jeudi 13 novembre 2008

LES BOULES NOIRES

Il habite en garrigue. Un mazet amélioré dans une olivette bien entretenue ceinte de clapas. Il récupère l'eau de pluie, porte ses olives au moulin, travaille son potager et bricole dans sa remise au fond du terrain. Il nettoie un barbecue exclusivement nourri de feu de bois qu'il allume comme il se doit, sans cubes de pétrole aggloméré ou gel incendiaire lent pour citadins trop manches pour générer la flamme autrement qu'en l'attisant au sèche-cheveux ou en passant par le SAMU. Il ratisse son terrain de pétanque, pieds tanqués, en étudie d'un oeil expert, les pentes et les devers, pour aller têter le cochonnet dés qu'il pointe. Les têtaïres c'est sa spécialité. Vous savez, quand la boule touche le cochonnet. Le "but" qu'ils l'appellent les parisiens, le cochonnet ! N'a jamais baisé Fany chez lui. Faut que j'explique ? Eh oui, fatal, avec cette putain de mondialisation - qui n'atteindra jamais son mazet - :
Est-ce qu'un Québecois, un Belge ou même un ch'ti peut savoir ce que "baiser Fany" veut dire s'il n'a pas fait un stage intensif sur le vieux port ? Bon, eh bien c'est quand... et puis même les jeunes d'ici ne savent plus... pfffff... jouent plus aux boules les bezuquets... mais à la "playstation", au "skate-bôardeu"... ou font des "blogs"...:

- ouaiiiis t'es sur myspace tôa-eu...? Cool-eu, je vais te téléchargé-eu sur mon mp3 huit giga-eu et tu verras les pics de ma Wii-eu...

Eh bien si on en prend comme aux boules, treize à zéro, on a comme un gage, voyez, on embrasse Fany. Sur le cul. Qui était Fany à l'origine ? Justement, je me le suis toujours demandé... peut-être une prostituée du Panier ou de la rue Saint-Féréol ? Mais comme c'était un gage de perdant, elle était peut-être trés vieille la Fany ? Ou trés laide ? Ou sale...? bon enfin... cessons-là les supputations. Je visite un mazetier, donc. Un vrai de vrai. Un pur de dur. Le Mohican dernier. Son humour bon enfant du début du siècle,du XXème hein, il l'affiche sur les murs de son mazet et ça me fait penser que j'ai raté un de ses panneaux. Il dit : "ici vente de moustiques avec pedigree". Vous ne riez pas, je parie ? C'est qu'ils ne sont plus très nombreux ceux que cela distrayait... et je suis sûr que vous ressentez la naïveté de son humour et l'ambiance nostalgique de son mazet. Moi ça me parle encore un peu parce que j'ai bien connu un monsieur de son âge : mon père. Dans une tout autre catégorie cependant, car mon père, au moins aussi nimois dans l'âme, n'avait rien d'un mazetier. Toute sa vie, alors que nos jeux d'enfants se coinçaient entre des murs de béton du dernier chic, il nous a répété qu'il avait vendu son mazet "les Boules Noires", pour une bouchée de pain. "Les Boules Noires" t'as raison papa... Mon père était angoissé par la nature. Les arbres qui se balançaient dans le vent étaient jugés menaçants. Le vent qui sifflait dans les branches, lugubre. Le vert tendre de l'herbe, déprimant. Le mauve des Iris sauvages, funèbre. Il aimait le bruit, le béton, la pollution, l'activité humaine frénétique, les lumières, les magasins. Quand j'ai acheté mon terrain, tout content je l'ai emmené le visiter. Il est resté un long moment sans rien dire, presque pantois, l'embrassant posément d'un regard panoramique, avant de conclure :

- Tu vois Marc, tu me donnerais un milllliiaaard que je n'habiterais pas ici...

Mais papa, de soins et d'amour tu aurais été riche si tu avais habité avec moi, j'ai pensé, pendant qu'il me confortait gentiment dans mon choix... Mais il avait raison, tout ça l'aurait fait dépérir plus vite, l'indépendance donc l'autonomie, seules conservent. Si je m'inquiétais trop il me regardait avec son fameux regard 357 magnum bis et il me disait :

- Qu'est-ce que tu veux qu'il m'arrive ? Qu'un type me trucide ? Qu'une voiture m'écrase ? Et puis après ? A quatre-vingt treize ans, j'ai fait ma vie, non ? A quel âge elle est partie ta mère ?

Là, j'admets que pour un fils rarement admiratif, je me disais quand même avec mon regard 525 choke ter, le seul capable de soutenir son 357 meurtrier : Olé, torero ! Par quel doblone je me retrouvai feinté et coi ! Mais tels sont les effets néfastes de la digression : on était parti pour se réjouir de l'humour d'un mazetier avec ce texte, et finalement où atterrit-on ? Quoique, on avait encore les francs, et, un milliard de centimes, même en insistant grassement sur les syllabes, ce n'était pas énorme. De toutes façons on finit toujours par payer, affectivement. C'est peut-être pour ça que le mazetier prévient : "interdit d'entrer...renfrogné". Avec le temps, on y parvient.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Les panneaux installés en bordure des mazets ne manquent pas de saveur, ils affichent autant d’humour que le photographe. Et les remarques ne sont pas si naïves qui disent l’absence de snobisme, la simplicité qui se contente de peu.
Ils nous ramènent presque un siècle en arrière, au temps du Front Populaire et des ouvriers se rendant, en vélo le plus souvent, dans la garrigue pour le dimanche ou pour les vacances, si on en croit M.Pagnol -, loin du monde et du bruit pour goûter l’ombre et le frais – là, on en doute -. Les boules de pétanque deviennent noires, noires véritablement quand il y a glissement vers les souvenirs intimes et on ne s’attendait pas, après cette longue digression sur les embrassades de Fanny que les jeunes ne connaissent plus, à l’émotion qui envahit l’auteur et les lecteurs à l’évocation du Père, même si elle nous est livrée dans une espèce de froide indifférence.
Encore un beau moment dans le blog.
gina