Manolete, Le Calife foudroyé.
Anne Plantagenet dresse un portrait de Manolete, retrace les grands moments de sa vie, et les petits, ceux de l’homme et ceux du torero, et ceux de l'Espagnol des années 1917 à 1947. Elle réfléchit à tout ce qui le définit, elle nous offre de lui une image exacte et non tronquée en exploitant largement les archives et les témoignages après avoir traqué elle-même sur place les faits les plus significatifs.
Le livre commence au 27 août 1947 quand Manolete se rend de Madrid à Linares pour y toréer le lendemain, et se structure en chapitres correspondant au déroulement d'une corrida.
Paseillo présente les personnages avec leur identité et leurs états d'âme. Manolete d'abord, songeur, déçu par le public, triste, pressé de prendre sa retraite en Amérique. Trois hommes l'accompagnent, trois amis : outre le journaliste Bellon, il y a Guillermo, de six ans l'aîné du Nino, qui a partagé avec lui la pauvreté, les privations, les jeux taurins puis plus tard, en 1936, le front d'artillerie, et les rêves de gloire. Il est devenu son chauffeur, valet d'épée, conseiller, confident, ami intime, dévoué et possessif jusqu'à la mort. Camara, depuis 1936 est l'homme d'affaire, austère, intransigeant, autoritaire qui discute contrat, choix des taureaux et revenus à la place de Manolete dont il a reçu les pleins pouvoirs. Il a accepté un changement dans le choix des taureaux pour Manolete, demain. Il aura des miuras – c'est déjà arrivé sept fois - afin de lui défendre sa réputation. Gitanillo de Triana. et Don José Miguel Dominguin à qui il avait confirmé l'alternative, très sûr de lui, toréeront avec lui.
On est peu bavards dans la buick : l'ambiance est crispée. On critique les moeurs de Manolete, ses amours impossibles.
Piques s'attache à décrire l'ascendance du héros, ses père, grand-père, oncle qui furent toreros, sa très catholique et pieuse mère, Angustias qui perdit ses deux maris toreros et pousse aux études son nino pour qu'il ne cède pas à l'envie de les imiter. Dernier et unique fils restant à Angutias, au milieu de cinq filles, le nino, Manolete, a six ans quand son père meurt. Calme, introverti, aimant lire et dessiner, sensible, - parfois excessivement -, capable de rancune et d'orgueil, très croyant et très madrero, il se soumet le plus souvent à la volonté des adultes et de sa mère, mais s'obstine et persévère dans son idée d' abandonner ses études à onze ans et demi pour toréer et rapporter de l'argent à sa famille trop pauvre. On assiste à la naissance de sa vocation, à sa première blessure quand il joue et s'entraîne avec ses camarades de la Merced, à Cordoue, sa ville.
Banderilles consolide la formation du nino, qui commence à toréer, surprendre, s'offrir sa première bicyclette d'occasion, à figurer en Manolete (1931) à l'affiche d'une novillada. Il s'engage dans la troupe des Califes en 1933 et pour la première fois de sa vie, il entre dans les arènes de Linarès, puis il se rendra à Arles et Nîmes en Juin 1934 pour affronter des taureaux dont il doit se contenter de simuler la mise à mort. Peu à peu, il torée, étonne, réussit.
Il porte son premier habit de matador et triomphe à Madrid en 1935.
Il obtient trois gros succès ensuite, dans les arènes de Cordoue et comme il continue de toréer malgré la guerre civile, il obtient son alternative en juillet 1939 à Séville. À 22 ans, il est triomphalement confirmé matador de taureaux à Madrid, le 12 octobre. C'est le point de départ de ses nombreux contrats.
Faena expose dès 1940, ses grands triomphes, sa richesse, son grand succès à Madrid. C'est là qu'une belle actrice divorcée, Antonia Bronchalo soit Lupe Sino remarquera que « c'est un grand torero, mais dur et sec comme un manche à balai ». Pendant ce temps, Lui, devient Le Monstre, en tête des matadors de taureaux. Il s'amuse enfin, sort, fume, boit, aime le flamenco, et tombe fou amoureux de la petite Lupe en 1943. Les succès continuent. Le 6 juillet 1944, à Madrid, il rentre dans l'Histoire, Lupe à ses côtés, puis il est célébré à Cordoue, Valence. Le 8 mai 1945, la tête de son taureau, marquée du V de la victoire est discrètement envoyée à Churchill. On lui oppose des toreros célèbres comme Arruza, un Mexicain qui deviendra son ami et Luis Miguel Dominguin.
C'est aussi sa période des grands voyages entre Madrid, Lisbonne, Mexico, New-York...
