mardi 14 juin 2011

Cuvée 2011 : une belle jambe.

A peine débarqué à Vic, je rencontre au pied de l'arène le biterrois Thierry Girard lui aussi candidat au prix Hemingway, qui me félicite chaleureusement. Maaa... la frayeur... Avec la fixette que m'occasionne ce prix dans mon cerveau archaïque, j'ai cru l'espace d'une demi-seconde, oh oui, au moins, que le jury s'était trompé à la lecture du palmares et que je l'avais gagné mais raté aussi, étant parti très vite, et que depuis tout le monde me cherchait partout, affolé... pour me coller de force un gros chèque dans la main et au fond de l'oeil la lueur de la gloire ! Ca rend dingue, hein, j'vous l'dis, moi... Mais non, c'est juste que Thierry est un mec super gentil et qu'il me félicitait d'être finaliste...! Enfin ma nouvelle, la voici, vous allez voir qu'il faut que je me soigne d'urgence.



CHOC FRONTAL


Après avoir parcouru une longue route sinueuse et monotone où chacun, perdu dans ses pensées, avait contribué au silence ; après la montée glissante et boueuse d’un chemin que les roues presque lisses du vieux break Rambler peinaient à gravir, nous vîmes enfin les bâtiments aux façades chaulées, blanchâtres, comme abandonnés. Le ciel voilé ne diffusait qu’une lumière grise, uniforme, qui nimbait des paysages estompés. On les eût dit fixés par un de ces photographes américains opérant à la chambre Canham 8x10 sur trépied, en pose lente, diaphragme fermé, un filtre ‘’Neutral Density’’ sur l’optique pour casser la lumière aussi sûrement qu’un doblone casse l’élan d’un toro. La finca était déserte, seule une tortue s’échinait sur la terrasse à gravir une marche, d’une gestuelle si éperdue qu’elle donnait l’impression de vouloir s’affranchir de sa gangue de kératine. Un volet de bois délavé battait dans le vent, désemparé et vain, comme la chorée d’un possédé face au doute. Tout autour de nous et jusqu’à l’horizon, des milliers d’hectares de steppe désolée, ça et là parsemée de gros chênes lièges. Ils dévoilaient leurs troncs nus, rougissant d’avoir été déshabillés.

Au milieu, des points noirs et mouvants portaient en eux toute l’inquiétude du monde.

Par une rafale de vent plus forte, nous parvint le bruit de moteur d’un tracteur qu’un accident du relief nous permit d’apercevoir quelques secondes. Un groupe était arrivé avant nous et visitait l’élevage. Je le regardai s’éloigner, tous les visiteurs agrippés les uns aux autres comme des judokas funambules voulant se prémunir de l’aléatoire des cahots de la remorque branlante. Nous en avions pour une heure à attendre le retour du mayoral.
Yann et François, vautrés sur les ailes de la Rambler, grillaient une marlboro, évasifs et résignés dans l’incertitude de ce matin froid. Alain, lui, était parti entamer sa visite habituelle et méthodique des installations agricoles : les écuries, l’ensilage, les hangars abritant les machines dont il inspectait la mécanique avec une tendresse attentionnée qui nous laissait hermétiques.
J’empruntai le chemin de terre qui s’offrait sur la gauche. Un long mur blanc dont je ne voyais pas la fin le bordait sur un côté. De l’autre, la steppe, aride, battue par le vent, où toute végétation avait renoncé à pousser. Je marchai longtemps, vers les formes noires. Je longeai des hectomètres de barrière. J’avais froid. Dans les enclos, les troncs de certains chênes étaient si érodés par une force invisible qu’on avait disposé des tôles en carré, pour les épargner avant qu’ils n’en meurent. Je continuai ma progression sans quitter les robes charbonneuses des yeux. Déjà, ils relevaient la tête et observaient mon approche. Cela suffit pour m’intimider, pour ralentir mon pas. Je relevai le col de mon blouson, le zippai jusqu’en haut et mis les mains dans les poches. Histoire de m’auto-centrer un peu plus, de faire bloc avec moi-même. J’arrivai à leur hauteur. Ils étaient à l’autre extrémité de leur enclos, à plusieurs centaines de mètres. Ils me toisaient toujours, immobiles, avec une grande fixité dans le regard. Je restai au milieu du chemin, laissant quelques mètres entre la barrière et moi. Je pivotai sur moi-même, réalisant un travelling panoramique à 360°. J’étais seul. Au loin, la Rambler n’était plus qu’un chien blanc, là-bas. Un petit chien. Alors, j’ai hurlé. Tous les bergers hurlent, non ? Quand ils s’adressent à leurs bêtes. Moi, j’ai hurlé comme ça :

- LEY, LEY, LEY…. LELELEY, LEY, LEY….

