouvera dans cette voiture seront retournés à l’hôtel Gritti Venise, où leur propriétaire légitime viendra les réclamer. Signé : Richard Cantwell, Colonel d’infanterie USA

Il les retourneront certainement par la voie hiérarchique, pensa Jackson, et il embraya. »


C’est ainsi que s’écrivent parfois des faenas, précises, au dialogue serré, à la mémoire vive, l’espace saisi comme un corps, des faenas d’une diabolique géométrie, avec un but : les achever à l’ombre des arbres. Prolonger infiniment le corps et la pensée, montrer ses milles terminaisons, ces faenas qui disent le monde et donc l’instant, sont à savourer immédiatement. Ces moments là, s’impriment eux aussi sur du papier-bible. Et l’on peut alors lire dans les yeux du torero : « si par malheur le toro me tue, si sa corne frappe trois fois au centre, j’ai tout prévu et mon valet d’épée sait ce qu’il doit faire ! ».


Triana. Vendredi saint. Dans quelques minutes le Cachorro va sortir de l’église del Cristo de la Expiracion, silence, long silence. La porte s’ouvre et l’on aperçoit le Paso dans l’ombre de l’église. Il faudra vous baisser pour qu’il éclaire la rue. Puis la musique, ce cornet, Al gitano de la cava, qui réveille Miles Davis et Gil Evans, à nouveau rassemblés, ici à Séville, sur le volcan. La musique vient de la terre, comme le toreo, ses cascades de notes s’élèvent vers le ciel, la diable n’a qu’à bien se tenir. Contre ça, il ne peut rien faire. Il est désarmé et la musique s’arrête !


Musique déchirée, éclaboussée, qui caresse l’invraisemblable. D’un bond nous nous retrouvons à New-York, Miles s’approche de Trane, ils se regardent au plus profond, au plus juste, les accords passent par le regard. Qui en douterait ? C’est ici et nulle part ailleurs que naissent les chef-d’œuvres. C’est ici que le Jazz devient autre chose. Complexe, savant et simple à la fois, lumineux et orageux, rugueux et lisse, mémoire vive et pari pascalien. Le monde est renversé, le pied ne peut plus frapper la mesure, ce sont ces mesures dissonantes qui frappent l’esprit. C’est ainsi que Joselito m’est apparu un matin, à Nîmes face à six taureaux.


Comment se passer de lui, comment l’éviter, alors qu’il reste un mystère total, une Divine comédie ? Ce dimanche de la résurrection il est vêtu de bleu et d’or pour honorer Séville. Il est là, et l’on a encore dans les yeux, un artiste rare qui vient de tirer sa révérence. Tous les journaux publient sa photo. C’est donc cela un torero qui se retire ? Ce corps qui traverse pour une dernière fois le ruedo de la Maestranza qu’affiche l’ABC, c’est donc fait comme ça un corps de torero ? Un peu lourd, mais d’une détermination absolue et irréductible, le regard fixé sur ce que cache ce sable d’or. A quoi pense-t-il ce soir là ? La cape comme une traîne, le bras droit légèrement replié. A quoi pense-t-il ce corps qui disparaît ?


Le jeune homme brun sera au rendez-vous. Personne n’ignore qu’il est expert en géométrie, qu’il inverse ces données qui nous semblaient acquises. Pieds au sol, au cœur de la lave, il avance la main, et c’est un pinceau, il offre sa jambe et c’est un livre. Le taureau ne sait pas encore à qui il a à faire, s’il accepte de se laisser leurrer, c’est pour mieux frapper. Le jeune homme n’ignore pas la saveur de ses gestes, et le savoir de sa main droite. Il donne donc à voir et à lire. Voici un taureau, c’est une feuille blanche, voici une muleta, c’est une plume. A quoi pense-t-il à ce moment précis où les cornes le frôlent ?

Qu’entend-il ? : « Tel pour un grand musicien…son jeu est d’un si grand pianiste qu’on ne sait même plus du tout si cet artiste est pianiste, parce que…ce jeu est devenu si transparent, si rempli de ce qu’il interprète, que lui-même on ne le voit plus, et qu’il n’est plus qu’une fenêtre qui donne sur un chef-d’œuvre. »


Il y a quelques années de cela, sur une scène Bordelaise, un pianiste blanc de peau invente le silence sonore de la musique, allonge les accords, navigue dans les espaces, ébauche des mélodies, invite son clavier à répondre à une respiration réfléchie. Il galope, saute, se tait, respire, s’expose au passé composé d’une musique venue de très loin, imagine un demain d’octaves lumineux, étire le temps, met en musique le temple. En ce dimanche de la résurrection, José Tomas ne fait pas autre chose. Il me laisse sans voix, comme le fit Paul Bley cet autre dimanche béni. Quelques jours plus tôt, dans le matin frais de Séville les costaleros de Los Gitanos ont défilé devant moi en templant sur la musique des cornetas y tambores, le paso s’est transformé en muleta. Que pouvait-il faire d’autre ?« C’est sûrement cela la transcendance » me souffle-t-on. La sœur de l’excellence. C’est peut-être tout cela, la tauromachie. Comme tout cela est digne d’être montré, comme tout cela est digne d’être vu. C’est notamment pour tout cela, et mille autres choses également, que je continue à me rendre rituellement aux arènes. Pas vous ?


Philippe Chauché.

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