La lecture ne s'aborde pas sans une certaine appréhension vu que le thème se répète chaque année et que passer d'une nouvelle à l'autre n'est pas de se vautrer dans un roman.
Par chance, la variété des registres, la localisation des récits dans des époques plus ou moins lointaines, la maîtrise du sujet et de l'écriture par des auteurs confirmés les rend passionnantes.
Toutes sont porteuses de ce lexique taurin glissé au hasard d'une phrase, espagnol le plus souvent, emprunté aux techniques de la tauromachie, avec des noms de célébrités, hommes ou taureaux, des figures stylistiques évocatrices des grands moments de l'arène, qui en créent la saveur et la singularité.
Les personnages sont souvent en situation de rencontre et de conversation, on se parle, on raconte, on commente des « video », on regarde des affiches et alors surgissent des images d'arènes, d'Espagne, d'Andalousie, de gitans, de flamenco, Nîmes, la Camargue, les Cévennes même, et pourquoi pas du Wyoming avec ses vaches noires et ses chevaux.
Et des histoires taurines de souvenirs glorieux ou malheureux s'enchevêtrent, un parallèle s'établit entre le rêve, ou le cauchemar - les cauchemars sont nombreux dans ce recueil, en début ou en fin de nouvelles ! - et une réalité bien actuelle et difficile, blessure grave, ou licenciement, chômage, reconversion ( voir surtout : Vegas Arenas de M. Jltsch, et Torero, pointure 36 de G. Gruhn..)
La tentation est grande de symboliser la corrida par les affrontements entre humains : par exemple, dans le texte tout en subtilité et humour, Canicule de J. P. Didierlaurent, voici la démarche des VRP-toro « chargé de ses deux mallettes, gesticulant et s'avançant...c'était toujours comme ça. Ils se ruaient tête baissée débordant d'enthousiasme, des mots pleins la bouche... » vers l'acheteur-torero qui n'achetait pas et l' avait épuisé!
Ainsi, tout ce qui résiste est toréé, le gibier, le poisson, même les touristes à la sortie des arènes, par deux escrocs dont on suit les aventures picaresques les plus drôles dans ''Fin de course'' (Nicolas Ancion) jusqu'à leur fuite au galop, l'un d'eux sur fauteuil roulant ! Ou même l'écriture, « les mots, ses toros à lui qu'il tordait sans pitié... considérer le toreo comme une syntaxe, procéder à la lexicalisation des passes, templer le récit par la ponctuation, banderiller d'un phonème... » (Les Haies de cactus, M. Delon).
Le plus souvent c'est par le regard curieux d'un personnage que le récit va transmettre l'idée et l'image de la corrida. Par l'enquête d'une journaliste qui se rend dans "La Maison des Ombres" de G. Flipo, texte sobre et élégant comme le milieu aristocrate où « on ne parlait que de toros », ou alors par les questions d'un enfant naïf que dans ''Mon Oncle, le dimanche'' (de Fr. Garcia) amènera à la corrida, ou par un conte de griots qui en rappelle les grands moments dans ''Les Haies de Cactus'' (M. Delon) alors que la corrida est abolie depuis longtemps dans un monde totalitaire qu'Orwell ne désavouerait pas : interdiction d'en parler mais les curieux se regroupent en cachette pour la connaître jusqu'à ce que la police intervienne pour rompre le charme et alimenter le drame. Chez Céline Robinet les remarques étonnées de Cascabel, la vache, dans "La Première sera la dernière" font surgir les questions et les remarques les plus inédites, soit avec humour soit avec un sérieux d'inspiration psycho-analytique-sociologique (selon que le narrateur est toro ou torero), pas toujours innocentes, et, dirions-nous un peu trop longuement didactiques.
Intéressante aussi, et pleine d'humour et de tendresse, l'arrivée du rancher puritain américain dans ''La Grâce des taureaux'' de Dan O'Brien débarquant de son lointain Wyoming, en France, puis à Nîmes pour récupérer sa fille, étudiante en français, qu'il retrouve « en couple » et le comble, avec un torero « un matador, nom de Dieu. » et qui juge « idiot de vouloir tourmenter un taureau à dessein » dans la corrida, lui, l'habitué des rodeos ! Il s'en retourne prématurément à ses insomnies peuplées de cauchemars taurins. Bullshit la corrida.
