Avec cette nouvelle, JP.Combe était dans la short list des finalistes de l'édition 2011 du prix Hemingway. ll nous la confie aujourd'hui pour vous, lecteurs, dont il espère des retours. Eh oui, voyeurs embusqués, celui qui écrit est un solitaire friand de ce que sa prose a provoqué chez l'autre... il est souvent frustré de ne rien en recueillir. Sortez donc du bois, venez réagir à la lecture de cette nouvelle. On s'en fout, de votre orthographe, de votre syntaxe, allez-y franco, dites-le lui, qu'elle était chiante ou passionnante et pourquoi ! Ce blog gratuit n'a qu'un salaire : les rencontres, les échanges, les commentaires qu'il provoque. Alors s'il n'y en a pas, je passe pour quoi, moi, à ses yeux ? (il croit que je suis absolument célèbre et que des milliers de gens intelligents s'échouent par ici...) De toute façon je vais vous dire un truc : tant que je ne verrai pas quatre ou cinq commentaires bien sentis, je ne reprendrai pas le blog. Voilà. Non mais. Oui je sais : maintenant que vous avez "Bonjour Madame" et "Bonjour Monsieur", mon blog vous intéresse moins... Allez, un petit effort, vous devriez y arriver : Gina , Maja Lola, ( ne vous laissez pas impressionner par ces deux pipelettes omniprésentes) Chulo (ça passe dans l'île rouge ?) Isa (s) , Xavier, Benjamin, (sinon rétorsion dès le w-e prochain...), Elixirman (un prolixe), Victorina (la discrète), Antoine "Magic" candidat du prix, et des dizaines d'autres qu'on ne connait pas encore. On ne pourra jamais organiser une paella géante si vous ne vous signalez pas, pensez-y ! Je ne reprendrai pas le blog et c'est dommage parce qu'allait suivre une autre série de photos de nu (JP, j'aurais tout essayé hein, tu notes...?)
A l'attention des autres auteurs ayant participé au prix Hemingway :
Si être lu par le public de ce blog vous intéresse, si vous avez l'autorisation du "Diable Vauvert" dont il ne faudrait pas froisser la fourche, c'est avec plaisir que je passerai vos nouvelles à la moulinette du ouèbe ! De rien, merci à vous, merci aux gens, merci moi-même, on s'aime, il fait beau, les filles sont presque nues, des toros sont à venir, plus personne n'a de rond, tout va bien. Bises.
IL Y AVAIT DU SABLE ET PUIS DE LA CHALEUR
Jean-Philippe Combe
Il y avait du sable et puis de la chaleur. De la chaleur tout autour et du sable sous sa joue, les paumes de ses mains. Il y avait de la lumière en quantité qu’il percevait malgré ses paupières hermétiquement closes.
Il s’était donc passé quelque chose.
Peut-être une naturelle s’était-elle mal terminée. Il ne se souvenait pas de sa dernière passe, il se rendait seulement compte qu’il ne pouvait pas bouger un seul de ses membres. Et puis ses yeux qui refusaient de s’ouvrir.
Il pensa à Christian Montcouquiol et paradoxalement, il ne visualisa pas l’homme dans sa chair mais plutôt sa statue devant les arènes de Nîmes. Dans son costume bronze et bronze. Et au dessus de tout, le fantôme de Julio Robles qui souriait. Il pensa également à un novillero que personne ne connaissait, à part sa mère peut-être pour l’avoir avec malheur mis au monde, qui s’était fait prendre dans une petite arène de campagne par un novillo maintes fois toréé et qui s’était laissé mourir assis sur le bord d’une clôture, la main en visière au dessus des yeux pour mieux apercevoir les Toros dans le lointain. Il se demanda comment il faudrait réagir si son tour était venu de n’être plus qu’une ombre.
Tout à cet instant n’était que paradoxe. Le fait qu’il avait plus la sensation de vouloir se reposer que l’impossibilité physique de faire réagir son corps, cette absurdité que personne ne lui venait en aide alors qu’il gisait ici depuis plusieurs heures. Et puis enfin cette élasticité dans la perception du temps. Dans une fraction de pensée, il évalua le délai nécessaire pour qu’une cuadrilla vienne en aide à son Maestro au sol. Quelques pas avalés en moins de temps qu’il ne fallait pour le dire, une ou deux capes qui volent pour détourner la furie et enfin des bras rassurants qui éloignent de la mort. Au lieu de ça, il y avait de la chaleur et du sable. Au lieu de l’air frais et des draps reposants de l’hôpital, il y avait de la chaleur et du sable.
