dimanche 9 novembre 2008

QUAND SOUFFLAIT LA FORGE D'OJEDA

LA FORGE
J'ignore ce qu'est la multitude et je ne peux pas toréer pour les multitudes. Mille personnes, c'est déjà une multitude. Vingt également. On est sur le bon chemin lorsqu'il en reste deux ou trois. Si tu es seul avec le taureau, la vérité est là. J'imagine que les écrivains travaillent dans la solitude. L'artiste a besoin de solitude. Son métier est très difficile. Il lui faut concilier ce qui est à l'extérieur et ce qui est à l'intérieur. Je ne sais pas si je m'explique bien : ce qui se trouve à l'intérieur, c'est notre émotion, et ce qui se trouve à l'extérieur, la compréhension que les autres en ont. Ce n'est pas le taureau qui me fait peur, c'est l'incompréhension. Il y a quatre ans, José Antonio del Moral et José Carlos Arévalo sont venus à Sanlucar avec des textes qu'ils avaient écrits sur moi. J'ai compris leur solitude d'écrivains. Il me semblait que, tous seuls, les mots exigeaient d'eux les suivants. Voilà pourquoi ces mots ne sonnaient pas faux. Ils n'écrivaient pas sur moi, mais sur eux-mêmes, sur leurs sentiments. Je n'étais qu'un prétexte. C'était comme s'ils avaient été en train de toréer. Les mots sont le taureau de l'écrivain. Et les passes sont les mots du torero. Une passe en amène une autre. Lorsque cela ne se produit pas, toréer n'a aucun sens. Je crois que l'artiste véritable est dans une forge. Pour s'exprimer, il travaille avec un matériau dur, qui ne s'ajuste pas à ses idées. Les mots sont un matériau dur. Le taureau est un matériau dur. Dans la forge, l'artiste fait fondre ses idées. Elles s'assouplissent et prennent la forme désirée. La forge de l'artiste doit toujours être en activité. Il doit mettre sur le feu beaucoup d'idées. Une fois, on m'a demandé ce qu'était le temple. J'ai dit que c'était la forge du torero. Dans l'art de toréer, il y a un toreo liquide ou des toreros durs. Un artiste sans forge n'est pas un artiste. Des mots durs sortent de lui, semblables à ceux-ci qui ne savent pas exprimer mon sentiment. En ce qui me concerne, je sais quand un torero modèle, grâce à sa forge, un taureau. Ce qu'il fait alors, c'est l'inventer. Je sais également juger les toreros sans forge, qui ne sont pas de véritables artistes, qui sont des hommes qui répètent ce que d'autres ont modelé. Pour que le toreo soit création, il est nécessaire de savoir s'arrêter. De retourner à la campagne, d'observer le taureau lorsqu'il est tranquille, presque absent. Il faut s'imprégner de lui et de tout ce qui l'entoure. L'artiste doit connaître ce que pense le taureau, ce que pensent les rivières, ce que pensent les arbres. Que deviendraient les hommes sans arbres ni rivières ? Les aficionados pensent que toréer signifie faire des passes avec les taureaux. Je me sens très loin de cela. Toréer, c'est parler avec le taureau, comprendre sa peur et savoir comment lui comprend la tienne. Je me sens prisonnier des règles si rigides qui limitent le toreo. Le temps me dérange, devoir en finir avec le taureau alors que j'apprends à peine à le connaître. Il se peut que les règlements soient nécessaires, mais je pense qu'ils sont faits pour ceux qui ne connaissent rien aux taureaux. Le taureau a sa vie irremplaçable et je n'aime pas qu'on le tue par routine. C'est pourquoi j'espace autant que je peux mes prestations. Je me respecte et je respecte le taureau. Dans les arènes, je souhaiterais qu'on m'accorde du temps, comme à la campagne. Parfois, lorsque je lis un vers ou un roman, j'imagine l'écrivain. Je le vois marquer une pause, chercher les mots qu'il ne trouve pas, et non partir en abandonnant la page, au contraire, chercher encore et encore, jusqu'à trouver la place dont les mots avaient besoin. L'entente, voilà ce qui est difficile. Il y a des taureaux avec lesquels le torero s'entend immédiatement. Ce n'est guère une question d'inspiration. C'est que le taureau est rapide. Or, certains taureaux mettent du temps à se lier. Comme ces mots que l'on ne trouve pas. Le travail d'écrire et celui de toréer ressemblent au métier de forgeron. Pour avoir une forge, il faut savoir être seul. L'artiste doit beaucoup réfléchir. Tout doit déjà avoir été pensé car, au moment de créer, la pensée reste en arrière et il n'a de temps que pour sentir. Je comprends les écrivains qui travaillent dans la solitude. Dans l'arène, on est seul aussi. Et lorsque le torero crée de l'art, il advient une chose étrange, nous sommes tous ensemble et nous sommes tous seuls. Je torée dans des arènes qui sont presque toujours combles. Je ne torée pas pour tous, mais pour chacun. Je sens, quelquefois, qu'une multitude de solitudes m'accompagne. Je sais alors que j'ai vraiment toréé. Il se peut que le secret d'écrire et de toréer tienne à la forge.
Traduit par Rauda Jamis. Publié dans le journal Libération le 18 mai 1988
j'ai emprunté à Daniel Polo cette photogaphie qui est la couverture du livre "Paco Ojeda torero d'époque" préface de jean Lichaire, textes de marius Gros, photographies daniel Polo.

