samedi 12 mai 2012

Libérez Jacques Durand !


Il y avait ce joli coin en bord d'étang sous le saule. En début d'après-midi, après le pique-nique charcutier typiquement alsacien, mon oncle me demandait de surveiller les cannes à pêche et il s'allongeait dans l'herbe pour somnoler. Impressionné par la responsabilité, on sortait des grosses carpes de plusieurs kilos, je le faisais du mieux que je pouvais, fixant les bouchons colorés jusqu'à ce que mes yeux piquent. Pendant sa sieste, jamais la moindre touche, et conjonctivite assurée. Il ne m'a jamais dit qu'à cette heure, il n'y avait aucune chance qu'un poisson morde à l'hameçon. Comme tonton, ils s'assoupissaient. Je lui piquais alors une Gitane filtre dans son paquet que je fumais quitte à me brûler la gorge pour me persuader que j'étais un homme. Parfois, il ouvrait un oeil et faisait semblant de ne pas s'en rendre compte. C'était une langue de terre au milieu de l'eau et le saule était enraciné à l'exact endroit où un peintre l'aurait implanté pour satisfaire aux canons d'une harmonie esthétique idéale. Parfois, le vent pesait sur les rameaux souples et le saule alors pleurait jusqu'à la surface de l'étang dont il rayait le miroir d'une touchette langoureuse qui laissait onduler une trace éphémère. C'était si beau.

Il y avait le mazet d'André. A l'écart sous les grands pins d'Alep, bercé par les cigales, j'y écoutais les adultes se réjouir d'être ensemble, rire, fumer, boire le pastis, manger les picholines et tartiner la brandade. Tout le monde y était heureux. La journée était très ritualisée. Il y aurait surenchère de galéjades, en général à propos d'André ou de mon père, sur qui les autres se défouleraient gentiment. La victime choisie était alors honorée d'être ainsi promue héros de ce ''seul contre tous affectueux'', d'autant qu'elle avait l'occasion de jouter verbalement, de prouver son sens comique de la répartie pour contrer l'amical assaut. Sans doute avaient-ils en tête leurs propres héros qui n'’étaient pas Mad Max ou Terminator, mais Pagnol et Raimu. Puis, André cuisait les frites, mal, à sec dans la poêle brûlante avant de les arroser d'huile froide au grand dam des autres convives qui les avalaient quand même. Puis, les femmes jouaient au Scrabble sous la tonnelle tandis qu'on gagnait le jeu de boules pour une pétanque, tirs aléatoires et peu de carreaux, tant les hommes avaient biberonné le rosé frais des coteaux d'Aix. Des expressions bizarres fleurissaient. André, par exemple, adorait nous dire qu'il allait nous ''faire les mains'' c'est-à-dire nous affronter seul, prenant six boules tandis que mon père et moi en prenions trois chacun. A l'automne, après avoir allumé le feu dans la cheminée auprès de laquelle les femmes discutaient en tricotant, on allait s'embusquer entre hommes au fond du terrain, derrière les cades piquants, pour tirer la grive qui passait bas, rabattue par les rafales du Mistral glacial. Au crépuscule, quand les chauves-souris succédaient aux oiseaux, on ramenait les quelques grives tuées, les montrant fièrement aux femmes qui accueillaient ces trophées avec ces exclamations d'admiration feinte dont il faut parfois gratifier les hommes redevenus aussi naïfs que des enfants, avant de lever les yeux au ciel en pensant à la corvée de plume qui leur écherrait. Les hommes eux, déjà, se donnaient rendez-vous pour le dimanche suivant où l'on cuirait les grives au feu de bois et se lancerait encore des défis boulistes. C'était si bon.

Il y avait le cordon de dunes de la plage du Boucanet. On s'y isolait de la foule ''aôutienne'' veillant sur sa petite amie comme sur le bien le plus précieux de la terre, s'interdisant de tressaillir quand elle plaquait son petit corps tout neuf et tout frais, ruisselant de Méditerranée, contre notre grand corps tout dur et brûlant comme le sable. Comme leurs courbes étaient fascinantes et leurs oeillades mystérieuses. On ne faisait l'amour qu'avec les yeux. J'avais même connu une Hollandaise qui me caressait les joues de ses longs cils blonds... Une caresse qui m'avait laissé pantois. C'était si émouvant.

Trois occurrences de paix et de bonheur. Trois occurrences que le temps m'a ôté. Qui s'en sont allées dans cette fuite en avant de la vie qui passe. Plus tard et même si la comparaison vous semble excessive, la lecture de la page de Jacques Durand dans ''Libération'' m'était aussi un moment spécial, un moment de paix et de joie. De connivence. Une autre parenthèse de bonheur. Un moment délectable, de jubilation, où quelqu'un savait exprimer ce que j'avais confusément ressenti. Un moment particulier où ses trouvailles, ligne après ligne, m'enthousiasmaient. J'y associais souvent le luxe du calme et la volupté d'un café-cigare. Une lecture si lumineuse qu'elle m'inhibait autant qu'elle m'encourageait à écrire. Un style qui me portait la cruelle estocade d'une comparaison impossible à atteindre. Et pourtant j'y venais chaque fois, dans les feuilles de ce journal d'une sensibilité opposée à la mienne, à recibir, découvrant l'échine pour recevoir cette démoralisante littérarité qui décidément m'échapperait toujours... et cette présence me faisait découvrir tous les articles de ce quotidien, me permettait, ainsi qu'à des milliers d'autres, de venir découvrir un autre son que le produit de ma pensée spontanée sur tous les autres sujets traités. Une passerelle vers l'autre camp, cette gauche incompréhensible à ma sensibilité, la seule passerelle assumée de ma propre initiative. Grâce à Jacques Durand, sa langue et son génie. Peut-être faudra-t-il un jour acheter le Figaro pour lire Durand ? C'est cher, Jacques, un article de Durand ? Parce que moi, si j'ai les moyens, je veux bien payer pour avoir l'exclu dans ce blog... (eh oh, les autres de la toile, j'lai dit prem's !) Puisque la tauromachie n'a de couleur que son universalité.