Il eut envie de regarder sa montre. C’était stupide, personne ne torée avec une montre. Il aurait tant aimé à cet instant qu’on lui donna une idée, même une simple ébauche d’idée, du temps qui s’écoulait. Que quelqu’un remît à la verticale ce sablier devenu horizontal par la main d’un sadique invisible. Et puis quelle bêtise de penser que tout ce qui gît se repose. Une nouvelle tentative d’ouvrir ses yeux se solda par un échec. Il s’était donc passé quelque chose.
Il eut la vision d’une cape valsant sur une corne, mais il ne parvint pas à se souvenir si cette image datait d’il y a cinq minutes ou d’il y a cinq ans. Des cris d’effroi accompagnaient cette image mais ils étaient tellement étouffés qu’ils auraient aussi bien pu venir de la nuit des temps. Il se souvint tout d’un coup de ce Toro qui sortait mal du derechazo, et dont la charge manquait de franchise lorsqu’on le citait de plus de trois mètres. Cet assassin qui donnait des coups de tête dans l’air furieux, borgne de l’œil gauche et parlant meilleur latin qu’un agrégé des Lettres anciennes. L’unique exemplaire explosa alors en milliers de petites bulles, comme autant de défauts, et il comprit qu’il délirait. Puis il réalisa qu’il ne ressentait aucune douleur. La peur lui murmura quelques sons aux oreilles. Et s’il était mort, après tout ? Etait-ce infiniment impossible ?
Ses yeux s’ouvrirent et il but une gorgée immense de cette lumière qui jusqu’alors était tellement immatérielle. La mort s’éloigna à petits pas, respectant sa règle primordiale de ne jamais se retourner. La première chose qui le choqua fut de voir que ses peons qui venaient vers lui à marche lente la croisèrent sans s’en offusquer. Comme si tout simplement et tout bassement ils ne l’avaient pas vue. Puisqu’à priori tout n’était pas terminé, il voulut légitimement et dans un reflexe savoir où la corne avait pénétré. Il fallait pour cela trouver la force de décoller sa main du sol. Lorsqu’au prix d’un effort surhumain il y parvint, de minuscules grains de sable chutèrent comme une myriade d’étoiles qui lui fit penser à Noël. Il savait qu’un bon aficionado pouvait reconnaître un ruedo à la couleur de son sable et il se sentit penaud en réalisant que lui, le Matador reconnu, ne parvenait pas à déterminer de quelle arène cette douce cascade venait. Il lui aurait fallu de la concentration alors qu’il n’aspirait qu’au calme. Calme qu’un éclat de voix déchira.
- Ne bougez surtout pas si vous voulez rester en vie !
Un des subalternes avait hurlé cette sentence dans une langue qui n’était pas la sienne mais qu’il comprenait. Naturellement, il pensa au risque de paralysie et décida d’obtempérer. Reposant sa main sur le sol dans une extrême lenteur, il lui parut bizarre qu’un de ses banderilleros s’adressa à lui dans une langue autre que celle que parlait sa mère mais il décida de remettre cette réflexion à plus tard. On le souleva et en rêve, il vit les areneros ouvrir la porte du callejón située devant l’infirmerie. Incrédule et se sentant flotter en sécurité entre ciel et sable, il se laissa s’évanouir, ne sachant cependant pas s’il s’enfonçait dans une simple inconscience ou plus définitivement dans une mort silencieuse.
***
Il s’éveilla au milieu de la nuit avec la même sensation que l’on éprouve lorsqu’on sort d’un cauchemar. Il n’avait pourtant pas rêvé.
Néanmoins, des tremblements déchiraient son esprit et de la sueur perlait à son front. Sensiblement de la même façon que lorsqu’il venait de revêtir son habit de lumière et qu’il patientait dans sa chambre d’hôtel, après avoir prié son valet d’épée de le laisser seul et avant d’aller affronter le patio de caballo. Il redoutait cet endroit, qui venait pourtant juste après le calme et le recueillement de la petite chapelle. Cet instant ne durait pas très longtemps mais c’était celui qui le mettait le plus mal à l’aise. Ces quelques minutes où les photographes l’assaillaient avant d’entrer en piste, où les gens venaient lui serrer la main avant d’entrer en piste, où l’ombre chatouillait son front avant d’entrer en piste. Cet instant où il espérait l’arrivée du soleil et de la vraie solitude. L’impossibilité vaincue d’être seul quand on est deux, avec la force brute. Non pas qu’il n’aimait ni les photographes ni les visiteurs ni l’ombre, simplement il voulait être lui ce court moment. Il s’endormit sur cette pensée et à son réveil, il aperçut l’infirmière.
