lundi 12 mars 2012

Et la lumière fut.

Au premier étage de cet immeuble cossu, je suis entré dans l'appartement surchauffé. C'est la femme de ménage qui m'a accueilli. Le torchon sur l'épaule et les pommettes en feu, elle se déplaçait avec l'entregent de ceux qui sont aux affaires. Elle me guida jusqu'à sa patronne, assénant au passage quelques coups de torchons réflexes à un abat-jour et à un gros dictionnaire qui trônait, indifférent, sur une étagère, méprisant les illettrés qui l'ignoraient avec constance. Comme cette jeune femme ''télé-réelle '' vomie par le plasma d'une dalle Samsung extra-slim cent seize centimètres dans la pénombre du salon, qui affirmait ses progrès pour la gestion des ses « contrariaisons ».


Vu la température ambiante, je savais que j'allais découvrir une personne très âgée. J'ai posé mon duffle-coat sur la bergère à oreilles en jetant un œil sur le thermostat du radiateur : 26°. Je l'ai baissé d'autorité à 22° sans le dire et en cachant la manœuvre avec mon corps. Je me suis présenté en parlant fort vu les ''bananes'' qui étaient planquées dans les énormes branches de ses lunettes à verre plus épais que des culs de bouteilles. Malgré la précaution oratoire over-boostée, Roselyne, triturant son torchon, répéta tout ce que je disais en hurlant contre les pavillons nonagénaires, à s'en faire péter les cordes vocales. Là, il sembla qu'elle comprit. Question de fréquence, sans doute. Je me mis à l'observer. Elle était toute petite, trop grosse, avec des bas de contention qui peinaient à contenir un oedème lymphatique majeur des mollets, de l'arthrose dans toutes les articulations, un Hallux Valgus bilatéral affolant qui avait obligé les deuxièmes orteils à surmonter les pouces, et les troisièmes à passer en-dessous en un impressionnant tricotage de phalanges trahissant sa peur panique des opérations. Déjà sourde et bientôt aveugle, le médecin avait demandé que passe un Kiné pour sa gonalgie gauche et la raideur de son épaule droite. Pour une fois je me suis mis à compatir. D'habitude, non, les douleurs des autres ne m'atteignent pas vraiment. D'autres sont là pour plaindre, comme les voisines, la femme de ménage ou la mercière. Nous, les soignants on doit soigner, sans pitié. Sinon devant toute cette misère, y'a plus qu'à aller pleurer dans un coin et tout arrêter. De plus, je commence à avoir vu mourir pas mal de jeunes et un vieux qui souffre, c'est un vieux encore en vie, il faut être réaliste. J'aurais bien aimé que maman ait ces putains de douleur trente ans de plus pour en arriver là. Alors qu'on ne me fasse pas chier avec ça. Mais ce jour-là, plus déprimé ou décomposé par la surchauffe ambiante, je compatissais.


Alors je l'ai entreprise. Conscienscieusement. Et bien sûr la différence d'avec le kiné précédent s'est ressentie, lui qui en avait marre de l'avoir dans sa tournée depuis des lustres, de la même façon que je dois bâcler sans le savoir ceux que je suis fatigué de voir. Parce qu'ils me tombent des doigts. Qu'ils n'ont plus besoin de moi depuis longtemps mais à qui le médecin prescrit toujours ces ordonnances de complaisance pour ne pas les perdre ; comme à ceux dont on ne sait plus quoi faire et qu'on occupe avec le kiné pour leur donner l'illusion d'une prise en charge ; ceux qui les exigent avec l'autorité de leur rang social, qui viennent chez nous comme chez les valets de leur confort, avec leurs douleurs tournantes et leurs exigences renouvelées ; à celles qui ''veulent du kiné'' comme on veut du sucre, parce que leur voisine en a eu de son médecin et que sinon c'est chez lui qu'elles iront, y'a pas de raison, surtout qu'elles ont cotisé assez cher et assez longtemps..., à celles qui essayent le kiné comme une éventualité entre les ventouses du gourou péruvien et les moxibustions du Chinois de service, à toutes celles-là qui vous appellent pour savoir si vous pratiquez la dernière méthode de soins à la mode des instituts à la con, lue dans les colonnes de Marie-Claire (vous la pratiquez en général depuis dix ans à peu près...) et qu'elle a trouvé génial de demander à son kiné au cas où l'on pourrait en magouiller le remboursement auprès de la Sécu alors que ça vaut ici le tiers... alors qu'il en refuse parfois à ceux, plus timorés, qui ne savent pas demander, qui souffrent et qui en auraient besoin pour reprendre le travail plus vite. Ou tout simplement parce qu'il est ignorant des services qu'on peut lui rendre.


