lundi 19 janvier 2009

PASSER LA PEUR

"Ce qui m'a toujours fait le plus peur dans le toreo, c'est d'aller attendre le toro à la sortie du toril, parce que là, on ne maîtrise rien. La bête sort, et personne ne sait ce qu'elle va faire. Si elle s'arrête au moment où la cape est en l'air, Dieu sait ce qu'il peut arriver.Chaque fois que j'ai joué le tout pour le tout, je l'ai fait, parce qu'après cela, le reste me faisait moins peur. Certaines fois, en marchant vers la porte du toril, j'ai dû faire un grand effort pour ne pas me retirer ; j'aurais préféré être un chien des rues plutôt que de me retrouver à ma place."

Luis Miguel Dominguin




Si le mot le plus répandu du langage courant de la rue tauromachique n'est pas "couille" je veux bien qu'on me les coupe (les ongles). Tout ce qui porte habit de lumières les aurait hypertrophiées, mieux accrochées, plus remplies. Soit...
C'est l'idée communément répandue dans la populace des aficionados et il ne se trouve pas grand monde pour les désillusionner si ce ne sont les toreros eux-mêmes. Mais il faut attendre un peu ; qu'ils aient raccroché. Tant il est conflictuel pour celui qui incarne le courage absolu, de confier à ses fans les aléas d'un trouillomètre stagnant parfois dans les bas fonds. Dans ces territoires d'hommes ordinaires, admirateurs de principe pour conserver la possibilité d'une identification héroïque, aux vertus cathartiques avérées. Cela pourrait peut-être se mesurer comme le suggère Wolff dans le remarquable "Philosophie de la Corrida" à la qualité de l'aguante. L'homme a-t-il calmé sa tempête émotionnelle ? Reçoit-il la charge avec sérénité, la tête et le coeur descendus dans les talons, relaché et confiant ? Ou ne peut-il s'empêcher de faire ce petit pas qui rompt et entache chaque passe, ce pasito atras, révélateur de son désarroi ? Je n'ai finalement pas beaucoup de photographies illustrant la peur des toreros. La plupart proviennent des ruedos cérétan et Vicois comme celle choisie ci-dessus, d'une porta-gayola catalane périlleuse.


Il faut voir à quelle vitesse sortent les toros à Céret... Remarquez, on trompe mieux un toro lancé qu'un toro au pas. Mais il parait qu'agenouillé dans ce redondel-là, on a la vision d'une sorte de tremplin : on le voit arriver de loin, prendre de la vitesse, du volume, enfler dans le corridor jusqu'à en boucher la lumière et puis débouler comme un torrent de lave incandescente sur la terre et soudain les rotules tremblent et les ondes remontent par les cuisses, parasitant muscles et tendons, sidérant les nerfs moteurs et l'on voudrait se lever et fuir mais il est trop tard ; un tombereau de sauvagerie brute dévale sur le petit corps que vous a donné votre maman laquelle trouverait indigne cette gratuité d'exposition à la mort, tant elle a souffert pour vous donner la vie. Que peut-on penser alors dans cette grande solitude ?


- Hey ! Toro, hey ! Vois ma cape, vois ! A droite ! Passe à droite ! Putain il oblique pas, il me vient dessus ! il... WWouuuffff....


Sur la première photo, le novillero, par retrait du buste, a esquivé la frappe puis s'est enfin relevé. Le novillo lui, plus puissant que 80% des toros lâchement assassinés dans la plus écoeurante suavité, a instantanément pris la mesure du ruedo, l'habite tout entier, revient au triple galop, morillo hérissé d'où s'échappent des fumerolles évoquant la colère vaporisée des esprits de sa lignée. L'allure de sa charge est terrifiante de volume et de vitesse, si bien que personne ne rit quand le novillero renonce soudain à la première véronique, lâche sa cape et part en sprintant se réfugier derrière les barrières franchies en catastrophe une fraction de seconde avant que la corne droite ne traverse les planches avec une sècheresse inouïe. Il lui a été impossible d'aguanter. J'ai vu la pointe de la corne dépasser dans le callejon, il l'a dégagée en se tordant le cou, elle était intacte. Le mufle baveux cherche nerveusement sa cible au-dessus de la barrière, le jeune type est vert et songe à la proposition de l'entraineur de football de son village. C'était pas si con, avant-centre à Villamanrique de la Condesa, le pronostic vital n'était pas engagé, il n'y avait que quelques ecchymoses à récolter sur les tibias, et Incarnation restait à portée de caresse. Mais l'admirerait-elle autant ? Souffrirait-elle autant de l'absence ? Prendrait-elle à son retour autant de soins à choyer le corps meurtri de son héros ? Leurs retrouvailles sensuelles seraient-elles aussi "feux-d'artificielles" ? Toujours la même histoire : se sentir plus intensément vivant dans la conscience d'avoir échappé à la tragédie.