Pour avoir parcouru le monde taurin au travers de ses arènes, il savait que rien ne ressemblait plus à une chambre d’hôpital qu’une autre chambre d’hôpital et que toutes les infirmières avaient cette même aura de bonté que seuls les mourants peuvent voir. Aujourd’hui c’était la troisième fois qu’il mourait et pour la troisième fois, il voyait ce halo. La jeune femme le fit penser à Sainte Véronique. Il eut envie de lui dire mais une nouvelle fois, il se heurta à un mur de fatigue. Tenant à deux mains une taie d’oreiller fraîche et douce, la jeune femme se pencha lentement vers lui. Il décida alors de lui parler avec les yeux.
- Vous êtes très faible, monsieur, lui dit-elle presque à voix basse et toujours dans cette langue qui n’était pas de l’espagnol. Vous n’avez aucune blessure physique, mais si vous êtes meurtri dans votre âme, rassurez-vous, nous nous occuperons de vous tout aussi bien. A présent reposez-vous. Vous êtes entre de bonnes mains.
Elle sortit de la chambre tandis qu’y entrait la lumière du petit matin.
Il se culpabilisa de n’être pas inquiet. N’importe qui aurait paniqué en regrettant l’absence de fleurs dans la chambre, en subissant le silence assourdissant des amis qui n’étaient pas là. Lui le premier se serait effrayé. Mais sans un début d’explication, ce ne fut pas le cas à cet instant. Il se contentait d’alterner les périodes d’éveil et de sommeil comme on passe d’un quite à un burladero. Puisqu’il avait construit sa carrière sans ne jamais s’en remettre totalement à son apoderado, se laissant toujours une marge de manœuvre pour s’octroyer des respirations de courses plus difficiles entre deux corridas de bétail bonbon, il se sentait le droit aujourd’hui de se laisser aller entre les mains d’un étranger.
Les deux hommes qui entrèrent dans la chambre n’étaient pas des médecins. C’eut été trop facile de le deviner au fait qu’ils ne portaient pas de tenue d’hôpital, il le comprit d’avantage au manque d’humanité qu’ils dégageaient. Celui qui se tenait légèrement en avant le fixa quelques secondes d’éternité avant de lui présenter une carte.
- Bonjour monsieur, dit-il comme pour prouver qu’il était un être humain. Je suis l’inspecteur Bradley des services de l’immigration. Comprenez-vous ce que je dis ?
Il s’étonna en se rendant compte que c’était la première fois qu’on lui posait cette question pourtant si évidente. Puisant au fond des ses réserves de force, il acquiesça d’un léger mouvement de menton.
- Je sais que vous êtes très faible mais nous aurions besoin de vous poser quelques questions. Une patrouille vous a trouvé gisant dans le désert à la frontière mexicaine. Vous n’aviez aucun papier d’identité sur vous. Etait-ce relatif au fait que votre costume de déguisement n’avait pas de poche, l’avenir nous le dira…
Les agents esquissèrent de concert un rictus sadique de satisfaction.
- Puisque vous n’avez pas la force de parler, contentez-vous pour le moment de hochement de tête. Etes-vous citoyen américain ?
La porte de la chambre s’ouvrit dans un silence tout hospitalier. La voix tonitruante d’un médecin brisa la calme tension qui régnait avant que le Torero ne puisse entamer un geste.
- Bradley, bordel ! Qu’est-ce que vous foutez là ?
- Bonjour Docteur File, répondit le policier sans se retourner.
On ne vous apprend pas la politesse à la fac de médecine ?
Les deux hommes se disputèrent comme le Maestro l’avait déjà vu faire mille fois dans les séries B. Pour compléter le stéréotype, le policier demanda qu’on le prévienne lorsqu’il pourrait interroger son suspect.
L’homme en blouse blanche attendit que les deux fonctionnaires aient quitté la chambre pour se consacrer à son patient. Lorsqu’il se retourna, il découvrit celui-ci profondément endormi.