Alors je l'ai entreprise consciencieusement, je me suis dit qu'elle était si âgée, qu'elle cumulait tant de pathologies, que sa souffrance et son handicap étaient si prégnants que sa vie en pâtissait sérieusement tous les jours. Alors j'ai fait de mon mieux. Pas juste une fois, ce qui est facile, mais à chaque fois. Jour après jour. Je la sentais intéressée par mon travail ; elle installait deux gros coussins derrière sa tête pour regarder mes mains quand j'étais sur son genou. Elle semblait absorbée à l'écoute de son épaule quand je la libérais petit à petit, là où on s'était contenté de lui coller des électrodes durant des années, pendant qu'on lisait le journal. C'est une grande contrainte que de travailler bien. Comme une jurisprudence qui empêcherait le moindre fléchissement à venir. Elle était si percluse de douleurs, la pauvre vieille dame.


Un jour, en me relevant rapidement du tabouret, j'ai heurté le bas de son lustre, une pointe métallique qui m'a fait saigner le crâne. Pendant que j'étais assis sur le rebord de la baignoire et que la brave Roselyne me comprimait la plaie en me tassant une compresse de toutes ses forces sur la tête, la mamie finissait de se rhabiller, là-bas. En riant aux éclats.

10 commentaires:

Maja Lola a dit…

Finalement, à travers le portrait de cette mamie "cumularde en pathologies" et si proche de celles que nous connaissons certainement dans notre entourage, c'est bien de rappeler le motivations plus ou moins avouables du patient-consommateur de kiné.
Complaisance à tous les niveaux, avec les conséquences financières que nous assumons tous ... vaste débat.
Mais restons positifs, je suis certaine que ta patience et ton professionnalisme ont été récompensés par ce rire aux éclats. Un fou rire fait du bien à tout âge !

Marc Delon a dit…

euh... j'a pas dû arriver à faire passer ce que je voulais dire alors... qui n'a rien à voir avec un talent comique présumé capable de dérider les vieux malades mais qui est que cette "salope de mémé imaginaire" qu'un kiné plaint et soigne avec dévouement, est la première à se foutre de sa gueule dès que l'occasion se présente...

Anonyme a dit…

Pour une fois que Marc Delon approchait la lumière...
Içi même les mémés aiment la castagne !
JLB

Maja Lola a dit…

Je te trouve bien dur avec la mémé ... les occasions de rire sont certainement tellement rares pour elle. Après tout, tu connais bien l'effet comique produit par quelqu'un qui se casse la figure, non ?

Marc Delon a dit…

Ah ouais, quand c'est quelqu'un... mais quand c'est moi ... ? ;-)

Dur avec les vieilles, doux avec les jeunes ! Oh ça va hé...

p'tain merde, je viens d'arriver au cabinet alors qu'avec les 25° celsius je comptais arriver à l'espiguette...

Marc Delon a dit…

je crois que je vais rajouter une phrase à ce texte, à la fin :

Salope de vieille.

Non ? Pour le rendre explicite ? Que me conseillent les membres de mon atelier d'écriture personnel ?

Anonyme a dit…

Ouh... toi, tu n'iras pas au Paradis... !

Marc Delon a dit…

OUF !

Anonyme a dit…

S'il faut crouler sous le poids des malformations, arthroses, douleur en tout genre pour avoir la sympathie de son kiné quand on n'a pas eu la chance de l'avoir vu verser son sang, comment se faire accepter pour soins prescrits sans tricherie?
L'éclat de rire de la vieille dame justifié par son humour, nous la restitue humaine et vivante. Elle remet presque tout le texte en question.
Gina

Anonyme a dit…

Moi je sais !
La vieille dame avait lu dans le poids des mots et le choc des photos et avait vu chez Drucker la promo et la bande annonce du film-biographie de Claude François. Sa fin tragique, électrocuté dans sa salle de bain. Vous imaginez la mémé quand elle a vu Marc se prendre le lustre sur la tronche !
Allez Marc, marche tout droit (hé, non ! j'ai pas dit à droite !).
JLB