lundi 26 janvier 2009

POURQUOI ALLEZ-VOUS VOIR LES CORRIDAS ?

Un Autre Monde
Paul Hermé
Imaginez un monde sans télé, ni cassettes vidéos, un monde qui n’avait rien de virtuel, le vrai, sans Internet, ni Playstation ou autres images préfabriquées à digérer à fortes doses… Un autre monde.
Celui de la réalité du terrain car de toute façon, nous n’avions pas d’autre choix. Nous étions au milieu des années cinquante et sans trop nous poser de questions, nous allions machinalement aux arènes comme au stade Jean Bouin ou au mazet pour taper dans un ballon, ramasser des figues ou jouer à la pétanque. Un rituel. Question de culture, de traditions, d’hérédité ou d’environnement…
Au quotidien, nos jeux étaient partagés dans la cour d’une école entre les osselets, le foot bien sûr, et les toros. Pas encore les filles, dont nous ignorions presque l’existence car la mixité et ses joies n’était pas encore à l’ordre du jour et de grands murs austères, pas moins hauts que ceux d’une prison, cloisonnaient impitoyablement les genres, séparant la communale en trois parties aussi distinctes qu’infranchissables… Déjà les trois tiers !
Sur le théâtre de nos exploits, les plus malins se débrouillaient en général pour toujours s’octroyer les meilleurs rôles, les trois matadors en premier lieu, au pire les banderilleros ou les picadors. Il n’y avait pas vraiment de hiérarchie établie, pas d’escalafón, tout était question de débrouille ou d’opportunité car ceux - moins dégourdis ou plus charpentés - qui restaient sur le tapis après leur distribution n’avaient plus qu’à se glisser dans la peau du toro, transformés illico en souffre-douleur sur lesquels s’acharnaient impitoyablement les diestros en herbe. D’ailleurs, les faenas s’achevaient souvent en pugilat et le fauve, dans un dernier sursaut d’orgueil, refusait souvent d’humilier à l’heure de vérité et osait même parfois se rebiffer pour infliger aux belluaires en culottes courtes la sournoise et perfide cornada qui demeurait l’unique moyen de riposte à sa disposition : aller cafter au maître ! Allez trouver un signe plus flagrant de mansedumbre !
Dans son rôle d’arbitre impartial et souverain, à l’instar du président d’une corrida, notre instituteur rendait un verdict sans appel. Faute de mouchoir blanc, c’était en fait de feuilles blanches qu’il s’agissait… sur lesquelles nous devions remplir à la récré suivante une centaine de lignes bien calligraphiées. Dans le pire des cas, la sanction pouvait tourner à la paire de baffes bien appuyées, voire au coup de pied aux fesses, selon l’humeur du président… ou l’état du cafard ! C’est pourquoi à la récré suivante, les cuadrillas étaient modifiées par la force des choses, seul le scénario et l’épilogue restant inamovibles.
A la maison, le soir, après les devoirs, il n’y avait guère plus à faire que de sortir la boîte de figurines en plomb où là encore, au milieu des footballeurs, des cyclistes ou des soldats, on retrouvait toreros et toros miniatures pour d’inlassables corridas virtuelles sans écrans, ni souris, mais avec un avantage considérable, celui de les faire évoluer manuellement selon notre gré et d’esquisser bien sûr des faenas d’anthologie. Quatre ou cinq fois dans l’année, nous prenions le chemin des arènes pour entrer de plain-pied dans une réalité qui ne pouvait que fasciner les gamins que nous étions devant cet apparat soigneusement entretenu où les ors et les lumières nous permettaient de recharger notre stock d’images jusqu’à la temporada suivante. Nous en prenions en effet plein les mirettes sans être à même de juger sur le fond les prestations des grands maestros de l’époque que Ferdinand Aymé alignait dans des cartels de rêve, tels Antonio Ordóñez, Luis Miguel Dominguín, Jaime Ostos, Julio Aparicio, Litri, Curro Girón, Chamaco… Mine de rien, et malgré notre incompréhension des subtilités techniques, nous nous imprégnions d’une atmosphère et d’un art que nous nous efforcions ensuite de reproduire à notre manière dès la récré du lundi matin… ce qui nous attirait de nouveau, évidemment, les foudres du président ! Mais la sanction était atténuée par l’effet pernicieux du virus qui progressivement nichait en nous et qui portait un nom reconnu de tous les spécialistes : l’aficion. Contre lui, aucun vaccin n’était efficace, d’autant plus qu’à la temporada suivante - on en était au temps des premières ferias nîmoises -, la même montée de fièvre réapparaissait, encore plus violente à l’âge de rentrer dans l’adolescence et de découvrir en parallèle d’autres plaisirs… C’était donc définitivement acquis, je serais aficionado. Et s’il pouvait encore subsister le moindre doute, un homme allait se charger à lui tout seul de les balayer d’un coup de revers de mèche : Manuel Benítez El Cordobès.
En 1963, j’avais alors quatorze ans, l’âge bête à ce qu’il paraît, et Manolo le rebelle allait rapidement devenir l’idole de toute une génération d’ados et de jeunes totalement subjugués par des attitudes parfois fantasques et provocantes qui, si elles ulcéraient les plus orthodoxes - que nous n’hésitions pas d’ailleurs à taxer de vieux cons -, nous ravissaient par leur arrogance et leur spontanéité. C’était aussi l’époque des spectaculaires abrivados d’ouverture avec des toros qui fracassaient la vitrine de Vélo solex ou qui étaient introduits dans la cour du lycée, des polémiques sur la vente des pétards et les heures de fermeture des bistrots, de la fontaine qui pissait le gros rouge devant la Mairie, des bandas navarraises. Par souci d’imitation, nos aînés faisaient les couillons, sans avoir à forcer leur talent, notamment sous la bannière de la glorieuse Peña Chicuelo II. Comble de la recherche vestimentaire, ils portaient des chemises…de la même couleur que leur boisson favorite qui s’étalait par mètres sur les zincs ! C’était aussi le temps où une musique venue de Liverpool faisait péter nos Teppaz, celui des ferias au Gitan ou dans les mazets qui allait rapidement nous faire glisser vers un mois de mai des plus agités, emportant dans sa frénésie la Feria de Pentecôte 68, carrément supprimée et remplacée ailleurs par d’autres combats…
Ce parcours d’aficionado allait se poursuivre au gré d’une trajectoire logique : la découverte d’une Espagne jusque-là imaginée et enfin offerte à ma curiosité, totalement fascinante et encore plus fascisante, envoûtante tout de même malgré la présence aux commandes d’un sinistre vieillard. La toile était définitivement tissée et malgré les aléas de la vie, plus rien ne pouvait contrarier ma condition d’aficionado. Les toros, avec tout ce qu’ils représentaient, étaient définitivement entrés dans ma tête. Avec eux, les virées pour aller voir toujours plus loin, la fête, l’amitié, l’émotion, la sensibilité, une certaine vérité, une façon de vivre et même de penser. Et puis par le biais de la plume, l’envie de s’investir un peu plus, sans autre prétention que de faire partager quelque chose qu’on aime à s’en rendre fada.
A l’orée du troisième millénaire où la vache a tendance à laisser libre cours à sa folie, à tel point que l’expression “Mort aux vaches !“ n’a jamais été autant d’actualité, espérons que les moins touchées continueront à nous donner de beaux toros pour la pérennité de la race. Car si en définitive, la tauromachie peut paraître à certains un peu surannée, irrationnelle même, voire intolérable, elle n’en reste pas moins exaltante dans un monde qui l’est beaucoup moins.
Un autre monde…