9 commentaires:

Anonyme a dit…

avais-tu vu la mise en scène qu'en avait tiré didier carette ? j'avais eu la chance de"l'attraper" la seule fois de ma vie où je suis allé à montpellier.
un grand souvenir pour un grand texte.
extra de le ressusciter.

ludo

Anonyme a dit…

l'erreur est humaine,mais notre mechancete aussi...alors Marc avec ton talent pas de puerta cerrada.
bruno

Marc Delon a dit…

Bruno...comme d'habitude, je ne suis pas sûr d'avoir compris de quoi tu parles, alors je tente à l'aveuglette, ce qui me donne l'occasion de t'expliquer quelque chose :

Si par "puerta cerrada" tu veux dire que je ferme souvent la porte à tes commentaires, oui je confirme, car le plus souvent ni je n'en comprends le sens ni je n'en aime le ton. Certes, tu produis de l'animation et tu es une vedette ailleurs mais je n'ai moi, ni un blog d'actualité ni de polémique (et pourtant je peux être un trés chiant polémiqueur avec qui je ne suis pas d'accord... mais là, j'ai décidé qu'il s'agirait d'un espace différent pour ne pas doublonner)
Actualités et polémiques, CyR le fait depuis longtemps et mieux que je ne saurais. J'en suis fan et partage leurs opinions (merde tant pis, Terres Taurines n'annoncera pas mon blog... ou s'il l'a déjà fait je le remercie bôkû quand même, faut être poli dans la vie!)
Donc voilà, je vais effectivement me servir de ce petit pouvoir discriminatoire de ne passer tes commentaires (et ceux des autres !)que lorsqu'ils me paraitront sympas et intéressant...(en précisant que je peux trouver trés intéressant quelqu'un qui n'a pas la même vision que moi pourvu qu'il l'exprime normalement)
Ce qui t'indique au passage combien je ne suis pas rancunier hein, parce qu'à relire certains commentaires sur CyR, quand tu as vu que je te censurais tu n'as pas tardé à m'insulter... Or, on n'est plus au collège ! Allez sans rancune !
PS : petite mise au point au cas ou... Pour "la Forge" je n'ai aucun talent hein, c'est Paco Ojeda qui a écrit ça !

Marc Delon a dit…

Non ludo je ne l'ai pas vu, j'avais juste entendu Caubère en parler et plus tard j'ai assisté à une lecture faite par Montcouquiol

Victorina a dit…

merci pour ce texte, moi j'adore !!

emma a dit…

superbe!j'etais presente a la soiree de lecture la semaine derniere a nimes au restaurant IT,
j'adore vous lire chaque jour!
merci
Emma

Marc Delon a dit…

Merci Emma de tels retours enthousiastes sont encourageants ! On s'y verra sûrement le 4 alors ? Les peu nombreuses places y seront chères !

emma a dit…

A oui alors!!!!!!!je viendrai a 8h du matin devant si il faut mais j'aurai ma place!!!je ne veux rater ca pour rien au monde!!!!c'est mon reve de rencontrer Alain Montcouquiol,j'ai lu ses 2 livres que j'ai adoré,
je serais la a 100 pour 100!
olé torero!
Emma

Marc Delon a dit…

je comprends...un rêve accessible, c'est bien ! Moi je n'ai que des rêves inaccessibles... comme par exemple écrire un livre si beau, si drôle, si émouvant, qu'une jeune femme rêverait de me rencontrer : n'importe quoi ! Quasi-inaccessible... ;-)