jeudi 6 janvier 2011

Fais pas chier, Boulaghmoudi...


Boulaghmoudi Abdeslem, on va le nommer ainsi pour indiquer qu’il n’est pas norvégien, est un habitué. Un bi-hebdomadaire de longue date, plusieurs années. Pourquoi mes patients français ont-ils toutes les peines du monde à se faire renouveler une série de dix séances alors que Boulaghmoudi vient depuis six ans à coup de trente séances, ça, je n’ai pas la réponse, m’enfin tant mieux pour lui que cela soulage et pour moi qui encaisse. Je subodore bien que poser la question est déjà incorrect, mais vous connaissez le principe de ce blog : on se dit tout sans précautions. Tous les mardi et jeudi, à 17h30 pétantes, il pointe sa dégaine percluse d’arthrose devant la porte de mon cabinet qu’il toque consciencieusement à hauteur de la plaque qui indique : « Entrez sans frapper ». Puis il s’assoit dans la salle d’attente sur ‘’sa chaise’’ surveillant mes allées et venues. Au premier de mes passages dans le couloir, il me lance son « Bonjour m’sieur marc » bientôt suivi lors du deuxième passage d’un « Le temps, hein… » de l’air entendu de l’ouvrier agricole qu’il fut, habitué à subir une force divine contre laquelle il ne pouvait rien. « Ti obligi de prendre le temps qui vient » est souvent sa troisième remarque, ce à quoi je réponds « Heureusement, sinon il y aurait des guerres ! il y en a qui voudraient du soleil, d’autres de la pluie….» et là il rigole en se trémoussant sur sa chaise : « tia rison… »


Mais aujourd’hui il est préoccupé. Taiseux. Je lui fais signe, il se dirige vers le box n°2, le sien, investit le tabouret de bois Ikea, huit vis, devant la table de massage, torse nu, le front sur le coussin en demi-lune recouvert d’une feuille de papier double ouate 80gr/m2 prédécoupé tous les quarante centimètres. Quarante-neuf euros le carton de douze rouleaux cent cinquante formats. La lampe à infra-rouge éclaire sa nuque brune et ridée sur laquelle se sont abattus les rayons cruels du soleil quarante ans durant, d’un voile rougeoyant. Il me la confie sans broncher. L’infra-rouge n’est jamais trop près, trop loin ou trop chaude comme pour les Français. Elle est comme je l’ai installée pour lui, donc forcément bien. Il fait partie de ces humbles presque honorés qu’on les soigne avec autant d’égards que tout un chacun. Quand la tête inox glaciale du projecteur à ultra-sons entre en contact avec sa nuque chaude, il encaisse le choc thermique d’un souffle en se raidissant imperceptiblement. Puis, au fur et à mesure que le projecteur tiédit, il se détend. Je ne parle pas, lui non plus, dix minutes passent.





- Ti connais pas une voiture à vendre ? Clio, Renault 19, enfin ti vois, comme ça…


- Euh… non… pour vous ?


- Oui… la mienne elle a brilé…


- Brûlée ? Ah bon ?


- Oui, cinq elles ont brilées… et l’assurance me paye rien… trop vieille…


- Et ben… vous auriez mieux fait de la donner à la prime à la… enfin, c’est trop tard


- J’ti jure la jeunesse, c’est la catastrophe… ti peux rien dire sinon on ti casse la gole ou on ti brile la pigeot…


- Ah bon, même vous, marocain ?


- Pareil ! S’en foutent ! Au Maroc si ti fais ça, ti vas en prison direct, ta même pas le droit d’être saoul dans la rue, ici rien, et si ti vas, c’est mieux que chez toi ! T’a envie d’y revenir, la grande télé, la salle de sport, ti mange bien, ti reviens té le héros dans le quartier, en pliiis… ! J’ti jire : c’est la catastrophe la jinesse… et moi, ça y est… pli de voiture…





Il est reparti le dos un peu plus voûté qu’à l’ordinaire, désormais condamné à errer dans son quartier. Je n’ai pu, je le concède, m’empêcher de penser aux « humanités » sur lesquelles nous nous achoppâmes ici il y a peu. J’ai même hésité à rapporter cette discussion qui tombait un peu trop bien à pic pour conforter mon point de vue. Et puis bien sûr on me fera observer que le cas particulier ne doit pas dicter la politique du générique. Même quand les cas particuliers vont par milliers… Et puis j’ai encore été conforté dans une certitude : on préfèrera penser que je l’ai inventée, cette histoire, plutôt que d’admettre qu’elle n’est qu’un maillon d’une chaîne qu’on me déroule à l’année. C’est vachement plus ‘’humaniste’’ de suspecter un franchouillard de sale con plutôt que de, c’est quoi le mot déjà, ah oui, « stigmatiser » une population. Et puis ce n’est pas grave, je gare la mienne dans ma propriété et je ne suis vraiment pas militant dans l’âme : même pour la défense de la tauromachie je n’ai pas défilé. Pas grave, on s’en fout en fait, non, de sa bagnole pourrie ? Y’en a qu’un qui est emmerdé : Boulaghmoudi Abdeslem qui a plié l’échine toute une vie de labeur et qui continuera. Et encore il a du cul, s'il s’était appelé Dupont, c’aurait été bien fait pour lui, la séance barbecue, tandis que là, il trouvera des gens pour le plaindre, un peu. Pas longtemps, il en aura vite marre de raconter des trucs pessimistes sur la société française heureuse de vivre en harmonie multiculturelle. Pas grave, tu prendras le bus, Boulaghmoudi, fais pas chier.

7 commentaires:

Anonyme a dit…

Ben oui, ils sont cons ces rebeus aussi, à brûler les bagnoles de leurs voisins en bas de chez eux...
En même temps, c'est pas facile d'aller brûler les voitures des quartiers résidentiels où les clôtures sont des murs de 2,50m de haut!

isa, militante de la clôture basse qui permet de parler avec ses voisins

Anonyme a dit…

ISa, ne vous inquiétez pas, un trou dans les grillages, on sait faire!

Anonyme a dit…

Pour qui sait lire, redoutable ce texte !

Hun.

Maja Lola a dit…

Je trouve très jolie ta photo aux chromes rutilants. Quelle marque ?

Marc Delon a dit…

Il s'agit d'une Chevrolet et si tu étais venue tu aurais pu parcourir le Malecon au soleil couchant avec ...

Maja Lola a dit…

Avec un air de boléro pour bercer la promenade ?

Marc Delon a dit…

et un Lusitania de Partagas en la boca, et des embruns dans la voiture, quelques Mojitos sous les arcades du National et la perspective de Roberto Fonseca en soirée. Le sentiment d'être vivant quoi, pas plus. Mais pas moins.