Partout, on aime sa façon de toréer très près du taureau, il danse avec lui sans regarder ses cornes et les fixe, eux, les spectateurs comme procéda avant lui Bienvenida,.. L'union qu'il crée avec son taureau est parfaite … C'est une véritable star qui ne se déplace jamais dans les rues sans une troupe de gosses excités autour de lui, ses lunettes fumées sur le nez et se prête aimablement au jeu des photographies : hommes d'église, bonnes soeurs, célébrités en tout genre, tout le monde veut figurer à ses côtés. Toréer avec lui est un honneur et un défi, pensent ses concurrents : Manolete sort tout son répertoire. Le classique et même l'ornemental, naturelles pures et manoletinas spectaculaires, derechazos et les désormais célèbres passes, regard tourné vers le public qu'il ne trahit jamais, pas plus que ses impresarios. Alors, le sable se couvre de chapeaux, de fleurs, de foulards, d'éventails...le lyrisme s'épanouit comme la gangrène.
Les intellectuels font ses éloges dans la presse, composent des poèmes. On pense que Manolete est le meilleur, l'unique, qui a « millimétré la tauromachie, bouleversé toutes les règles de l'art de toréer » ; des dîners sont organisés pour lui, en son honneur, à Cordoue, pendant l' hiver 1944-1945, à Madrid aussi, avec de grands et nombreux écrivains en queue de pie et noeud papillon, tandis que Manolete est dans son costume andalou, fort intimidé. Il est très sollicité, recherché... par des associations caritatives, aussi. Albert Gance lui propose de jouer dans un film qui le célèbrerait. Autre paella géante en mai 1945, à Valence où les deux rivaux, Manoleto et Arruzo, l'alcool aidant, vont devenir de grands amis. Il reçoit de nombreux visiteurs dans sa chambre d'hôpital après une grave blessure en juin 1945, on lui consacre une biographie, il pose pour les photographes ...Au cours de ses voyages, en Amérique où il croit s'évader, libéré de toutes ses chaînes, il est démasqué, interviewé, célébré, à Curaçao en novembre1945, puis à Cuba, puis à Mexico, incapable qu'il est de retrouver hors d'Espagne, un peu d'anonymat. Seul Hemingway vexé d'avoir à l'attendre partira sans le saluer !
La mise à mort. Nous sommes de retour à Linarès, les 27, 29 août 1947 où nous l'avions vu se rendre au tout début de cette biographie. Opposé à Gitanillo et Luis Miguel Dominguin, la mise à mort, nous le savons, sera la sienne et celle du taureau, Islero.
Arrastre. L'après-vie, les funérailles. Les hommages mondiaux, qu'on ne saurait énumérer ici affluent à Cordoue. Churchill écrira une lettre émouvante. Franco ne se dérangera pas pour les obsèques.
Très vite dans cette glorieuse vie, Anne Plantagenet n'a pas manqué de relever les signes avant-coureurs de difficultés croissant au rythme des succès... Manolete, on le juge laid « jambes cagneuses, yeux globuleux, pomme d'Adam et nez proéminents, le grand garçon maigre est si différent de l'ensemble de ses compagnons qu'il produit sur le public catalan une très forte impression ».
Il est en mauvaise santé depuis l'enfance, après une pneumonie ; sa maigreur accentuée par les privations faillit lui interdire la tauromachie ou le service militaire. Il souffre de maux d'estomac, exagère avec le tabac, l'alcool, puis la cocaïne que ses amis de Madrid et Lupe lui ont appris à consommer.
Il collectionne les blessures, dès ses premières tientas... Peu à peu, son corps est couturé de partout...il a encaissé dix-huit coups de corne graves, cuisses, aine, ventre, clavicules, mains, épaules, plus diverses blessures au genou, commotions cérébrales, fractures qui l'ont immobilisé parfois pendant plusieurs semaines...et cette cicatrice qui lui mange à jamais la joue gauche..
Ne parlons pas de son accident de voiture sur la route de Pampelune en Juillet 44, de son doigt cassé qui l'obligea à toréer de la main droite bandée et à s'armer de deux épées, une factice légère qui sera troquée ensuite contre la vraie et dont l'usage fut dès lors, lancé. Des combats faillirent être annulés à cause de sa faiblesse, Le jour de sa présentation, à Mexico en novembre 45, ou quand il inaugure les arènes de Mexico le 5 février1946, il est si mal en point que Camara décide de tout annuler, mais il torée quand même. Le rosaire auquel se cramponnaient constamment les doigts fébriles de sa mère n'empêchaient pas que des injections de cortisone et des fortifiants soient nécessaires pour le soutenir.