Dans les récits d'avant-garde, c'est le contraste entre la vie des personnages et l'actualité qui met le mieux en relief les particularités du spectacle taurin. Dans ''Corrida Transgénique'' De J.C. Lartès, rappelant Houellebecq avec trois toreros, qui reviennent sur terre après leur mort et sont promis à l'immortalité dans un monde où tuer, risquer, s'ennuyer sont formellement interdits. Par chance, la révolution survient et rétablit le risque sans lequel le spectacle n'avait aucun sens... tout comme, dans "Les Haies de Cactus" : après la description d'un monde déshumanisé, alourdi de techniques dans des phrases débordantes de mots scientifiques high-tech. Quand tout est réglementé, sexualité, (« les organes appendus ont subi une atrophie génétique notable , n'est plus couillu qui veut ») procréation, - bien plus perfectionnée que chez Huxley -, alimentation, tabagie, loisirs, quand tout est interdit, que l'humanité est encerclée de haies de cactus comme autrefois les taureaux à présent éradiqués, dans leurs prairies andalouses, seul le mot Corrida est magique par ce qu'il véhicule d'images glorieuses, de plaisirs sensuels, de feria, de fiestas. Vision hardie d'un monde vers lequel on tend, quarante ans après mai 68.
Une seule corrida est décrite dans tout son déroulement : Topographie de l'enfer, d'A. Martin. Avec une précision scrupuleuse, dans un prose poétique parfaite, le narrateur file la métaphore de l'Enfer, focalisant notre regard sur le « il » qui désigne le taureau. dans son désert de sable , son chaudron, cet enfer d'où il franchit douloureusement les cinq cercles parmi des créatures dantesques, jusqu'à sa mort et au-delà. L' univers est surréaliste, l'émotion coupe le souffle, on aurait aimé, jusqu'à la fin...
Que dire du torero ? Sa mort est relatée dans presque toutes les nouvelles dont Faire revenir la Viande de Séverine Gasparini est la plus tragique : le réalisme, la crudité de ce titre, peu engageant, dit le malheur implacable d'une femme qui cuisine alors que le mari vient de périr en toréant. en de courtes phrases qui se répètent, avec force et lenteur, - en attestent les blancs typographiques -, martelant ainsi les obsessions du personnage, le souvenir du passé alternant avec la réalité sanguinolente du présent, la mort du mari, du taureau, l' l'hôpital, l'ambulance, la boucherie, la daube. Est-ce pourquoi ce thème du boucher est récurrent dans les nouvelles de ce recueil ?
Un seul torero est à échelle humaine : Nadège Vidal dans Sparring partners, nouvelle très concise, et alerte s'il en est, crée un torero modeste, qui, lui, ne va pas se plier aux cupides fantasmes d'un père exigeant ou d'un apoderado. Il se contente d'une victoire à sa mesure.
Le torero est ce dieu prestigieux, honoré pour sa virile bravoure et son habileté. Sa rencontre subjugue et influence les jeunes. (Les exemples seraient trop nombreux) : Ricardo Vasquez-Prada dans Le Train de figuras en fait défiler devant son jeune serveur qui veut les « voir de près,» et que le narrateur présente à grands coups d'hyperboles, de noms célèbres. Ils ont de la prestance, de belles voitures, des femmes à gogo, belles, de l'argent et de l'arrogance. Mais parfois, ils descendent de leur piédestal pour devenir des joueurs invétérés, âpres au gain et à l'alcool, dédaigneux des lois... et des mendiants. Et pour le personnage américain du Wyoming, Frédéric, le torero amoureux de sa fille est « un petit enculé...un peu taré, . hein ?..ce petit coq de combat ». Et chez G. Flipo, le comte s'exclame qu'il ne voudrait pas envoyer son taureau favori « dans l'arène, livré au premier fanfaron venu ? ». (Malheureusement, défié par la perfide et attirante journaliste, il se contredit et son jeune fils en mourra).