Un coup de bluff. Pour voir. Ils se mirent en branle instantanément. Agacés, nerveux, ils allaient et venaient de gauche à droite, méfiants. J’ai insisté :

- Ley, LEYYYYY…. LELELEYYYYY….

Soudain, l’un deux a obliqué à quarante-cinq degrés, droit vers moi et les autres suivirent, pivotant de concert comme téléguidés par une force occulte.
J’étais interloqué de leur réaction. A moitié fasciné, à moitié horrifié, je ne savais pas s’il fallait s’en réjouir ou s’inquieter. Ils venaient. La tête haute. Au petit trot. J’étais sidéré. Ils répondaient à mon appel. Je menai de la voix un troupeau de quinze têtes lourdement armées. Leur masse sombre grossissait régulièrement. Je regardai la barrière métallique, elle m’est apparut bien grêle. Deux cents mètres entre eux et moi. Je ne les appelais plus. Rien que ma frêle verticalité face à cette puissante armada d’énergie horizontale en marche. J’avais beau me taire, ils venaient toujours. Ley, ley , leyyyy … hurlait silencieusement mon cerveau paniqué. Cent cinquante mètres. J’étais pétrifié. Des mufles râblés et larges comme des troncs de chênes. Cent mètres. J’ai voulu fuir mais aucun de mes muscles ne répondait. Cinquante mètres. D’impressionnantes masses musculaires, noires comme la mort, roulaient sous leur cuir. Trente mètres. L’allure ne faiblissait pas. Des morrillos érigés, s’échappaient des fumerolles de poussière. Quinze mètres. J’ai senti le sol trembler sous mes pieds. Le grondement de leur charge enflait. Je me suis pissé dessus. Cinq mètres. J’ai compris trop tard que rien ne les arrêterait. A l’impact sur la barrière, je me suis écroulé…
… je ne me souviens de rien et personne pour témoigner. D’après mes amis, il était quasi impossible de me reconnaître. S’ils n’avaient pas ‘’chargé’’ eux-mêmes, par l’entremise du brave break Rambler qui en a gardé de terribles stigmates, je ne serais plus là.


*****

La première chose que j’aperçus en reprenant connaissance, ce fut ma paire de bottes. Une blonde à grosses boucles d’oreilles, maquillée comme un sapin de Noël, un stéthoscope rouge autour du cou, les tenait à bout de bras, plantant ses ongles longs et vernis dans le cuir gras et disait à une collègue :

- Elles sont pas mal, je les lui volerais bien pour les offrir à Jeff pour nos week-ends à la campagne…

- Pourquoi pas… il y a tellement d’objets qui disparaissent… les infirmières sont spécialisées dans les montres, les aide-soignantes dans les alliances, de toute façon, s’il n’aimait pas tant les taureaux dans la nature comme dans l’assiette, il n’aurait pas eu de malaise le pauvre chouchou… et je crains qu’il n’en ait plus besoin…

- Tu te rends compte que ces types ne se régalent jamais tant, qu’avec des morceaux de cadavres d’animaux… comment appellent-ils ça déjà… ah oui… la ‘’gardianne’’ qu’elle horreur ! ça baigne dans le sang ! Faut-il être un sauvage quand même !

- Tu veux que je te dise ? Ca va que son assurance le rapatrie, sur Paris, mais des mecs comme ça mériteraient d’être soignés au fin fond de la Camargue par des bouseux de la même espèce. Après tout, puisqu’ils aiment les traditions archaïques…

- Ouais, avec des drains et un pénilex en peau de vache….

Elles partirent d’un grand éclat de rire sarcastique qui résonna entre les quatre murs de la chambre, couvrant le bip régulier du moniteur cardiaque et me causant une céphalée immédiate. Est-ce ce qui me replongea dans le coma ? Sans doute. Au moment crucial où j’aurais eu besoin d’un stimulant bienveillant pour me raccrocher au monde, cette incompréhension dont je fus l’objet, ce refus d’essayer de m’accepter et de me comprendre, de m’aimer tel que j’étais, au lieu d’aider à la connexion de mes neurones, les avait court-circuités net. Du coup je rétro-pédalai du cerveau, je repartis à l’envers, je reperdis conscience, je retombai dans le très végétatif état de coma carus sur la Glasgow Coma Scale, sorte d’escalafon des traumatismes sur le carafon. Un engagement cérébral réalisant une hyperpression de la formation réticulée activatrice ascendante, c’est ça que j’avais. Et les deux internes blondes, en ne m’aimant pas - c’est fragile le psychisme d’un homme blessé - ne me reconnectèrent pas au monde. Je les en remercie.