Et c'est moralement, qu'il n'en peut plus. D'un côté, s'opposer à sa mère qu'il vénère, aide, couvre de cadeaux, vautre dans le confort quand elle exige qu'il repousse Lupe, qu'il ne l'épouse pas, et de l'autre, aimer Lupe, avec les interdictions, les doutes, leurs colères, les jalousies, la rupture, c'est atroce.. S'ajoute à cela, la désapprobation de ses sévères hommes de main, du public qui critique ses moeurs, traite Lupe, de Serpent, de Pute, et éveillent en lui de douloureuses suspicions.
Dans l'exercice de son métier, le manque de taureaux abattus pour nourrir le peuple affamé l'empêche de toréer de 1937 à 1938 , ou alors, ensuite, ils ne font pas le poids.
Par chance en tant que torero connu, pendant sa vie militaire des faveurs lui seront accordées pour qu'il s'entraîne et torée. Par chance aussi, en tant que Cordouan, même s'il appartient à la région nationaliste, il ne prend parti pour aucun clan, ne perd pas son temps en haines politiques. Il rencontrera des socialistes au Mexique, gagnera leur amitié d' Espagnols exilés, sera le lien entre eux et leur patrie, entre les continents européen et américain. Seul Franco qui n'aime ni la tauromachie, ni les amours scandaleuses de Manolete, ni sa rencontre avec les socialistes du Mexique, ne se fatiguera, pas plus que lui d'ailleurs, en fausses démonstrations d'amitié.
Mais, si sa neutralité politique convient à l'exercice de sa passion, d'autres conflits épuisent le torero. Sa suprématie indéniable augmente le nombre de ses détracteurs. Le public le tue à petit feu, le hait pour l'arrogance de sa richesse et feint d'ignorer sa générosité. On ne lui pardonne ni ses voitures, américaines et rutilantes, ni ses maisons ni ses lunettes noires qui en font un étranger. Il déserte trop l'Espagne et Cordoue (qui rivalise avec Séville à cause de lui et des exigences financières de Camara). On critique sa maigreur, sa laideur, sa gravité, son arrogance, son style toujours le même, ses taureaux qu'il choisit « comme des veaux », sans doute drogués avec des cornes élimées. Il fut injustement conspué à Saragosse, Barcelone. Même à Mexico, après son succès à la Monumental, la critique espagnole influence la critique mexicaine et des détracteurs trouvent qu'il coûte trop cher, inventent qu'il voulait le retrait du drapeau tricolore républicain (or il n'y avait pas de drapeau). Et puis, quand il torée, il perturbe toute la vie sociale, urbaine, un décret demande de ne pas dépasser le nombre de corridas prévu.
Souvent, on le siffle, on lui assène des injures, on lui oppose des toreros de plus en plus difficiles : Arruza, le maestro mexicain que sa beauté et « sa tauromachie solaire » exaltée ont déjà converti en légende vivante, Luis Miguel Dominguin, avec ses cheveux gominés, plus présentable que lui, gracieux, plus entouré, ...vingt ans, les dents les plus longues de la profession, une arrogance à faire trembler un arbre, un goût prononcé pour la provocation et l'exhibition sans scrupule...nouveau venu, il n'a qu'un but et il l'a exprimé clairement, détrôner le « Monstre ». A. Pantagenet sait bien nous dire les fluctuations des états d'âme du public, ses cruautés et ses manoeuvres, la rumeur tueuse, perverse, incontrôlée.
Aussi, à Linarès, ce 28 août 1947, la souffrance est à son paroxysme. Le trajet a été exténuant et se cristallisent sur Manolete tous les avatars habituels : la fatigue extrême, les maux d'estomac, plus une mauvaise nuit dans une chambre inhabituelle, bruyante, la pensée de Lupe, l'envie d'en finir. Et les taureaux. Camara n'a pas dit que les deux miuras sont très spéciaux, qu'ils se sont agités et battus toute la nuit. Son premier est bizarre, "une véritable horreur... se retourne très vite" ; il ne peut rien en tirer malgré des passes spectaculaires...que des sifflets! L'autre, Islero, ne collabore pas, s'avère très dangereux, cherche à attraper l'homme. Manolete, déjà enragé par le succès que vient de remporter Dominguin, s'entête quand Guillermo et Camara lui font signe d'en finir très vite. Non. Il se lance dans des derechazos impressionnantes puis tire de somptueuses passes, puis ses manoletinas, puis, il s'agenouille devant la bête, pour la première fois ! Pour impressionner, supplanter l'autre, il prolonge plus que jamais avec une majestueuse lenteur... Comme il lui donne la mort, l'animal plante sa corne dans l'artère fémorale. Et on connaît la suite. Il n'a pas de chirurgien attitré comme Angustias le lui avait conseillé.
