dimanche 19 octobre 2008

CARNET DE RUEDOS

FANTASMATADOR
Rappelez-vous : tout petit déjà, on adorait que l’on nous raconte des histoires. De tout temps, elles nous ont bercés, puissamment évocatrices de représentations mentales un peu floues, de rêves fous, elles nous ont hantés de désirs inavouables dont nous ne pouvions jouir qu’intimement, paupières rouvertes, habités d’un sentiment de connivence avec nous-même, dont la naïveté ne nous échappait pourtant pas. Paupières rouvertes, nous étions ce rêveur éveillé en proie au fantasme émergeant. Et plus l'histoire était extraordinaire, plus le rêve était inaccessible, plus le désir était fort. Comment s’étonner alors que les émotions tauromachiques nourrissent notre inconscient ? Comment s’étonner que les cours de récréation d’une ville de tradition taurine jouent ‘’au toro’’ ? Comment s’étonner que devenir matador engendre une quête éperdue ?
Et puis, il y eut les images de cet Andalou, à la soixantaine sonnée, qui s’entraînait toujours au toreo. Une dégaine proche de celui-ci, piqué dans le public de Bilbao. Il était apparu dans le champ de la camera y repoussant les gamins apprentis toreros, pour étaler ses faits de gloire dont personne n’avait jamais entendu parler : il les avait fantasmés si fort, que pour éviter d’en mourir, il lui avait fallu y croire. Torse nu, peau brune et côtes apparentes, il montrait une à une ses balafres, comme autant de preuves censées accréditer le statut envié, mais le toro donnant -c’est bien connu- à chacun sa place, l’effondrement s'était produit en direct, face à la camera, lâchant soudain son profond désespoir à toutes larmes. C’était long, crédible, impudique, dérisoire et dramatique. Qui n’a pas besoin d’être aimé à la place qu’il s’est choisie ? C’était pathétique en un mot et c’est certainement la raison pour laquelle "écrire de toros" trouve plus de matière chez les humbles et les marginaux, qu’auprès des héros solaires qui génèrent souvent un lyrisme béat. Ce jour-là, mon aficion avait mûri. Je comprenais mieux. Il n’y avait donc pas que les paillettes du spectacle et l’estrambord de la feria, les Hidalgos suaves et gominés des palaces, mais toute une déclinaison de méchantes désillusions, de roustes amères, de peurs mal dégluties, de cicatrices mal fermées, de deuils intimes. Ce type-là, sur la photo, à sa façon de s’afficher ainsi, chemise débraillé sur poitrail offert, à sa façon de regarder le ruedo, je ne jurerais pas qu’un jour il n’ait pas essayé d’être torero.

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