***
Deux jours passèrent, puis le téléphone sonna dans le bureau de l’inspecteur Bradley. Sans ménagement ni formules de politesse excessives, le docteur File lui annonça que le malade avait récupéré des forces et qu’il pouvait à présent s’entretenir avec lui.
- Je dois cependant vous prévenir qu’il tient des propos assez déroutants ajouta le médecin.
- Pensez-vous que son cas relève de la psychiatrie ? s’inquiéta le policier.
- En aucun cas, monsieur. Je dirais même au contraire qu’il est doué d’une intelligence supérieure.
Tandis qu’il raccrochait le combiné, Bradley songea qu’il était décidément difficile de cerner les hommes de science. Il arriva à l’hôpital en fin de matinée et une infirmière qui avait été informée de sa visite l’accompagna jusqu’à une petite pièce sans fenêtre dans laquelle se trouvait une machine à café. Il vérifia qu’il avait de la menue monnaie dans la poche, se persuada que cette simple table et ces deux chaises seraient bien suffisantes pour un premier contact et demanda à la jeune femme si elle pouvait faire venir son interlocuteur. Elle acquiesça puis ajouta qu’ils ne seraient pas dérangés, qu’elle ferait le nécessaire en ce sens. Bradley s’assit, posa ses coudes sur la table, et, faisant un V inversé avec ses bras, appuya son menton sur ses doigts entremêlés. Alors il patienta.
L’homme qui entra dans la pièce en emboîtant le pas volontairement lent du docteur File avait de la superbe malgré ses traits tirés et son pyjama de convalescent. Même un genou à terre, reste toujours Torero lui avait appris son oncle. Et les postures ancrées au plus profond de ses gènes avaient fait le reste. Le médecin l’aida à s’asseoir puis quitta la pièce sans même un mot à l’adresse du policier. Il garderait bien sûr un œil sur sa montre afin de s’assurer que l’interrogatoire ne fut pas trop long. Bravant les règles élémentaires de courtoisie, Bradley n’avait même pas esquissé le geste de se lever pour saluer l’homme qui le fixait à présent avec insistance.
- Alors… Où en étions-nous, entama l’agent sans transition, comme s’il reprenait une discussion interrompue il y a quelques secondes.
- Vous me demandiez si j’étais citoyen américain, monsieur.
Bradley siffla entre ses dents, visiblement bluffé par l’aplomb de la répartie.
- Eh bien ! On peut dire que la fatigue n’a pas altéré votre mémoire.
- Pour être honnête, dit le Matador, je ne savais pas si je l’avais rêvé où si c’était réellement arrivé. J’ai ma réponse.
- Mais moi je n’ai toujours pas la mienne. Etes-vous citoyen américain ?
- Non señor, je suis de nationalité espagnole.
- Vous parlez admirablement notre langue.
- C’est parce que je l’ai longtemps étudiée à l’Université de Salamanque.
Bradley griffonna quelques notes sur son carnet puis sortit un ordinateur portable de sa sacoche qu’il posa devant lui avant de l’allumer. Tandis que la machine démarrait, il demanda.
- Quel est votre nom, je vous prie.
- Je m’appelle Juan Pedrosa. Mais dans mon pays, je suis plus connu sous mon apodo ; El Jipe.
Le policier fut surpris d’entendre un premier mot qu’il ne comprenait pas dans la conversation.
- Votre quoi ? dit-il en se rapprochant légèrement.
- C’est mon surnom, celui qui apparaît sur les affiches.
- Vous êtes dans le spectacle ?
- Je ne vis que pour l’Art, monsieur. Je suis Matador de Toros.
Bradley se figea, comme si on l’avait piqué avec une seringue hypodermique. Après quelques secondes, le Maestro reprit la main.
- Cela signifie Tueur de Taureau.
- Je sais ce que ça veut dire, trancha l’inspecteur. Il y a bien assez longtemps que je traque des Chicanos pour comprendre leur dialecte.
Le Torero pensa tout d’abord qu’il avait mal compris, mais en découvrant l’expression de dégoût sur le visage du policier, il dût se rendre à l’évidence. Il était bien face au paroxysme d’un racisme ordinaire. Il prit la meilleure des décisions à ce moment-là, celle de ne pas surenchérir.
- Vous travaillez dans un abattoir et vous êtes venu dans notre pays pour trouver du boulot dit le flic en cherchant l’icône de son explorateur internet.
- Non.
- Etes-vous sur notre territoire pour perpétrer un attentat contre le gouvernement ?
- Non, pas du tout !