On est bouleversé par la lecture, écrasé d'informations et pourtant on ne ressent jamais de lassitude. Le texte n'est pas une biographie de dictionnaire délivré dans un ordre chronologique, mais un beau récit littéraire, élégant, vivant, plein d'anecdotes, de suspense, aéré de courts dialogues ; il donne à voir, à s'émouvoir et craindre à mesure que le temps s'écoule et que les coups du destin, on le sait, vont frapper comme un glas, à des heures de plus en plus précisées.
L'ensemble est une métaphore de la corrida, comme la vie du héros, comme toutes les vies, pourrait-on dire, se terminant par une mise à mort. Outre que Anne Plantagenet exprime une profonde connaissance de l'Espagne et du sujet tauromachique, elle possède une grande empathie pour décrire les lieux et s'identifier aux personnages : sa finesse lui donne l 'intelligence des situations, elle sait lire de l'intérieur à travers les secrets, les rancoeurs, les doutes des personnages et du héros, complexe et fascinant. Tout est supérieurement articulé, la lumière s'immisce silencieusement entre les failles de l'histoire pour en accroître, la vie, la vérité, le plaisir.
Au fond, ce qui plaît ce n'est pas l'issue des événements, puisqu'elle nous est donnée dès le premier chapitre, même si au fil de la lecture, on se laisse prendre au jeu et on l'oublie, mais c'est la manière dont les choses se passent, le dessous des cartes et les zones d'ombre de l'histoire, où l'imagination s'épanouit pour mieux rejoindre la vérité historique, le respect des dates, des lieux, des témoignages. On fait partie de ce public d'arène, on se promène dans les petites rues, on roule au milieu des champs calcinés, on entend, ceux qui, du pas de leur porte, affalés sur leurs chaises pliantes bavardent à la fraîche... sur les places des villes surchauffées. On y est dans ce public quand à Madrid, le 6 juillet 1944, il fait encore chaud sur les gradins. Les dames ont mal au poignet à force de s'éventer... les nouvelles arènes de la capitale sont si hautes qu'on se croirait dans un entonnoir. Une étuve...
On pense avec la mère qui s'inquiète, avec le fils qui doute, il se dit que Lupe, n'est pas une femme pour lui, il se surprend à la détester, elle n'en veut qu'à sa fortune, rit de lui dans son dos et le trompe avec tout ce qui bouge... Mais dès qu'elle est là devant lui, contre lui, tout s'estompe et ne subsiste qu'une certitude …..
On imagine, à la suite de l'auteure, Manoleto dans l'arène, à Mexico, livide, malade comme un chien, Manuel Rodriguez s'avance sur le sable mexicain, la montera à la main. Quelques vingt-cinq années après son père. C'est une angoisse sans nom. A ce moment-là, juste avant d'affronter son premier adversaire, il voudrait disparaître sous terre, s'enfuir à grandes enjambées. Pourquoi n'est-il pas devenu maçon? Se surprend-il à penser. Dans une poignée de minutes, il sera peut-être mort... Quand on l'applaudit, après de suaves véroniques, les spectateurs crient au miracle. Lui ne songe plus à rien, concentré.
En plus, Anne Plantagenet respecte le lecteur, facilite sa lecture, soulage sa mémoire par des reprises, des raccourcis qui résument ce qui vient d'être lu. On s'y retrouve toujours. Grâce aux notes renvoyées en bas de page, le récit n'est jamais interrompu, il garde sa cohérence et sa vivacité.
On a beaucoup appris. Sans s'ennuyer sur l'Espagne et l'univers tauromachique qui aujourd'hui, semble-t-il, n'a rien inventé.
Il n'est pas étonnant que Anne Plantagenet ait reçu un prix du récit biographique en 2005. C'était bien un ouvrage tout indiqué pour le Diable Vauvert au moment de la sortie du film de Menno Meyjes.
Le livre commence au 27 août 1947 quand Manolete se rend de Madrid à Linares pour y toréer le lendemain, et se structure en chapitres correspondant au déroulement d'une corrida.
Paseillo présente les personnages avec leur identité et leurs états d'âme. Manolete d'abord, songeur, déçu par le public, triste, pressé de prendre sa retraite en Amérique. Trois hommes l'accompagnent, trois amis : outre le journaliste Bellon, il y a Guillermo, de six ans l'aîné du Nino, qui a partagé avec lui la pauvreté, les privations, les jeux taurins puis plus tard, en 1936, le front d'artillerie, et les rêves de gloire. Il est devenu son chauffeur, valet d'épée, conseiller, confident, ami intime, dévoué et possessif jusqu'à la mort. Camara, depuis 1936 est l'homme d'affaire, austère, intransigeant, autoritaire qui discute contrat, choix des taureaux et revenus à la place de Manolete dont il a reçu les pleins pouvoirs. Il a accepté un changement dans le choix des taureaux pour Manolete, demain. Il aura des miuras – c'est déjà arrivé sept fois - afin de lui défendre sa réputation. Gitanillo de Triana. et Don José Miguel Dominguin à qui il avait confirmé l'alternative, très sûr de lui, toréeront avec lui.