Depuis, je flotte, bienheureux dans une marinade de toro, Les deux blondes, assez ‘’jamonas’’ je dois dire, évidemment nues sous leurs blouses blanches, se prélassent sous un chêne centenaire. Leurs cuisses sont comme qui dirait ‘’de bellota’’, du coup. Elles m’éventent en secouant mollement des muletas empesées. Il faut dire que m’est venue une puissance de toro et chaque jour, je les abandonne comblées, des orgasmes prodigués. Je les aime selon mon bon vouloir, sans précipitation, à ma guise, en un crescendo maintenu haut dans la tension qui leur arrache des gémissements de chattes possédées ; je ne saurais mieux dire ; une tension dont je ne les libère qu’à l’extrême limite de la tolérance par une douce électrocution qui les laisse chaque fois plus pantoises et plus admiratives des taureaux ; d’eux me provient cette puissance virile dont elles ne cessent de quémander l’élixir. Là-bas aussi, en Extrémadure, où les toros m’ont piétiné, la liqueur de gland est très prisée.

Dans la vraie vie, je bande toujours. Enfin, disons que j’ai conservé intacte mon érection matinale. Surtout quand c’est Annabelle qui vient me toiletter. Elle est douce Annabelle. Rigoureuse. Elle n’oublie rien, n’élude pas, me considère dans mon entier. Elle ne contourne pas mes parties comme les autres infirmières. Dans sa main, je darde vers le ciel. L’autre matin il m’a semblé sentir une pression accrue de ses doigts au travers du gant de toilette. Mes yeux en ont roulé sous mes paupières et Annabelle m’a lâché précipitamment de peur que je ne sorte du coma.

Mais le meilleur du pays de mes songes que je ne devrais jamais quitter si personne ne me débranchait, c’est ce souvenir récurrent. Je me retrouve sur ce chemin. Je les revois s’avancer au ralenti, droit sur moi, leurs muscles roulants sous leur cuir lustré dans le soleil. Comme des félins très puissants et très armés. Comme des taureaux. Magnifique approche. D’effet bœuf. Là, je suis très rapide. Je feinte, j’esquive, j’embarque d’un côté pour me retirer de l’autre, maître du temple et de la vista : el rey del quiebro ! Parfois, je saute même au-dessus de la horde, tandis qu’ils ‘’humilient’’ pour me cueillir. Pourtant, en vrai, je n’avais pas bougé un cil, tétanisé de peur que j’étais, et ils étaient venus me piétiner. Don Tancrède mon cul.

Tout le monde vient boire et papoter dans ma chambre qui n’avait jamais connu pareille animation. C’est la fête permanente. Mes amis de campo sont épatants : ils ne manquent jamais l’occasion de me rendre compte des corridas vues et des voyages entrepris. Ils n’ont jamais fait réparer la carrosserie du vieux break Rambler qui m’avait crânement protégé la tête de son pare-choc chromé. Des coups de cornes arborés telles des reliques sacrées. Leurs commentaires suscitent des interrogations sans fin dont ils n’ont pas les réponses, tauromachiques, médicales ou philosophiques. Avec ma maturité accélérée, j’en aurais formulé quelques-unes si le langage ne m’était pas devenu impossible. Alors je les écoute débattre avec la bienveillance que l’on accorde aux enfants. En ce moment, je réfléchis : L’intrépidité trahit-elle un manque d’intelligence ? Cette question me taraude… Faut-il être con pour être torero ? Le courage compense-t-il à lui seul, la conscience du risque ? A-t-on tant besoin d’amour qu’il faille mettre sa vie en jeu pour le découvrir ? Etais-je torero quand je suis resté planté là, talons en terre, alors qu’ils venaient sur moi ? Dans mon état léthargique, j’ai eu le temps de réfléchir. J’étais trop confiant, avant. Désormais, je ne concèderai plus rien. D’ailleurs, quand je sors de la marinade, tel un peau-rouge turgescent, pour assouvir le désir brûlant des ‘’jamonas de bellota’’ à l’ombre du chêne écorcé vif, je garde mes bottes.


6 commentaires:

el Chulo a dit…

très delonien et très réussi.

Anonyme a dit…

Non, manque du réalisme qui existe quand tu parles vraiment de toi...
Enfin, encore trois ans et tu seras délivré de ce prix maudit! :)

isa du moun

Marc Delon a dit…

gracias chulo.

le realisme qui existe ?

Anonyme a dit…

C'est un concept intéressant, non?
J'ai fréquenté assidument un mythomane, et la réalité était fluctuante...

isa du moun

Anonyme a dit…

C'est un récit prenant, vivant, jamais lassant jusqu’à la chute, bien amenée. Mérite sa place dans un recueil de qualité.

el Chulo a dit…

merde isa, le réalisme qui existe c'est quoi? sujet de philo!