Ce toro de bronze devant l'arène vicoise, pour être immobile, n'en est pas moins important pour l'aficion passée, présente et à venir. Certains se souviennent de la façon dont Ruiz Miguel tordait les aurochs et d'autres le sauront plus tard, y viendront parce qu'ils ont aujourd'hui fait les couillons sur le dos de la statue... Elle me parait réaliser à blanc une véritable tauromachie. Pour le ''monter'', déjà, il faut transgresser, franchir la grille qui l'entoure. Escalader cette grille, c'est un peu surmonter les réserves émises par votre entourage quand vous leur annonciez que vous vouliez devenir torero :
- Mais tu es fou, n'y va pas, ce n'est pas raisonnable, tu vas t'esquinter, t'empaler, mener une vie de polichinelle, etc...
Ben oui, mais quand tu y es, tu es le centre du monde, tout le monde te voit, mieux, tout le monde te regarde et qui plus est, tout le monde t'aime. Tu es celui qui sort de la foule, celui qui va au toro, qui prend possession de la bête et du regard de tous. On te montre du doigt, on t'interpelle, on te photographie, les filles te reluquent, les anciens te sourient, c'est toi le torero de cette plaza ! Toi, le nombril de cette foule qui déambule alentour et c'est grisant. Alors tu y vas, tout seul ou avec ton pote, avec ta copine, ou, comme Benjamin, à la plage, en étendant ta serviette sur ses gros muscles de bronze, pour rester là, allongé de longues minutes, alors que tes copains t'arrosent le cul avec leurs fusils à eau. Mais cela ne te déloge pas, tu enserres amoureusement le gros toro capable de changer ton statut, toi qui enserrais il n'y a pas si longtemps ton gros nounours dans ton lit, tu surmontes maintenant la grosse bête, en bon festayre qui accomplit ce rite de passage de l'enfant que tu étais hier, à l'adulte que tu seras demain. Car tu sais que demain, par cette audace, c'est peut-être une fille que tu auras la chance de serrer fort dans tes bras.
Tu ne le sais pas encore mais tu es un tauromache, c'est sûr. Et un jour, après-demain, te viendra cette idée : et si aujourd'hui avec les quarante-cinq euros que j'ai à dépenser, j'achetais une place de tendido au lieu de les boire ? Et là mon pauvre, tu es foutu, car l'addiction a los toros elle est plus indécrottable que celle à l'alcool, car elle vient de ton nounours, elle vient de ton enfance, tu viens d'entrer de plain pied dans le grand songe, tu t'aperçois que tu as ça en commun avec ton grand-père que tu n'as pas connu longtemps et de qui ainsi tu te rapproches. Et alors ce qu'il n'a pas eu le temps de te dire, te manque cruellement, et tu fais de gros efforts pour te souvenir de ce qu'il essayait de te transmettre et que tu n'écoutais pas. Ca te gonflait même, ces litanies d'un autre monde. Et comme elles te manquent, maintenant, comme elles t'enrichiraient, toi enfin prêt à les recevoir comme un vin de messe. Mais il est parti ton grand-père, avec ses tics, ses rides, ses grosses mains de travailleur de la terre, son front ''blancass'' sous le béret, ses valeurs et ses histoires dont il souffrait qu'elles n'aient plus d'oreilles attentives. Il te reste son béret, là, au clou, derrière la porte de la cuisine. Un jour, si tu en as le courage, tu plongeras le nez dedans et inspireras de toutes tes forces, jusqu'à t'en pincer les narines, pour voir, si tu peux prendre la claque de ce shoot d'humeurs patriarcales. Si t'as de quoi encaisser ça, tu auras franchi une autre étape de l'âge d'homme. Il te reste sa canne. Pas celle en aluminium, télescopique et réglable du pharmacien, non, celle qu'il s'était fabriquée lui-même, avec son couteau, et ses doigts aussi noueux que la branche du vieux poirier utilisée. Ce même couteau qui t'impressionnait quand tout petit il te prenait sur ses genoux et tranchait un gros pain croûteux que ta petite bouche peinait à mordre. Et puis des tranches de lard fumé, aussi, avec de la moutarde, dont il te badigeonnait un peu les lèvres malgré la réprobation des femmes, pour ''t'endurcir'' qu'il disait, et alors comme elle lui plaisait ta grimace et comme il s'empressait de te donner de la mie de pain et du lard pour que tu ne souffres pas trop de la puissance de cette moutarde d'homme que les femmes ne mangeaient pas.
Et puis un jour, quelques décennies plus tard, au milieu d'une bronca destinée à un peon maladroit qui n'arrive décidémment pas à puntiller ce toro agenouillé, qui plonge et replonge jusqu'au dégoût la lame de ce poignard dans la nuque lardée, tu te demanderas enfin : mais où il est passé ce couteau ? Son couteau, "le" couteau de grand-papa, qu'il me gardait précieusement, dont il avait toujours dit qu'il serait pour moi, sans doute parce que c'est par lui, lors de ses moments privilégiés du goûter, qu'on était les plus proches. Ce couteau dont tu n'as jamais fait cas jusqu'à ce jour, et qui d'un coup te manque cruellement, où est-il putain ? Et il te manque ; et tu t'en veux comme un chien ; perdu à vie ; ne reviendra plus ; verras plus jamais ; et elle fait soudain si mal cette absence ; et tu n'as plus que des souvenirs embrumés ; des images fugaces et estompées ; cette lame qui tranche la croûte d'un pain comme on n'en fait plus ; ce lard brun rouge entrelardé de gras aussi blanc, savoureux et dangereux que l'intérieur des cuisses des femmes ; et puis la foule exulte qui te secoue et te sort de ce songe ; le toro est enfin, à nouveau, mort, parti. Comme grand-papa.
Un jeune m'a tapé sur l'épaule quand je faisais cette photo et m'a dit : c'est pas pour un blog ? Si ? Ecrivez-le svp qu'il s'appelle Benjamin Laporte, (si mon souvenir est bon...) qu'on puisse le retrouver sur la toile...
4 commentaires:
Enfin, une histoire taurine, un taureau "tout public", une photo qui nous renvoie aux heureux temps où on cherchait toujours à se percher sur quelque chose, où les grands-pères sortaient l'opinel ou le laguiole de leurs poche, pour couper le pain, le fromage ou la pomme ou pour façonner un sifflet ou un bâton dans une branche de noisetier !
G
Benjamin Laporte, à jamais dans nos coeurs. Jamais nous ne t'oublieras...
Quelle belle statue &questre!
Beau texte. Qui ne peut laisser indifférent. C'est quand on prend le temps d'oublier la rumeur de la foule, les combats stériles, les cacophonies hâbleuses, les luttes quotidiennes dont on se demande parfois si elles méritent une telle perte d'énergie ... que l'on atteint l'essentiel, ces bulles de bonheur, ces souvenirs émouvants et vrais ... pourquoi les grand pères deviennent-ils des géants ? Cherche-le ce couteau ... mais je ne te souhaite pas de le retrouver : sa quête fait perdurer ta complicité avec ton grand père.
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