On est peu bavards dans la buick : l'ambiance est crispée. On critique les moeurs de Manolete, ses amours impossibles.
Piques s'attache à décrire l'ascendance du héros, ses père, grand-père, oncle qui furent toreros, sa très catholique et pieuse mère, Angustias qui perdit ses deux maris toreros et pousse aux études son nino pour qu'il ne cède pas à l'envie de les imiter. Dernier et unique fils restant à Angutias, au milieu de cinq filles, le nino, Manolete, a six ans quand son père meurt. Calme, introverti, aimant lire et dessiner, sensible, - parfois excessivement -, capable de rancune et d'orgueil, très croyant et très madrero, il se soumet le plus souvent à la volonté des adultes et de sa mère, mais s'obstine et persévère dans son idée d' abandonner ses études à onze ans et demi pour toréer et rapporter de l'argent à sa famille trop pauvre. On assiste à la naissance de sa vocation, à sa première blessure quand il joue et s'entraîne avec ses camarades de la Merced, à Cordoue, sa ville.
Banderilles consolide la formation du nino, qui commence à toréer, surprendre, s'offrir sa première bicyclette d'occasion, à figurer en Manolete (1931) à l'affiche d'une novillada. Il s'engage dans la troupe des Califes en 1933 et pour la première fois de sa vie, il entre dans les arènes de Linarès, puis il se rendra à Arles et Nîmes en Juin 1934 pour affronter des taureaux dont il doit se contenter de simuler la mise à mort. Peu à peu, il torée, étonne, réussit.
Il porte son premier habit de matador et triomphe à Madrid en 1935.
Il obtient trois gros succès ensuite, dans les arènes de Cordoue et comme il continue de toréer malgré la guerre civile, il obtient son alternative en juillet 1939 à Séville. À 22 ans, il est triomphalement confirmé matador de taureaux à Madrid, le 12 octobre. C'est le point de départ de ses nombreux contrats.
Faena expose dès 1940, ses grands triomphes, sa richesse, son grand succès à Madrid. C'est là qu'une belle actrice divorcée, Antonia Bronchalo soit Lupe Sino remarquera que « c'est un grand torero, mais dur et sec comme un manche à balai ». Pendant ce temps, Lui, devient Le Monstre, en tête des matadors de taureaux. Il s'amuse enfin, sort, fume, boit, aime le flamenco, et tombe fou amoureux de la petite Lupe en 1943. Les succès continuent. Le 6 juillet 1944, à Madrid, il rentre dans l'Histoire, Lupe à ses côtés, puis il est célébré à Cordoue, Valence. Le 8 mai 1945, la tête de son taureau, marquée du V de la victoire est discrètement envoyée à Churchill. On lui oppose des toreros célèbres comme Arruza, un Mexicain qui deviendra son ami et Luis Miguel Dominguin.
C'est aussi sa période des grands voyages entre Madrid, Lisbonne, Mexico, New-York...
Partout, on aime sa façon de toréer très près du taureau, il danse avec lui sans regarder ses cornes et les fixe, eux, les spectateurs comme procéda avant lui Bienvenida,.. L'union qu'il crée avec son taureau est parfaite … C'est une véritable star qui ne se déplace jamais dans les rues sans une troupe de gosses excités autour de lui, ses lunettes fumées sur le nez et se prête aimablement au jeu des photographies : hommes d'église, bonnes soeurs, célébrités en tout genre, tout le monde veut figurer à ses côtés. Toréer avec lui est un honneur et un défi, pensent ses concurrents : Manolete sort tout son répertoire. Le classique et même l'ornemental, naturelles pures et manoletinas spectaculaires, derechazos et les désormais célèbres passes, regard tourné vers le public qu'il ne trahit jamais, pas plus que ses impresarios. Alors, le sable se couvre de chapeaux, de fleurs, de foulards, d'éventails...le lyrisme s'épanouit comme la gangrène.