Mais à nous, lecteurs, ils restent sympathiques dans leur humanité, leur peur, leurs souffrances, leurs amours incompatibles avec le métier. Dans la lettre-nouvelle, Arequipa, Pérou . inspirée de près par Lettres Portugaises de Guilleragues dont l'auteur, Vincent Bourg, dit Zocato, adopte la forme et le ton, les formules, des noms propres à peine déformés, la syntaxe et par-dessus tout la préciosité - superbe exercice de réécriture-invention pour classe de première -. le héros confesse à sa mère, avec l'assistance d'une religieuse, qu'en toréant il a jeté ses yeux sur la belle des gradins « hélas je lui ai menti et détourné les yeux du fauve... A l'aube, un oiseau du paradis me poussa à me lever... Sans doute, de fuir, ai-je perdu l'amour de ma vie. »
Pour terminer sur une note plus joyeuse on ne peut négliger les rencontres d'aficionados toujours réjouissantes car la mentalité mâle traditionnelle s 'y déploie dans tout son splendide « machisme » : voir surtout Fin de course, Les Haies de cactus et Mon oncle, le dimanche. Ernest des Cévennes (de François Capelier). Les aficionados se rencontrent sans leurs épouses pour boire, s'enfumer au cigare, s'informer et informer surtout, causer, se montrer, « tartariner », klaxonner, se vanter de leurs succès féminins passés et présents, toujours assurés, obéis qu'ils sont dans leurs exigences d'autant plus que l' épouse ou la mère reste à la maison en Mater dolorosa après un deuil, pour faire la cuisine, servir «Ana mon rasoir, Ana mes bretelles! »( cf. Mon Oncle, le dimanche.), se réjouir des réjouissances du mari. On emmène le neveu, mais il n'y a pas de fillette aux arènes de nos écrivains, jamais la moindre allusion à une torera – sauf étourderie de ma part - et le petit garçon, on l'initie à la suffisance et aux grivoiseries « déniaisantes ». Dans Faire revenir la viande, la femme une fois épousée par son torero qui l'a conquise et déflorée dans les arènes, n'ira plus. Qu'adviendra-t-il de l'Américaine après des années de vie dans le Sud la France? Pour l'instant, elle tremble d'admiration et d'effroi devant le dieu qui torée. C'est fête dans la rue, c'est animé, bruyant et on mange, bien entendu. Ecoutons Pepote dans Les Haies de cactus, quand il a la nostalgie des repas de feria : «Une chair laiteuse, parsemée de gousses d''ail haché... libérer l'encre de la poche, s'en noicir les gencives jusqu'au délice, se brûler la langue d'une liche d'ail, ...La manzanilla ruisselle aux commissures, les olives giclent sous les dents, des encornets grillent dans une épaisse fumée qui masque celle des cigarillos... »
Aux lecteurs maintenant de consommer à petites doses ces nouvelles émouvantes, drôles et amusantes ou graves dont toutes n'ont pu être citées Au passage, bien caresser des yeux, la couverture du recueil.
GINA
4 commentaires:
Merci pour cette lecture attentive et ces commentaires plus que détaillés ! Votre critique donne même des pistes pour écrire de nouveaux textes dans les années à venir... que pourrez à nouveau commenter et on bouclera la boucle infinie, comme un anneau de Moebius ;-)
Merci pour ce billet. J'ai trouvé votre commentaire intéressant et écrit dans une belle langue, donc agréable à lire. Il y avait tant de bons textes dans ce recueil que je suis impatient de découvrir...
Je n'en dirai pas autant du texte lauréat que je trouve consternant, ampoulé, aussi riche en afféteries balourdes qu'en fautes de grammaire et d'orthographe. Mais peut-être a-t-il été corrigé pour le passage à l'édition.
Bien sûr qu'il a été corrigé mais il est ampoulé à dessein pour réaliser ce "à la manière de" clairement revendiqué par l'auteur. Tant mieux pour Vincent s'il a rèussi le hold-up en peu de mots et mieux vaut avoir le génie de l'écriture et des lacunes en orthographe que l'inverse . L'un s'apprend, l'autre pas...
Non, moi l'incompréhension qui m'étreint c'est qu'un jury puisse considérer éligible au prix Hemingway, un prix à l'essor et à la crédibilité duquel ces inventeurs travaillent, un exercice déclaré de pastiche qui est selon le dictionnaire constitutif du plagiat... Cela reste assez mystérieux pour moi ! Mais Vincent lui, il a joué cette carte, il a gagné, tant mieux pour lui. Comme quoi, c'est le jury qu'il faut convaincre, pas les co-auteurs !
Le deuxième étonnement est que le jeudi était donné à l'entrée de l'arène un petit journal avec toutes les intros des nouvelles et leurs auteurs dûment répertoriés... or le prix est déclaré être décerné strictement à l'aveugle... le lendemain ! Il est donc évident qu'il y a quelque chose à changer !!!
J'espère que je rends service en relevant l'anomalie ?
Ancion, Delon, Flippo-ns ! Quand il y aura autant de Kinés que de journalistes dans le jury, peut-être auras-tu une chance de gagner le prix ?!
D'autre part, pour la notoriété de ce prix, un truculent jounaliste parcourant tous azimuts le monde taurin de ses conférences, est plus à même de le vendre qu'une obscure et timide prof de collège ou qu'un pétrisseur de muscles de banlieue... Faut vous réveiller les scribouillards idéalistes ! Le monde ne marche pas comme vous le croyez !!! Pendant que vous vous échinez dans le caparaçon, le prix est décerné au quiebro !
Lengua de verdad
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