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de Béatrice Mandopoulos
Eusebio a quatre-vingts ans et une casquette à carreaux. Rafael s’est peint les cheveux en vert pour fêter ses dix-huit printemps. Eusebio et Rafael sont assis l’un à côté de l’autre. A l’ombre. C’est le même prix qu’au soleil. Il suffit d’arriver tôt. Rafael et son grand-père ont remonté ensemble la rue principale vers l’arène démontable, installée en face de la station-service. Pour deux heures de sable, de paillettes et de sueur. Et de taureaux. Car ceux qui croiraient qu’Eusebio et Rafael vont à la corrida comme on regarde la télé, un dimanche d’hiver pluvieux, se trompent. Ici, sous un soleil cru qui fait pâlir le ciel, les taureaux ont des cornes, du cœur et des pattes et font trembler la terre sous la fine couche de sable du ruedo d’un jour.
Ici, des garçons au visage inconnu reçoivent dans leurs capes des charges longues et franches qui ne pardonnent rien. Eusebio non plus. Les yeux plissés sous la visière, il mesure le talent des hommes à l’aune de l’animal. Nous sommes à la mi-août et toute l’Espagne est une arène. Des plazas prestigieuses aux montages de fortune, des milliers de ronds jaunes cerclés de rouge. Foules bigarrées et vendeurs de pipas. Mules à pompons et boissons fraîches. Ici, l’alguazil est en short et, le mollet fier, trottine vers le centre de la piste pour remettre les trophées de l’après-midi. Deux oreilles au premier diestro de la tarde. Une faena propre, technique et élégante, sur deux mètres carrés. Le soleil ne baisse pas. Rafael est content.
Cinq ou six cents kilomètres plus loin, dans les vapeurs de havanes et d’huile solaire, d’autres oreilles tombent. Pour rien. Pour un jeune homme charmant au sourire d’acteur côté en bourse. Sur ces tendidos-là, d’autres sourires, clinquants et bien élevés, si manifestement étrangers à l’odeur des fauves et à la peur des hommes. Eusebio plisse un peu plus les yeux. Le quatrième est difficile. Cette corne droite, tout à l’heure, est montée sur l’encolure du cheval et frôle maintenant le corps du jeune homme inconnu qui allonge le bras et gagne des centimètres longs comme des équateurs. Quand il lève l’épée, on entend un klaxon du côté de la station-service, à l’autre bout du monde.
Ici, on attelle différemment à chaque arrastre : en file indienne puis en triangle puis … C’est fini. Les gamins du village envahissent le rond en piaillant. Tee-shirts des peñas … El Diamante … Los Bárbaros … La première vache sort dans le tohu-bohu des bandas. Eusebio et Rafael vont rentrer. Ils redescendent la rue principale qui conduit au bar de Manolo où, jeune homme, Eusebio venait écouter la radio avec le père du Manolo d’aujourd’hui dont le fils, Manolo, joue au football avec Rafael. Le grand-père et son petit-fils racontent la course – le sérieux des armures et la vaillance des hommes – à des voisins qui comprennent sans aimer vraiment.
Demain, le journal parlera d’une autre course où l’on a gracié un taureau invalide sous le regard triste et vaguement scandalisé d’un garçon cousu d’or qui n’en demandait pas tant. Eusebio et Rafael sont de Mozoncillo, quelque part sur le pli 34 de la carte Michelin 442. A deux pas de Ségovie. Un village parmi d’autres où la corrida a une âme.
Ici, des garçons au visage inconnu reçoivent dans leurs capes des charges longues et franches qui ne pardonnent rien. Eusebio non plus. Les yeux plissés sous la visière, il mesure le talent des hommes à l’aune de l’animal. Nous sommes à la mi-août et toute l’Espagne est une arène. Des plazas prestigieuses aux montages de fortune, des milliers de ronds jaunes cerclés de rouge. Foules bigarrées et vendeurs de pipas. Mules à pompons et boissons fraîches. Ici, l’alguazil est en short et, le mollet fier, trottine vers le centre de la piste pour remettre les trophées de l’après-midi. Deux oreilles au premier diestro de la tarde. Une faena propre, technique et élégante, sur deux mètres carrés. Le soleil ne baisse pas. Rafael est content.
Cinq ou six cents kilomètres plus loin, dans les vapeurs de havanes et d’huile solaire, d’autres oreilles tombent. Pour rien. Pour un jeune homme charmant au sourire d’acteur côté en bourse. Sur ces tendidos-là, d’autres sourires, clinquants et bien élevés, si manifestement étrangers à l’odeur des fauves et à la peur des hommes. Eusebio plisse un peu plus les yeux. Le quatrième est difficile. Cette corne droite, tout à l’heure, est montée sur l’encolure du cheval et frôle maintenant le corps du jeune homme inconnu qui allonge le bras et gagne des centimètres longs comme des équateurs. Quand il lève l’épée, on entend un klaxon du côté de la station-service, à l’autre bout du monde.
Ici, on attelle différemment à chaque arrastre : en file indienne puis en triangle puis … C’est fini. Les gamins du village envahissent le rond en piaillant. Tee-shirts des peñas … El Diamante … Los Bárbaros … La première vache sort dans le tohu-bohu des bandas. Eusebio et Rafael vont rentrer. Ils redescendent la rue principale qui conduit au bar de Manolo où, jeune homme, Eusebio venait écouter la radio avec le père du Manolo d’aujourd’hui dont le fils, Manolo, joue au football avec Rafael. Le grand-père et son petit-fils racontent la course – le sérieux des armures et la vaillance des hommes – à des voisins qui comprennent sans aimer vraiment.
Demain, le journal parlera d’une autre course où l’on a gracié un taureau invalide sous le regard triste et vaguement scandalisé d’un garçon cousu d’or qui n’en demandait pas tant. Eusebio et Rafael sont de Mozoncillo, quelque part sur le pli 34 de la carte Michelin 442. A deux pas de Ségovie. Un village parmi d’autres où la corrida a une âme.
1 commentaire:
Quelle magnifique prose qui nous raconte ces ambiances de " tardes " où, inconsciemment,chacun de nous guette ces instants de poésie au travers des scintillements des ors des "trajes" de lumière et des regards étrangement lointains des acteurs qui vont pénétrer sur le sable des arènes .
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