Les intellectuels font ses éloges dans la presse, composent des poèmes. On pense que Manolete est le meilleur, l'unique, qui a « millimétré la tauromachie, bouleversé toutes les règles de l'art de toréer » ; des dîners sont organisés pour lui, en son honneur, à Cordoue, pendant l' hiver 1944-1945, à Madrid aussi, avec de grands et nombreux écrivains en queue de pie et noeud papillon, tandis que Manolete est dans son costume andalou, fort intimidé. Il est très sollicité, recherché... par des associations caritatives, aussi. Albert Gance lui propose de jouer dans un film qui le célèbrerait. Autre paella géante en mai 1945, à Valence où les deux rivaux, Manoleto et Arruzo, l'alcool aidant, vont devenir de grands amis. Il reçoit de nombreux visiteurs dans sa chambre d'hôpital après une grave blessure en juin 1945, on lui consacre une biographie, il pose pour les photographes ...Au cours de ses voyages, en Amérique où il croit s'évader, libéré de toutes ses chaînes, il est démasqué, interviewé, célébré, à Curaçao en novembre1945, puis à Cuba, puis à Mexico, incapable qu'il est de retrouver hors d'Espagne, un peu d'anonymat. Seul Hemingway vexé d'avoir à l'attendre partira sans le saluer !
La mise à mort. Nous sommes de retour à Linarès, les 27, 29 août 1947 où nous l'avions vu se rendre au tout début de cette biographie. Opposé à Gitanillo et Luis Miguel Dominguin, la mise à mort, nous le savons, sera la sienne et celle du taureau, Islero.
Arrastre. L'après-vie, les funérailles. Les hommages mondiaux, qu'on ne saurait énumérer ici affluent à Cordoue. Churchill écrira une lettre émouvante. Franco ne se dérangera pas pour les obsèques.
Très vite dans cette glorieuse vie, Anne Plantagenet n'a pas manqué de relever les signes avant-coureurs de difficultés croissant au rythme des succès... Manolete, on le juge laid « jambes cagneuses, yeux globuleux, pomme d'Adam et nez proéminents, le grand garçon maigre est si différent de l'ensemble de ses compagnons qu'il produit sur le public catalan une très forte impression ».
Il est en mauvaise santé depuis l'enfance, après une pneumonie ; sa maigreur accentuée par les privations faillit lui interdire la tauromachie ou le service militaire. Il souffre de maux d'estomac, exagère avec le tabac, l'alcool, puis la cocaïne que ses amis de Madrid et Lupe lui ont appris à consommer.
Il collectionne les blessures, dès ses premières tientas... Peu à peu, son corps est couturé de partout...il a encaissé dix-huit coups de corne graves, cuisses, aine, ventre, clavicules, mains, épaules, plus diverses blessures au genou, commotions cérébrales, fractures qui l'ont immobilisé parfois pendant plusieurs semaines...et cette cicatrice qui lui mange à jamais la joue gauche..
Ne parlons pas de son accident de voiture sur la route de Pampelune en Juillet 44, de son doigt cassé qui l'obligea à toréer de la main droite bandée et à s'armer de deux épées, une factice légère qui sera troquée ensuite contre la vraie et dont l'usage fut dès lors, lancé. Des combats faillirent être annulés à cause de sa faiblesse, Le jour de sa présentation, à Mexico en novembre 45, ou quand il inaugure les arènes de Mexico le 5 février1946, il est si mal en point que Camara décide de tout annuler, mais il torée quand même. Le rosaire auquel se cramponnaient constamment les doigts fébriles de sa mère n'empêchaient pas que des injections de cortisone et des fortifiants soient nécessaires pour le soutenir.
Et c'est moralement, qu'il n'en peut plus. D'un côté, s'opposer à sa mère qu'il vénère, aide, couvre de cadeaux, vautre dans le confort quand elle exige qu'il repousse Lupe, qu'il ne l'épouse pas, et de l'autre, aimer Lupe, avec les interdictions, les doutes, leurs colères, les jalousies, la rupture, c'est atroce.. S'ajoute à cela, la désapprobation de ses sévères hommes de main, du public qui critique ses moeurs, traite Lupe, de Serpent, de Pute, et éveillent en lui de douloureuses suspicions.
Dans l'exercice de son métier, le manque de taureaux abattus pour nourrir le peuple affamé l'empêche de toréer de 1937 à 1938 , ou alors, ensuite, ils ne font pas le poids.
Par chance en tant que torero connu, pendant sa vie militaire des faveurs lui seront accordées pour qu'il s'entraîne et torée. Par chance aussi, en tant que Cordouan, même s'il appartient à la région nationaliste, il ne prend parti pour aucun clan, ne perd pas son temps en haines politiques. Il rencontrera des socialistes au Mexique, gagnera leur amitié d' Espagnols exilés, sera le lien entre eux et leur patrie, entre les continents européen et américain. Seul Franco qui n'aime ni la tauromachie, ni les amours scandaleuses de Manolete, ni sa rencontre avec les socialistes du Mexique, ne se fatiguera, pas plus que lui d'ailleurs, en fausses démonstrations d'amitié.