Dominguin à qui on demandait s'il avait peur, répondait : "pas trop". Traduction vraisemblable : oui, mais pas assez pour renoncer. C'est françois Zumbiehl qui a peut-être reçu le plus de confidences sur ce "mystère qu'ils viennent dire chaque après-midi" (Rafael el Gallo) dont il nous fait part dans "Des taureaux dans la tête" et dont je citerai ici ce qui a trait à nôtre sujet du jour, la peur.


Dominguin toujours :
"Personne ne connait ma peur parce que je ne la laisse pas voir. La peur et le courage sont des choses qu'il faut maîtriser le mieux possible. C'est comme un pneu : si on laisse le moindre trou, l'air se précipite, et le trou ne cesse de s'agrandir. Faites tout ce qui vous donne peur, si vous voulez paraître courageux, ou en tout cas dominer la peur. Pour être courageux, je dirais qu'il faut avoir peur d'avoir peur, ou avoir davantage peur d'autre chose : davantage peur du ridicule, du qu'en dira-t-on, de la prison, de l'avenir, dés lors qu'on sait qu'il n'y a pas d'autre solution dans la vie et qu'on ne peut plus reculer.


Pepe Luis Vasquez :
La peur tout court pèse beaucoup moins pour nous que le trac, la peur du ridicule. Elle est bien réelle cependant, et moi qui ai passé tant de temps dans ce métier, et qui ai souvent médité sur elle, je crois que cette peur est nécessaire. Elle nous pousse à faire fonctionner nôtre tête beaucoup plus vite. Le courage, naturellement, on le prouve dés l'instant où on supporte la vue du costume de lumières plié sur la chaise, et où on tient le coup jusqu'à l'heure de s'habiller au lieu de tout planter. Quant au trac, on vit avec lui jusqu'au moment de sortir dans l'arène ; après, tout s'évanouit. La peur est aussi importante que le courage. Ils se complètent : avec le courage seul, on bouscule la raison et on court à la catastrophe. Avec la peur seule, on arrive à rien, tout est bousculé. mais la peur disparaît quand on se livre totalement avec un animal qui est fait pour soi. La preuve en est que ceux, qui comme moi, donnent l'impression d'être peureux, sont blessés gravement quand ils se font prendre, sans doute parce que le plaisir est si grand qu'ils passent les bornes.On ne peut pas toréer en étant obsédé par la mort.En revanche, il faut avoir l'obsession de la vaincre avec intelligence et avec art. la question est d'abord de vaincre le toro, ce qui revient à vaincre la mort. Et si on l'a vaincue avec un toro allègre et savant, la beauté est complète.C'est la récompense de ces instants pénibles passés dans la chambre d'hôtel, lorsque le torero attend, comme un condamné à la peine capitale, les yeux fixés sur l'habit.


Antonio Ordoñez :
Les toreros ne vivent pas avec la peur collée au ventre. L'équation est simple : le toro ne blesse pas quand les circonstances font que cela n'arrive pas. Mais quand il blesse cela ne surprend pas non plus. Autre chose serait de se faire accrocher par un train! Il faut bien savoir qu'une blessure est presque toujours une faute professionnelle ; c'est l'homme qui s'est trompé. .... à présent quand je vais au campo, je ne torée jamais. Je n'ai pas peur de toréer, j'ai peur de ceux qui me voient ; j'ai peur de ne pas être bon, et qu'ils emportent de moi une image qui n'est pas la mienne.