- Etes-vous sur notre territoire pour préparer ou aider à préparer un attentat contre le gouvernement ?
- Mais enfin, non !
- Avez-vous commis un crime pour franchir la frontière ?
- Ca suffit, s’offusqua la Figura qui sentait la pièce tourner autour de lui.
Un des deux hommes vivait une sensation de vertige, l’autre la percevait. Pour calmer le jeu, Bradley se leva et en marchant vers la machine à café posa cette simple question ;
- Avec ou sans sucre ?
Juan Pedrosa déclina l’offre de la main et essaya de rassembler ses idées tandis que l’inspecteur glissait les pièces dans le monnayeur. Comme le café s’écoulait dans le gobelet, le policier réattaqua.
- Pourriez-vous me dire pourquoi vous étiez seul et évanoui en plein désert, à deux pas de la frontière ?
- J’ai passé deux jours à espérer que vous alliez me donner la raison, monsieur.
- Vous n’avez donc aucune explication…
Un silence pesant accompagna le policier jusqu’à sa chaise.
- Mes hommes vous ont retrouvé dans un accoutrement bizarre, fait de paillettes et de dorures. Je me suis documenté, je n’ai rien trouvé qui ressemble à cela. L’avez-vous fait vous-même ?
Le Maestro songea un bref instant aux heures de travail qu’avaient passé les employés de chez Fermín sur cette splendeur puis enchaîna.
- Cet accoutrement, comme vous dites, vient du plus grand tailleur taurin de Madrid. C’est un habit de lumière. Vous n’avez qu’à taper ça sur internet, vous allez en trouver de toutes les couleurs et de toutes les beautés.
Bradley but une gorgée de café puis donna l’impression qu’après tout, il n’avait rien à perdre à essayer. Il lança Google puis saisit ce terme qu’il n’avait jamais entendu auparavant dans la zone de texte. Le moteur lui renvoya une débauche de résultats mais aucune de ces entrées cependant ne concernait un vêtement. Seule la première ligne reprenait le terme exact et il s’agissait d’une pièce de théâtre créée quelques années auparavant et qui parlait d’un groupe d’illusionnistes.
- Il doit y avoir une erreur, objecta El Jipe, essayez dans ma langue.
Tapez Traje de Luces.
La requête renvoya un grand nombre de résultats mais une nouvelle fois sans aucun rapport avec ce dont parlait le suspect qui s’énerva.
- Ecoutez inspecteur. Je suis célèbre de l’Espagne jusqu’en Colombie, de France jusqu’au Pérou et certainement plus encore au Mexique. Donnez mon nom à votre satanée machine et vous verrez bien !
- Vous m’avez dit Pedrosa, c’est ça ? P, E, D, R…
- Tapez El Jipe, señor, l’interrompit le Diestro. C’est sous ce nom que les gens m’aiment.
Le policier lança cette fois-ci sa recherche dans la section images de Google, conscient de faire d’une pierre deux coups s’il trouvait un résultat probant. D’un simple regard, le Matador comprit que rien ne s’était affiché qui allait dans son sens.
- C’est purement impossible, dit-il d’une voix pleine d’émotion.
- Voyez vous-même, trancha l’inspecteur en faisant pivoter l’ordinateur d’un demi-tour afin que l’écran se retrouva face à son interlocuteur.
Dans la mosaïque de couleur que formaient les vignettes, aucune ne le représentait lui. Il avait l’impression de regarder dans un caléidoscope qui ne parvenait pas à le faire renaître à la vie. Comme si son enveloppe charnelle, pourtant si souvent meurtrie, n’avait jamais renfermé son âme, comme si l’encre des articles de journaux s’était évaporée, les mémoires numériques effacées.
- J’ai besoin d’air, suffoqua le Maestro. S’il vous plaît, faisons quelques pas dans le parc.
La supplique réveilla le peu d’humanité qui restait en Bradley et l’officier accepta, considérant qu’il n’y avait pas grand risque à promener un mythomane amnésique physiquement affaibli.
Les deux hommes marchaient à présent en silence dans une allée ombragée de la cour et Juan Pedrosa avait cette sensation irréversible de prendre part à son dernier paseo. Non pas le dernier de sa carrière mais l’ultime de sa vie. Un défilé de deuil, sans musique ni compagnon de cartel.
- Pourquoi me mentez-vous, monsieur Pedrosa ?