Mais, si sa neutralité politique convient à l'exercice de sa passion, d'autres conflits épuisent le torero. Sa suprématie indéniable augmente le nombre de ses détracteurs. Le public le tue à petit feu, le hait pour l'arrogance de sa richesse et feint d'ignorer sa générosité. On ne lui pardonne ni ses voitures, américaines et rutilantes, ni ses maisons ni ses lunettes noires qui en font un étranger. Il déserte trop l'Espagne et Cordoue (qui rivalise avec Séville à cause de lui et des exigences financières de Camara). On critique sa maigreur, sa laideur, sa gravité, son arrogance, son style toujours le même, ses taureaux qu'il choisit « comme des veaux », sans doute drogués avec des cornes élimées. Il fut injustement conspué à Saragosse, Barcelone. Même à Mexico, après son succès à la Monumental, la critique espagnole influence la critique mexicaine et des détracteurs trouvent qu'il coûte trop cher, inventent qu'il voulait le retrait du drapeau tricolore républicain (or il n'y avait pas de drapeau). Et puis, quand il torée, il perturbe toute la vie sociale, urbaine, un décret demande de ne pas dépasser le nombre de corridas prévu.
Souvent, on le siffle, on lui assène des injures, on lui oppose des toreros de plus en plus difficiles : Arruza, le maestro mexicain que sa beauté et « sa tauromachie solaire » exaltée ont déjà converti en légende vivante, Luis Miguel Dominguin, avec ses cheveux gominés, plus présentable que lui, gracieux, plus entouré, ...vingt ans, les dents les plus longues de la profession, une arrogance à faire trembler un arbre, un goût prononcé pour la provocation et l'exhibition sans scrupule...nouveau venu, il n'a qu'un but et il l'a exprimé clairement, détrôner le « Monstre ». A. Pantagenet sait bien nous dire les fluctuations des états d'âme du public, ses cruautés et ses manoeuvres, la rumeur tueuse, perverse, incontrôlée.
Aussi, à Linarès, ce 28 août 1947, la souffrance est à son paroxysme. Le trajet a été exténuant et se cristallisent sur Manolete tous les avatars habituels : la fatigue extrême, les maux d'estomac, plus une mauvaise nuit dans une chambre inhabituelle, bruyante, la pensée de Lupe, l'envie d'en finir. Et les taureaux. Camara n'a pas dit que les deux miuras sont très spéciaux, qu'ils se sont agités et battus toute la nuit. Son premier est bizarre, "une véritable horreur... se retourne très vite" ; il ne peut rien en tirer malgré des passes spectaculaires...que des sifflets! L'autre, Islero, ne collabore pas, s'avère très dangereux, cherche à attraper l'homme. Manolete, déjà enragé par le succès que vient de remporter Dominguin, s'entête quand Guillermo et Camara lui font signe d'en finir très vite. Non. Il se lance dans des derechazos impressionnantes puis tire de somptueuses passes, puis ses manoletinas, puis, il s'agenouille devant la bête, pour la première fois ! Pour impressionner, supplanter l'autre, il prolonge plus que jamais avec une majestueuse lenteur... Comme il lui donne la mort, l'animal plante sa corne dans l'artère fémorale. Et on connaît la suite. Il n'a pas de chirurgien attitré comme Angustias le lui avait conseillé.
On est bouleversé par la lecture, écrasé d'informations et pourtant on ne ressent jamais de lassitude. Le texte n'est pas une biographie de dictionnaire délivré dans un ordre chronologique, mais un beau récit littéraire, élégant, vivant, plein d'anecdotes, de suspense, aéré de courts dialogues ; il donne à voir, à s'émouvoir et craindre à mesure que le temps s'écoule et que les coups du destin, on le sait, vont frapper comme un glas, à des heures de plus en plus précisées.
L'ensemble est une métaphore de la corrida, comme la vie du héros, comme toutes les vies, pourrait-on dire, se terminant par une mise à mort. Outre que Anne Plantagenet exprime une profonde connaissance de l'Espagne et du sujet tauromachique, elle possède une grande empathie pour décrire les lieux et s'identifier aux personnages : sa finesse lui donne l 'intelligence des situations, elle sait lire de l'intérieur à travers les secrets, les rancoeurs, les doutes des personnages et du héros, complexe et fascinant. Tout est supérieurement articulé, la lumière s'immisce silencieusement entre les failles de l'histoire pour en accroître, la vie, la vérité, le plaisir.