Paco Camino :
L'inné dans le toreo, c'est le courage, la tête, qu'il ne faut perdre à aucun moment, et le sang-froid qui permet de faire les choses avec calme...


Santiago Martin El VITI :
Quand le danger ou la peur sont là, on peut certes s'appuyer sur la religion. Pour moi, je l'avoue, mon père m'a autant aidé, ou ma mère. Quand je m'écriais au-dedans de moi : "Aïe! ma mère!", je me souvenais vraiment d'elle. Ou quand il y avait un moment difficile à surmonter, je pensais à mon père que je n'aurais pas voulu faire rougir. J'étais piqué au vif à l'idée d'éprouver le jugement de ma famille, de mes frères, et il est possible que je pensais à cela plus qu'à Dieu, sans vouloir l'offenser.


Manuel Benitez El Cordobes, est le seul torero de ce livre qui n'y fait pas allusion. Le mot ne vient qu'une fois dans cette phrase :
"Un torero doit se faire décoiffer par ses toros, il doit s'essuyer la sueur du visage avec la serviette, et même le corps, qui a porté le poids du costume de lumières, de la peur, de la responsabilité."


Le reste de son discours est une suite de convictions assénées de son caractère entier et bien trempé, sans l'ombre d'un doute, un vrai discours de fauve, qui a reçu et donné des coups et peut-être qu'en face de lui, qui sait, c'étaient les toros, interloqués, qui avaient à "pasar miedo" en le voyant se transformer en grenouille bondissante.

6 commentaires:

Anonyme a dit…

Marc,

"Pour la plupart, elles viennent des ruedos cérétan et vicois"... Il n'est pas innocent que tu cites Céret et Vic comme plazas où les toros "font peur"... A la limite, on pourrait même en caractériser les arènes... avec les pulsions d'indultos qui vont - de plus en plus - aller avec: il y aurait, il y aura, des plazas où les toros font-feront peur, et les autres! Et, après tout, n'est-il pas logique qu'un toro "qui ne fait pas peur" finisse plus ou moins indulté?... Comme si la mort n'était que le dû au "brave", parce qu'il a fait peur!?...

A suivre?...

Bien à toi - Bernard

Marc Delon a dit…

la grâce comme honte à contempler toujours bien vivante et la mort comme honneur rendu aux braves... pas mal comme idée subversive !
Qui était un peu la normalité : les races non braves dans les près, les bravos à la corrida. Et les bravos "historiques" à l'indulto...
mais déjà que la foule se perd dans d'affreux contre-sens...

Anonyme a dit…

je fais reculer la mort à force de vivre, de souffrir, de me tromper de risquer de donner et de perdre. la peur est en adéquation inévitable avec le courage. c'est presque une relativité. c'est la relativité. Actuellement, la peur du ridicule tue beaucoup plus nos consciences que la peur de se battre pour nos convictions, nos passions.

Anonyme a dit…

"La haine est absente d'une corrida. N'y règnent que la peur et l'amour." Jean Cocteau
ce doit être ça....
isa

Anonyme a dit…

Isa,

C'est bien ce qu'au fond les "anti" en comprennent pas, que "la haine est absente d'une corrida", que nous n'éprouvons aucune haine vis à vis du toro, que la peur qu'il "nous" (même à nous assis sur les gradins parfois) inspire n'a pas pour réponse la haine, mais le courage - incarné pour tous et comme par délégation par quelques uns qui se vêtent de lumières que tous savent de pacotille certes mais aussi indispensable que l'inutile...

Bien à toi - Bernard

Anonyme a dit…

les "anti" corrida, je deviens accro aux commentaires de bernard , ne voyent pas la magie naissante du spectacle d'une corrida , il n'y a pas de "massacre" envers un toro mais un combat entre un homme et une bête . tous les artifices entourant ce spectacle ne font que rendre plus beau les gestes du torero - la corrida est une passion pour les aficionados alors pourquoi pas aussi les traiter de meurtriers ? ..... amicalement Maria -