- Je ne vous mens pas, inspecteur Bradley. Je suis Matador d’alternative. Je combats des Toros de quatre ans et de cinq cents kilos. Je les mets à mort et je triomphe souvent, je suis blessé quelques fois. Je ne pose plus les banderilles moi-même qu’occasionnellement, dans les arènes de première catégorie.
Fatigué par la passion qu’il mettait dans son explication, le Torero vacilla. Bradley le soutint et ils s’assirent face à face sur deux chaises qui se trouvaient sur la pelouse.
- Je ne vis que pour la Corrida de Toros, señor. Je ne mourrai que par elle.
Le p
olicier décida soudainement qu’il était grand temps de mettre fin à cette mascarade. Il interpella une infirmière qui passait. D’abord sur la défensive, la jeune femme se rassura en voyant la carte de l’officier.
- Mademoiselle, commença posément Bradley, avez-vous déjà entendu parler de course de taureau ? D’habit de lumière et de mise à mort ? poursuivit-il sur un ton de sarcasme.
- Oui, monsieur.
Le Maestro sentit ses poumons se remplir d’oxygène et son visage s’illumina. Son esprit s’envola vers un campo qu’il reverrait bientôt, et, fermant les yeux, il chevaucha son andalou favori. Ce sale type ne serait bientôt qu’un mauvais souvenir et il pourrait de nouveau revêtir son costume de lueur. Une nouvelle fois, le salut viendrait de ces anges que sont les infirmières.
- Puis-je vous demander en quelle occasion, Matilda ? demanda Bradley après un coup d’œil furtif au badge de la jeune fille.
- En fait, monsieur, c’est curieux que vous me demandiez cela précisément maintenant. Je ne l’ai pas entendu moi-même. C’est une collègue infirmière d’origine Mexicaine qui a écouté un patient délirer pendant son sommeil. Il parlait de l’Espagne et de taureaux sauvages qu’on enfermait dans une arène pour les combattre. Des hommes habillés de lumière les faisaient danser dans une valse lente avant de les tuer d’un coup d’épée. Il se trouve que j’ai de la famille en Espagne, je leur ai tout de suite téléphoné pour leur demander si cela existait encore de nos jours. Ils m’ont répondu que Dieu merci ça n’avait jamais existé et qu’il fallait avoir un esprit bien malade pour inventer des horreurs pareilles.
El Jipe reçut un coup de plat de corne dans la tempe. Tout bourdonna quelques secondes, puis, voyant que le policier était cadré et tenait sa tête légèrement baissée, il se lança dans un volapié foudroyant. Ils roulèrent tous deux au sol et le Torero, profitant de l’effet de surprise, plongea sa main dans la croix et saisit l’arme de Bradley. Il se releva, recula de deux mètres et mis l’homme en joue. L’infirmière hurla mais resta tétanisée.
- Je ne vous veux aucun mal ! Vous comprenez ? Aucun mal, répéta calmement le Matador. Monsieur Bradley, lancez-moi votre téléphone. Je vais appeler mon valet d’épée, chez moi, à Séville. Il vous dira que tout est vrai, que je ne suis pas fou.
Bradley s’exécuta et Juan Pedrosa demanda à l’infirmière l’indicatif pour appeler l’Espagne depuis les Etats-Unis. Elle lui donna en tremblant de tout son corps. De sa main libre, la Figura composa le numéro qu’il connaissait par cœur et qui était le même depuis des années avec calme. Il y eu un long silence, puis une voix robotique annonça ;
- España Telecom, bonjour. Le numéro que vous demandez n’est pas attribué et ne l’a jamais été. Si vous désirez qu’il devienne le vôtre n’hésitez pas à profiter d’une de nos promotions. Un numéro qui n’a jamais été utilisé, c’est l’assurance d’un…
Le Maestro fit glisser le téléphone le long de sa joue puis posa ses yeux sur le cadran. Il n’avait pas fait d’erreur en saisissant les chiffres. Dans le lointain, la voix continuait à débiter sa litanie sans intérêt lorsque l’homme laissa chuter l’appareil dans la pelouse. Tandis qu’il levait lentement l’arme en direction de sa tête, El Jipe songea que si la grâce et la beauté qu’il avait rêvées en perfection, si la lenteur et l’harmonie qu’il avait si souvent respirées n’existaient pas, alors la vie ne valait pas la peine d’être vécue. S’il ne pouvait pas se saouler de la charge d’un Toro, il ne s’enivrerait plus jamais. Alors il pressa la détente.