mardi 14 octobre 2008

CARNET DE RUEDOS

"Carnets de ruedos" une rubrique récurrente pour raconter un souvenir ou faire part d'une réflexion directement inspirée de la photographie qui l'accompagne. Aujourd'hui pour l'initier, le souvenir d'une corrida singulière :

L'EXCURSION


On avait déserté l’Otoño de Madrid pour cause de rejon. Nous, c’étaient les toros qu’on aimait, pas les faire-valoir mutilés de cavaliers sensuels et endimanchés. Alors on avait réuni notre propre cavalerie sous le capot délavé du car, des vieux bourrins asthéniques au hennissement de peu de race, stimulant péniblement les michelins pansus à suer leur gomme au contact abrasif du goudron de la Sierra Madre. A petite vitesse, en coupant les trajectoires des virages afin d’épargner le ressort des amortisseurs et le ventre des vomisseurs, on réussit à arriver, même qu’on avait doublé un âne, à Torres de la Alameda. Un peu comme arrive l’Etranger dans Santa-Fé en 1850 sous le regard torve d’autochtones suspicieux. Ce village, à une cinquantaine de kilomètres de Madrid, avait convoqué l’aficion locale au prétexte d’un cartel assez relevé pour le pueblo, puisque y figuraient Juan Antonio Espla, Tomas Campuzano et un second couteau avec des allures de troisième, qui tranchait. Il s’avéra plus manche que fine lame. L’on était d’abord passé par cette taquilla de tôle, ondulée s’il vous plait et recouverte des lambeaux d’affiches des courses antérieures. Je l’avais photographiée parce qu’elle me semblait bien illustrer l’atmosphère dégagée par le lieu. Comme celle de Séville annonce la délicate poésie des bords du Guadalquivir, et celle de Bilbao l’austère rigueur de son aficion industrieuse, celle-ci avait un parfum d’abandon. Par la découpe grossière à vocation de guichet, après avoir approché une main prudente eu égard aux bords tranchants et, une fois la pupille habituée à la pénombre, on distinguait une jeune femme, sorte d’icône de l’Espagnole telle qu’on l’imagine : une brune pétillante à l’œil noir et vif et aux dents aussi blanches que les pois qui parsemaient son chemisier rouge sang artériel. L’heureux possesseur d’un billet avait l’automatique gratification supplémentaire du beau sourire de biche pas vraiment aux abois de la guichetière aguicheuse.

Quelques dizaines de spectateurs s’égaillaient sur les gradins de la petite arène qui trônait fièrement, tout tube métallique déployé, au centre du terrain vague municipal. Face à nous, un énorme front noir roulait ses nuages inquiétants. La fin du monde approchait mais dans l’excitation optimiste de l’aficionado en goguette, personne ne s’en souciait. L’on ne sut d’ailleurs jamais, ce qui, de la sortie fracassante du premier toro ou de l’effrayante décharge électrique du premier éclair, fit le plus de bruit, nous glaçant d’effroi, mais les banderilles s’abattirent et avec elles des hallebardes.

Des lances de feu puissantes, épaisses, zébraient le ciel devenu aussi noir que la nuit, des coups de tonnerre cataclysmiques vidèrent les gradins en quelques secondes, faisant vibrer l’air et serrer les fesses. L’œil du cyclone était là : c’était ce ruedo où tournoyaient de noires et surnaturelles forces. Allez savoir pourquoi, certainement parce qu’elle s’était donné du mal pour arriver jusqu’ici, seule notre petite colonie française tenait bon, grelottant de froid, trempée, transie de peur dans l’épicentre d’un concert de déflagrations propres à violer une surdité congénitale.

C’est ce que dut se demander l’aimable paysan qui brava les éléments déchaînés pour nous tendre un morceau de bâche agricole qui traînait par là, et dont nous nous recouvrîmes instantanément. Sortit alors un auroch mal élevé pour un Tomas Campuzano souvent en mal de motivation à cette époque. Mais ce jour-là, de manière incompréhensible, pour une quinzaine de spectateurs français égarés dans cette arène précaire et sans l’espoir de la moindre retombée médiatique, Tomas Campuzano fut pris et galvanisé par le démon de l’aficion. Il vint se planter devant nous, chevilles sous l’eau, et, comme ça, par amour de la vie, du jeu, du risque, de la gratuite beauté des choses, ou d’un défi auquel son courage voulait se frotter, il toréa, stoïque et profond, sous le déluge, un redoutable bison hors d’âge plus futé qu’une prévision autoroutière du mois d’août. Nous l’encouragions de nos « OLE ! » les plus vibrants, autant par respect pour son engagement stupéfiant que pour conjurer la peur d’éclairs proches au point qu'on s'attendait à être foudroyés d’une seconde à l’autre, chacun espérant charitablement que seuls ses voisins seraient touchés.

La faena à laquelle nous assistâmes en barrera, au travers d’un rideau continu de cataractes, appartient à une catégorie : celle des inoubliables, celle des phénomènes rarissimes, irréels, inénarrables malgré la tentative présomptueuse que vous avez sous les yeux. La fin vira au surréalisme loufoque : Campuzano coupa deux oreilles d’une présidence submergée qui coupa court à la course tandis qu’un peon anoure lui montrait son cul censé mimer l’existence paléolithique supposée d’une queue qu’il aimerait bien voir couper aussi !

C’est alors seulement à cet instant, quand nos regards trempés d’hilarité, de peur et d’admiration mêlés se croisèrent, que l’on s’aperçut qu'après l’orage, le plus grand danger viendrait peut-être des taches vertes de pesticide dont la bâche agricole avait gratifié nos visages sous l’action de la pluie. Pourtant, malgré la loi des couleurs primaires, on avait vécu si intensément durant cette demi-course-là, qu’un rire jaune sur une peau verte ne pouvait nous faire bleuir si vite.

















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