7 commentaires:

Anonyme a dit…

Je me découvre,suis un grand nostalgique ,et cela me prends aux tripes et peut etre vais je chialer..
Merci pour ce morceau de choix,
Ciao,je ramasse mes billes.

Anonyme a dit…

Le taureau a bon dos. Grâce à cette belle page littéraire, il porte le passé d’un homme, le nôtre, on pense à l’Histoire, à notre histoire, on idéalise comme il se doit, on pleurerait.
Gina

Marc Delon a dit…

C'est beau un Pablo Romero, hein...? Dire que le blanc là, il est venu manger dans ma main... j'étais resté sur la remorque quand même...

Anonyme a dit…

Question idiote.
S'agit-il de taureaux de Camargue ? Ils ont le corps horizontal, ceux-là.
Gina

Marc Delon a dit…

Oui Gina je confirme : question idiote ... ! sauf votre respect !!! Le taureau camarguais a le corps vertical comme la bête du gévaudan quand elle attaque un petit chaperon... Non, c'est bien qu'il n'y ait pas que des aficionados sur ce blog... Les "bious" camarguais ont surtout une implantation des cornes tout à fait différente, plutôt vers le haut et en forme de lyre. Et ne sont pas si gros !

Anonyme a dit…

Vous n'êtes que des barbares, le plus beau des textes sur la corrida ne s'écrit qu'avec du sang.

Soyez maudis !

Marc Delon a dit…

je crois qu'il faut un "T" à "maudits".