Un jour, j'ai voulu l'appeler mais il n'était pas chez lui. Sa femme, d'une voix hésitante, s'est rassurée en me disant que bon, l'avion devait bien être arrivé maintenant, et qu'il serait de retour de Madrid jeudi prochain, si tout allait bien. Pendant ces quelques secondes où l'on me confiait un peu de son intimité, où je percevais la préoccupation inquiète de sa femme, j'ai eu la très bizarre impression d'être de la famille. Elle m'avait parlé comme si j'avais été son beau-frère. Une drôle de sensation, inédite et complexe. Je ne la connais pas, elle aurait dit la même chose, aurait ainsi associé n'importe lequel de ses lecteurs. Et j'étais à ce moment l'interlocuteur sensible et sensibilisé à son mari qui pouvait recevoir sa préoccupation. Mais, finalement, oui, comment ne pas se sentir de la famille de ceux qui savent vous pénétrer si bien le cœur et les tripes ?

Non loin de moi, à un admirateur qui lui disait un jour avec amusement « Dommage quand même que ce soit dans ''Libé'' » jacques Durand avait répondu : « Qui d'autre pour avoir le courage d'une page sur les toros ? » Il semblerait que ce courage-là, ne veuille plus avoir cours. Nul doute que la force pernicieuse du lobbying ait fini par s'épanouir. Que de rage et de protestations devait susciter l'attraction de cette plume. Alors un jour, pour économiser quelques sous et par la même occasion arrêter le problème de ce flot de protestataires écolos bien associés à la gauche molle, on préfère soudain chausser des lunettes vertes de grenouille scandinave pour s'offusquer de cette ''barbarie'' plus du tout en phase avec la ''modernité de l'Evolution''. Cette modernité qui consiste à sacrifier le singulier sur l'autel de la norme puis de s'en plaindre.

Le premier juillet 2012, avec l'augmentation du smic est donc programmé que vous nous ôtiez un moment de paix et de plaisir, la respiration d'une fenêtre ouverte sur un autre monde, différent, un rare moment de lecture à propos d'une passion séculaire, par une langue que bien peu savent utiliser si bien, une perméabilité à d'autres idées auxquelles on venait s'abreuver aussi, un moment de grâce, une faena langagière, une écriture qui, danger et performance suprême, avait ses supporters dans le camp de ceux qui n'aimaient pas ça, par cette approche en biais, si singulière sur un art si singulier. Je me demande si ce n'est pas le talent qui serait si insupportable aux gens. Les qualités de ''passeur'' qui seraient si dangereuses... pensez au risque de contamination des générations qui montent... (eh oui, d'où la photo lecteur...) Un talent si humble et déroutant sur un art si inclassable.

Alors, quand le monde sera mondialisé, la planète planétisée, la gauche bien gauchie-mollifiée, la pensée unique unifiée, la Culture Disney-Landisée, l'animalité Bougrain-Dubourdisée, le Coca-Cola obligatoire à la cantine des écoles de la république pour enrayer les épidémies de gastro de nos petits merdeux, et les taureaux de combat Hallalisés, à ''Libé'', vous pourrez vous regarder les yeux dans les yeux et vous dire que vous qui êtes si prompts à dénoncer le phénomène, vous y aurez contribué. Question courage, ce sera déjà ça. Merci quand même de celui témoigné jusqu'au jour fatidique, cela aurait été injuste de ne pas le souligner. Et puis, changer d'avis, parfois, est un signe probant d'intelligence, de même que résister à la niaiserie de l'opinion ambiante, suscite l'admiration. De même que maintenir quelque chose qui ne serait éventuellement pas rentable est un principe noble de la gauche qu'il ne suffit pas d'énoncer partout mais de pratiquer un tout petit peu pour être crédibles. Dommage qu'on n'ait pas élu vos candidats de votre vraie gauche, Mélenchon ou Poutou, tiens, ils vous auraient interdit de le licencier.
 Parce que des moments de bonheur comme ça, ça n'a pas vraiment de prix et ils nous accompagnent toute la vie.

9 commentaires:

el Chulo a dit…

j'emmerde demorand et ce libe de merde!

Marc Delon a dit…

J'ai envoyé ce texte à Demorand un être sensible au demeurant...

Falbalas a dit…

Mais est ce que Nicolas Demorand a voix en la matière....?

Anonyme a dit…

Après ce lent détour vers un passé heureux, la réalité finale n'est que plus déconcertante.
Gina

sophie a dit…

Alors Bravo Marc!
Joli texte, vraiment..
sophie

Marc Delon a dit…

Enfin un texte qui arrive à débusquer une nouvelle commentatrice... Bonjour Sophie et merci, repassez quand vous voulez...

Si c'est Maja Lola qui a signé Sophie, va y avoir des mesures de rétorsion...

Maja Lola a dit…

Maja Lola n'y est pour rien dans ce compliment de Sophie ....

Même si elle trouve ce texte extrêmement charmant et "senti".
Ah les émotions mazetières à l'heure de la sieste ou de la pétanque sous le chant des cigales têtues ...
Té, vé, on s'y croirait !

Anonyme a dit…

Beau texte, en effet. j'aurais juste effectué quelques coupes claires, tes divagations politico-mérages surtout.remarque, c'est la période, je fais de même.

Gumersindo (c'est pour avoir le plaisir de voir écrit "Bonjour Sindo et merci, repassez quand vous voulez...")

Marc Delon a dit…

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