Au fond, ce qui plaît ce n'est pas l'issue des événements, puisqu'elle nous est donnée dès le premier chapitre, même si au fil de la lecture, on se laisse prendre au jeu et on l'oublie, mais c'est la manière dont les choses se passent, le dessous des cartes et les zones d'ombre de l'histoire, où l'imagination s'épanouit pour mieux rejoindre la vérité historique, le respect des dates, des lieux, des témoignages. On fait partie de ce public d'arène, on se promène dans les petites rues, on roule au milieu des champs calcinés, on entend, ceux qui, du pas de leur porte, affalés sur leurs chaises pliantes bavardent à la fraîche... sur les places des villes surchauffées. On y est dans ce public quand à Madrid, le 6 juillet 1944, il fait encore chaud sur les gradins. Les dames ont mal au poignet à force de s'éventer... les nouvelles arènes de la capitale sont si hautes qu'on se croirait dans un entonnoir. Une étuve...
On pense avec la mère qui s'inquiète, avec le fils qui doute, il se dit que Lupe, n'est pas une femme pour lui, il se surprend à la détester, elle n'en veut qu'à sa fortune, rit de lui dans son dos et le trompe avec tout ce qui bouge... Mais dès qu'elle est là devant lui, contre lui, tout s'estompe et ne subsiste qu'une certitude …..
On imagine, à la suite de l'auteure, Manoleto dans l'arène, à Mexico, livide, malade comme un chien, Manuel Rodriguez s'avance sur le sable mexicain, la montera à la main. Quelques vingt-cinq années après son père. C'est une angoisse sans nom. A ce moment-là, juste avant d'affronter son premier adversaire, il voudrait disparaître sous terre, s'enfuir à grandes enjambées. Pourquoi n'est-il pas devenu maçon? Se surprend-il à penser. Dans une poignée de minutes, il sera peut-être mort... Quand on l'applaudit, après de suaves véroniques, les spectateurs crient au miracle. Lui ne songe plus à rien, concentré.
En plus, Anne Plantagenet respecte le lecteur, facilite sa lecture, soulage sa mémoire par des reprises, des raccourcis qui résument ce qui vient d'être lu. On s'y retrouve toujours. Grâce aux notes renvoyées en bas de page, le récit n'est jamais interrompu, il garde sa cohérence et sa vivacité.
On a beaucoup appris. Sans s'ennuyer sur l'Espagne et l'univers tauromachique qui aujourd'hui, semble-t-il, n'a rien inventé.
Il n'est pas étonnant que Anne Plantagenet ait reçu un prix du récit biographique en 2005. C'était bien un ouvrage tout indiqué pour le Diable Vauvert au moment de la sortie du film de Menno Meyjes.
Gina
4 commentaires:
admirable, douce et tendre gina,
ce travail vous honore, et j'en salue la perfection académique.
je ne saurais trop vous recommander le livre de carmen esteban sur manolete, comme le ferait mon cher ludo, en espagnol aujourd'hui (le livre) ludo souvent aussi.
Ohlaaalaaaa.... Gina... mais vous travaillez trop... ce n'est plus un résumé c'est un deuxième livre... Là, le Diable est sûr de ne plus en vendre un... !
- Tas lu la bio de Manolete, de Plantagenet ?
- Oui, enfin non... j'ai lu celui de Gina : aussi complet, plus court et gratuit ! Toujours ça d'économisé !
- Oui, combien ? 15 euros ?
- Non je veux dire "intellectuellement économisé" droit à la paresse préservé et prêt à se laisser aller dans son fauteuil pour la Coupe du Monde qui va bientot commencer...
- Ouais, bof... pour voir galoper de petits proxos...
- Deuxième économie, Maja Lola fait bientôt paraitre la resena de Campos Y Ruedos 01 chez Delon : 15 pages il parait !
- 35 et 15 = 50 roros que le commerce n'aura pas... il est bonnard ce blog !
Il était difficile de négliger les grands moments de l'émouvante vie de Manolete, mort si jeune et si ancré dans son temps. Pour les hyper-compétents de ce blog, difficile aussi de ne pas rappeler ce qui singularisait le torero (j'ai pris des leçons!). Alors, c 'est long...
Ce que je regrette, c'est le choix par le diable Vauvert, de l'affiche du film pour la couverture d'un ouvrage de cet esprit et de cette qualité. Elle rappelle le magazine « Nous Deux »!
Merci, El Chulo, je suivrai vos conseils et comparerai.
Gina
C'est à dire Gina que vous auriez souhaité le licenciement du commercial qui n'aurait pas été assez diabolique pour penser à la naturelle synergie procuré par le film sur les ventes du livre ?
M'enfin.......!
Enregistrer un commentaire